Partie III

Altaïs observait les flammes crépiter dans la cheminée, la tête appuyée sur la paume de sa main. L’absence d’Alexander commençait à lui peser, et il n’était plus aussi certain que l’avoir envoyé enquêter dans les couloirs du palais soit une si bonne idée. Il s’adossa plus confortablement contre le fauteuil… et un hoquet de stupeur lui échappa, attirant sur lui l’attention de la reine d’Indeya. Une grimace de douleur déforma ses traits fins lorsqu’il sentit une magie qu’il ne connaissait que trop bien s’insinuer dans son esprit. Ses doigts se crispèrent nerveusement sur les accoudoirs de son siège, tandis qu’une image traversait ses pensées avant de s’évaporer. Il blêmit, les yeux écarquillés par une peur sourde. Une brusque montée d’angoisse le poussa à se relever avec empressement.

— Altaïs ? l’appela Jade d’une voix secouée d’inquiétude. Que se passe-t-il ?

Il la détailla du regard un bref instant.

— Je… Pardonnez-moi, je dois vous laisser !

Il ne put faire que quelques pas avant qu’un homme vêtu de gris se dresse sur son chemin. Il s’immobilisa pour ne pas le percuter de plein fouet. Lorsque l’homme s’avança, il recula avec anxiété.

— Laissez-moi passer ! ordonna-t-il, l’air glacial.

L’homme ne répondit pas, mais il leva une main. Deux de ses doigts étaient tendus et tenaient un morceau de tissu tâché de sang. Sans un mot, l’homme contourna le prince et se planta devant la reine d’Indeya. L’étole poisseuse tomba dans les mains de Jade, et le soldat du palais fit volte-face, disparaissant aussi vite qu’il était apparu.

L’attention de la reine était comme happée par l’étoffe de lin teintée de rouge. Un rouge qui contamina peu à peu les doigts crispés de Jade.

— Qu’est-ce que c’est que… murmura-t-elle comme si elle était seule au monde.

Ses yeux s’agrandirent d’horreur, tandis que sa bouche s’ouvrait comme pour laisser échapper un cri silencieux.

— Non, dit-elle soudain, levant un regard voilé vers Altaïs. C’est l’œuvre de la reine Diane. Je ne sais pas comment elle y est parvenue, mais elle détient Gina. Et elle l’a blessée. Elle est en danger, et quelque chose me dit que vous l’êtes peut-être aussi, Altaïs.

Le prince jeta un bref coup d’œil en direction de la sortie de la grande salle de réception, avant de revenir vers Jade, empli d’hésitation.

— Qui est Gina ?

— Elle est importante pour… commença Jade, avant de s’interrompre abruptement. Elle est une importante figure du Palais des Lumières en Indeya, et en tant que reine, je dois m’assurer qu’elle est saine et sauve.

Altaïs pinça les lèvres, comme si chaque seconde qu’il passait ici lui coûtait.

— À quoi ressemble-t-elle ?

Jade lui jeta un regard circonspect.

— Eh bien, elle est grande, elle a la peau foncée et des cheveux noirs toujours en bataille. Pourquoi donc me demandez-vous cela ?

— Je crois qu’elle est retenue aux côtés de mon compagnon, laissa tomber Altaïs. Je les ai vus.

— Vous les avez vus ? répéta-t-elle, perplexe. Comment cela ? Où sont-ils donc ?

Altaïs grinça légèrement des dents.

— C’est compliqué. Disons que la magie de mon oncle lui permet de s’inviter dans mon esprit quand il le souhaite. J’ai seulement aperçu une image. Ils sont enchaînés dans une pièce sombre. Peut-être un cachot, mais j’en ai vu trop peu pour pouvoir en être certain.

— Voilà une charmante manière d’exercer la magie, commenta Jade dans une grimace de dégoût. Mais pourquoi donc votre oncle retiendrait-il votre ami ici ? Et quel serait le rapport entre votre ami et Gina, qui est sans nul doute entre les mains de la reine Diane ?

— Peut-être mon oncle s’est-il découvert des affinités avec la reine Diane, ironisa Altaïs. Cela fait longtemps qu’il cherche à me piéger, donc cela ne m’étonnerait qu’à moitié.

— Si votre oncle s’est allié avec la reine Diane, alors ce doit être une personne peu recommandable. Sans vouloir vous offenser, bien évidemment.

— C’est un euphémisme, marmonna Altaïs. Nous ne sommes pas en très bons termes, lui et moi.

— Et je suis loin d’être en bons termes avec Diane… ma mère, ajouta Jade dans un soupir de regret. Je crois qu’elle et votre oncle ont peut-être trouvé un terrain d’entente, à nos dépens. Et ce bout de chemise déchirée, ainsi que ce que vous avez vu me conforte dans l’idée qu’ils espèrent nous attirer là où sont retenus nos amis. Désormais, la question est : cela va-t-il fonctionner ?

Elle accompagna sa question d’une œillade lourde d’interrogations. Altaïs hésita pendant ce qui parut être une éternité avant de répondre à voix basse :

— Sans doute…

Sans plus attendre, il fit volte-face et se dirigea vers la sortie d’un pas vif. Dans son dos, les lèvres de Jade se fendirent dans un sourire éclatant alors qu’elle lui emboîtait le pas.

— Je suis bien d’accord avec vous, prince.

Altaïs coula un regard noir dans sa direction, mais ne ralentit pas.

***

— Il n’y a rien ici, constata Altaïs d’une voix glaciale.

Voix glaciale qui dissimulait l’angoisse qu’il tentait de réprimer depuis qu’ils avaient entamé leurs recherches, une heure auparavant. Jade les avait immédiatement guidés vers les cachots du palais des Ospales, mais dans la semi-obscurité des sous-sols, ils n’avaient découvert que des prisonniers gémissants. Pas la moindre trace d’Alexander ou de Gina. Encore moins de Diane ou d’Elaran. Y compris dans la grande cellule à l’écart plongée dans le noir, en bas des escaliers. Altaïs avait frissonné, assailli par de mauvais souvenirs. Jade elle-même lui avait parue étrange lorsqu’ils s’étaient arrêtés au bas des marches. Ses yeux paraissaient ailleurs, comme si elle voyait quelque chose derrière les barreaux, où ils n’avaient pourtant fait face qu’au vide.

— En effet, murmura la reine d’un ton absent. Pourtant, nous avons visité toutes les cellules, et les gardiens nous ont bien confirmé que personne n’était entré dans les cachots ce soir. Mais je connais les geôles du palais par cœur, il n’existe pas d’autre cellule.

— C’est étrange que nous soyons incapables de les trouver dans ce château, dans lequel vous avez pourtant grandi, répliqua Altaïs d’un ton acide.

S’il n’en montrait rien, son cœur lui semblait bien trop à l’étroit dans sa poitrine, et sa méfiance s’accentuait de minute en minute. Les cachots l’écrasaient, tout autant que l’absence d’Alexander et la sensation de le savoir en danger. Jade quant à elle semblait anormalement calme, comme si elle ne se sentait pas vraiment concernée.

— Nous sommes incapables de les trouver ici parce qu’ils n’y sont pas, tout simplement, répondit-elle avec une neutralité déconcertante. Je crois que la reine Diane les retient prisonniers dans un autre endroit, qui m’est peut-être inconnu. Et pourtant, elle nous a bien fait comprendre qu’elle veut que nous les retrouvions, alors…

Elle réfléchissait à voix haute, une main glissée sous son menton d’un air pensif, comme si elle était seule au monde.

— Vous m’en direz tant, la coupa Altaïs, les yeux plissés. Mon Protecteur disparaît peu avant notre rencontre, et vous m’entraînez dans un lieu où il n’est pas, vous qui devez pourtant connaître ce palais comme votre poche. Et je ne parle pas de votre mère…

— Je ne connais pas votre Protecteur, répliqua Jade dans un petit rire sans joie. Je ne vois pas bien en quoi sa disparition me servirait. De plus, dois-je vous rappeler qu’une personne qui m’est chère a également disparu ? Vous ne croyez tout de même pas que je me serais amusée à faire kidnapper Mademoiselle Gina juste pour vous faire croire en ma bonne foi ?

La reine d’Indeya se tourna vers Altaïs pour le dévisager.

— Si vous êtes du même acabit que votre mère ou que mon oncle, je ne vois pas ce qui vous en empêcherait. Et pour ce que j’en sais, c’est tout aussi probable que votre « bonne foi ».

Le corps de Jade se raidit de la tête aux pieds.

— Je vois. Et vous préférez partir du principe que je suis aussi coupable que ma mère. Je ne sais pas pourquoi votre oncle vous en veut autant, ajouta-t-elle en décrivant un pas menaçant vers Altaïs, mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’a peut-être pas complètement tort à votre sujet. Vous êtes bien moins charmant que vous en avez l’air.

Son regard vert s’illumina d’une lueur farouche, avant qu’elle ne recule subitement. Ses yeux s’éteignirent dans les ténèbres, comme si rien ne s’était passé. Altaïs n’avait pas bougé, son visage toujours aussi froid, jusqu’au moment où un rictus courba ses lèvres.

— Je ne souhaiterais à personne d’être en conflit avec lui. Mais jetez-vous donc dans la gueule du loup, vous découvrirez rapidement à quel point la chute peut être douloureuse.

Il fit un pas en avant, bien décidé à quitter les cachots.

— Ce fut un plaisir, Votre Majesté, la salua-t-il avec tout le sarcasme dont il était capable à cet instant.

Pourtant, il serrait si fort ses poings que les jointures de ses doigts fins blanchissaient à vue d’œil.

— Alors, vous abandonnez ? demanda Jade, amère. Vous laissez votre Protecteur sans défense entre les mains de votre oncle ?

Elle s’interrompit pour s’élancer à la suite du prince d’Aeldor.

— Je ne connais peut-être pas votre oncle, mais s’il s’est allié avec la reine Diane, alors je crois que je connais le genre de personne qu’il pourrait être. Si ma mère est sans aucun doute un monstre, votre oncle doit l’être tout autant.

Altaïs s’immobilisa, et tourna la tête à demi pour regarder Jade.

— Ne disiez-vous pas il y a un instant qu’il n’avait pas entièrement tort à mon sujet ? railla-t-il.

La reine lui offrit un sourire aussi brillant qu’une larme.

— Malheureusement, les monstres peuvent détenir une part de la vérité. J’ai bien compris que votre oncle en était un, et je ne doute pas un instant qu’il a été la source de votre souffrance. Mais quand je vois la facilité avec laquelle vous me jugez coupable, alors que vous ne savez rien de moi et que je m’efforce de vous aider, je vois que vous êtes vous-même loin d’être parfait. Cependant…

Jade fit quelques pas pour arriver à la hauteur d’Altaïs, et lorsqu’elle tourna la tête vers lui, son sourire grimpa enfin jusqu’à ses yeux.

— Moi, je veux croire en votre bonne foi. Et je crois qu’ensemble, nous pourrons peut-être vaincre deux monstres.

Altaïs la toisa pendant quelques longues secondes, avant de répondre d’une voix moins glaciale :

— Lorsque vous grandissez en sachant que personne ne vous viendra en aide, vous apprenez rapidement à n’avoir confiance qu’en vous-même. Et si j’avais écouté mon oncle, je serais persuadé que le seul monstre dans ce palais, c’est moi. Mais… Vous avez raison, je me laisse aveugler par ce qu’il m’a inculqué. Je suis prêt à vous faire confiance, Jade.

— Et je vous en remercie, Altaïs. Nous sommes peut-être descendants de monstres, mais c’est justement cela qui nous permettra de les comprendre. Et de savoir où ils peuvent bien détenir nos amis. Venez, l’appela-t-elle en pressant le pas. Quittons ces geôles de malheur.

— Il n’y a pas de donjons ici ? Cela peut souvent remplacer un cachot…

— Il y en a, en effet. Mais nous sommes passés devant un peu plus tôt ; ils étaient ouverts, et vides. Il n’y a pas de torture sans la présence de la reine… de ma mère. D’ailleurs, continua-t-elle, son regard se perdant dans le vague, cela m’étonne qu’elle utilise une autre salle éloignée des geôles. D’ordinaire, elle est très attachée au fait que les autres prisonniers entendent les martyres de leurs co-détenus. « La terreur est mère de discipline », comme elle me le disait.

Sa voix n’était plus qu’un chuchotement lorsqu’elle termina, ses yeux rivés sur le sol de pierre.

— J’imagine que même les bourreaux aiment se retrancher dans leur jardin secret de temps à autre, ironisa Altaïs, l’air sombre.

Alors qu’ils atteignaient enfin le hall austère du palais des Ospales, Jade hocha la tête, avalée dans ses pensées.

— Oui, vous avez raison. Même la reine Diane doit entretenir son jardin secret…

Soudain, elle pivota vers le prince, et ses yeux perçants se posèrent sur lui.

— Oui, le jardin secret, répéta-t-elle, un grand sourire déchirant ses lèvres. Bien sûr ! Comment ai-je pu l’oublier ? Vous aviez raison, Altaïs, j’ai un instant oublié que je connaissais ce château comme ma poche.

Cette fois-ci, son regard fut traversé par un éclair de détermination.

— Suivez-moi. Je sais où sont retenus Alexander et Gina.

***

Altaïs et Jade couraient à s’en déchirer les poumons dans les dédales des couloirs obscurs du palais. La reine d’Indeya les avait guidés à travers des pièces qui semblaient inusitées, et ils avaient monté plusieurs escaliers, tous situés aux quatre coins du château des Ospales. La bâtisse était un vrai labyrinthe.

Arrivés au troisième et dernier étage, Jade stoppa sa course devant de hautes portes en bois d’ébène. Elle fixa la poignée pendant de longues secondes, avant de prendre une inspiration.

— C’est ici, haleta-t-elle entre deux respirations saccadées. Préparons-nous. Des soldats nous attendent peut-être juste derrière.

— Dans ce cas, je vous suggère de vous placer derrière moi, répondit Altaïs, les sourcils légèrement froncés.

Jade lui offrit un hochement de tête reconnaissant avant de se glisser derrière la silhouette du prince. Altaïs s’avança prudemment vers les portes noires et actionna la poignée avec grande précaution. Les battants de bois cédèrent dans un grincement assourdissant, pour révéler une large pièce étrangement sobre et vide.

Avec un petit soupir de soulagement, Jade se plaça sur la droite d’Altaïs et balaya la pièce d’un regard acéré. Tout était comme dans ses souvenirs ; le lit blanc, le petit boudoir, le paravent de chêne cachant la baignoire. Les meubles, les murs et les sols étaient tous d’une clarté aveuglante.

Et en face du lit à baldaquin, une petite porte ivoire qui avait longtemps hanté ses rêves. La reine se dirigea vers elle sans hésiter et fit signe à Altaïs d’être sur ses gardes. Ce dernier comprit la demande silencieuse et devança à nouveau Jade, ouvrant la porte d’une poigne nerveuse.

Cette fois-ci, la porte ne dévoila pas une chambre, ni un bureau, mais une petite pièce circulaire habillée uniquement de plantes. Toutes de différentes tailles, de différentes couleurs. Certaines étaient en pot, d’autres semblaient prendre leurs racines directement dans la terre qui grignotait le sol. Un bruit apaisant d’eau qui s’écoule joyeusement provenait d’une petite fontaine, sculptée dans la pierre.

Jade parcourut le petit jardin des yeux tandis que ses pas se faisaient hésitants.

Puis, un cri rauque déchira le calme.

La reine se tourna brusquement vers Altaïs, les yeux écarquillés, tous sens en alerte.

— Je le savais, chuchota-t-elle avec urgence. Ils sont là, juste derrière.

Altaïs resta silencieux un bref instant, mais son teint était plus pâle.

— Que suggérez-vous ? demanda-t-il d’une voix blanche. Nous n’allons pas attendre ici que les choses se tassent.

Jade décrivit quelques pas tremblants vers une porte de fer étouffée par le lierre grimpant.

— Ils nous attendent, répondit-elle doucement, mais peut-être pas si tôt. Nous bénéficieront sans doute d’un effet de surprise mais il ne durera pas longtemps. Et ils ne seront pas seuls. La reine Diane sera protégée par son bourreau, et votre oncle possède une magie puissante, n’est-ce pas ?

Altaïs pinça les lèvres, le regard voilé.

— En effet. Je peux sans doute mettre la reine Diane et son bourreau hors d’état de nuire, mais je serai probablement impuissant contre mon oncle.

— Je vois. Et si vous concentriez vos premiers efforts sur les liens qui entravent Alexander et Gina ? Gina n’exerce peut-être pas la magie comme vous, mais elle a une vivacité hors du commun. Et votre ami, pourrait-il utiliser sa magie ?

— Il pourrait, oui, mais nous ne savons pas dans quel état nous les retrouverons tous les deux…

Jade baissa les yeux, ses lèvres se tordant dans une grimace de défaite.

— Vous avez raison.

Soudain, les yeux pâles d’Altaïs parurent s’éclairer.

— Cela dit, j’ai peut-être une idée, mais j’aurai besoin de votre aide, et surtout de votre courage.

Jade lui offrit un sourire resplendissant.