Accompagné des grincements habituels de son lourd vélo, le facteur était au milieu de sa tournée. Il avait déjà traversé trois lieux-dits, et il lui restait la ville. Il remit une lettre dans chacune des deux fermes sur le chemin, et il s’arrêta au moulin des Leroy. Le colis était sans doute des livres vu la forme et le poids. Il officiait depuis peu, il venait d’être engagé. Mais avait déjà son idée sur les occupants du moulin, et en particulier leurs deux molosses. Le premier jour où il avait livré ici, il avait eu une peur bleue en voyant les deux chiens s’élancer vers lui toutes dents dehors dès qu’il avait mis un pied dans le jardin. Il n’avait, à son avis, dû son salut au seul fait que le gamin ait rappelé ses chiens avant qu’ils n’arrivent à lui.
Cette fois-ci, il resta prudent comme le lui avait conseillé le tenancier du café et attendit patiemment devant la cloche après l’avoir tirée, sans s’avancer. Il vit les chiens de loin, qui semblaient trouver cette distance suffisante vu qu’ils ne s’étaient pas jetés sur lui.
Monsieur Leroy finit par sortir du moulin et s’avancer vers lui en marchant lentement. Il trouvait sa démarche étrange, presque mécanique, ce qui renforça son malaise.
— Bonjour Monsieur Leroy ! lança-t-il finalement quand il fut arrivé à sa hauteur. Belle journée, n’est-ce pas ?
Il se sentait un peu plus en sécurité maintenant que le maître de maison était là, aussi voulait-il engager la conversation. Un facteur se doit de connaître les gens de son périmètre d’action, et de savoir le plus de choses possibles sur eux. Du moins c’est ce que pensait ce facteur.
— Oui, belle journée.
— Un colis pour vous, fit-il en tendant le paquet à son interlocuteur. Encore des livres ?
— Oui, des livres.
— Ce n’est pas la première fois que je vous en apporte, vous lisez beaucoup ?
— C’est pour mon fils.
— Le petit là-bas ? Il lit déjà ?
— Il apprend.
— Ah… D’accord.
— Bonne journée, fit Monsieur Leroy en tournant les talons.
La tournée continuait en ville. Il vit notamment Madame Blanche qui attendait une lettre de ses enfants (ils habitaient à Paris et devait lui raconter la dernière exposition qu’ils ont vu), Madame Petitjean pour son magazine de couture (elle faisait une robe pour sa fille), le photographe pour du matériel (il guettait toujours un scoop mais désespérait un peu).
Sa sacoche était presque vide quand il s’approcha de la maison des De Vermeil. Il n’avait rien à leur apporter, ce qui l’arrangeait parce qu’il ne les trouvait vraiment pas sympathiques. Néanmoins, il jeta mécaniquement un oeil à l’entrée, par habitude. Il s’arrêta net lorsqu’il remarqua une fenêtre cassée, au rez-de-chaussée. S’avançant prudemment, il cru voir du sang sur les éclats de verre.
— Tout va bien ? cria-t-il vers la fenêtre.
Seul le silence lui répondit.
— Je vais entrer, annonça-t-il en allant vers la porte.
Il hésita quelques instants, et appuya sur la poignée. Il regretta plus tard que la porte ne soit pas verrouillée.
La porte s’ouvrit sans bruit. La première chose que le facteur vit fut un couteau, sur le parquet ciré. C’était un grand couteau, pour couper les gigots ; du sang séché tachait la lame.
Au bout du manche, une main était toujours serrée. Mais au bout de la main, il n’y avait rien ; le poignet était sectionné net.
Un cri était coincé dans la gorge du facteur. Toujours sur le sol était étendue une forme, qu’il finit par reconnaître comme Madame De Vermeil. Son corps était désarticulé comme si elle était tombée de haut. Elle fixait toujours le plafond de ses yeux vides. Comme dans un cauchemar, son regard alla ensuite vers l’escalier en face de lui. Il reconnut deux des enfants De Vermeil qui s’étaient vraisemblablement battu à mort. Dans le corridor à gauche, deux autres corps. Il vit un sixième cadavre à droite, dépassant de la porte de la salle à manger.
Enfin son cri se libéra et tout le quartier entendit le hurlement du facteur.
Et exactement oui !
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