— Emile ! s’écria Marthe. Il faut le faire partir tout de suite !
Elle était livide, ce qui faisait encore plus ressortir ses cernes marquées sous ses yeux exorbités.
— Qu’est-ce que tu veux que l’on fasse ? s’énerva François. La police ne veut plus entendre parler de nous et ces monstres sont insensibles aux balles ! Tu veux finir comme Robert ? Ou les De Vermeil ?
— Je m’en fiche. Je trouverai un moyen. Il est hors de question que je perde un autre de mes enfants.
Sur ces mots, elle tourna les talons et courut vers la grille d’entrée du domaine. Les deux hommes ne réagirent pas tout de suite. François finit par lâcher un juron et s’élancer à sa poursuite, suivit d’André tant bien que mal.
La route était longue jusqu’au moulin. Marthe s’arrêtait de courir de temps en temps pour reprendre son souffle, mais malgré cela les autres ne la rattrapèrent pas. Ils criaient son nom, lui suppliaient de ne pas faire de bêtise. Ils faillirent la perdre de vue plusieurs fois, mais faisaient leur possible pour suivre le rythme, François malgré son asthme et André malgré son manque flagrant d’exercice.
Ils étaient au bout du chemin quand ils la virent pénétrer dans le jardin du moulin, puis disparaître dans la maison. Ils furent un tout petit peu rassurés de ne pas entendre aboyer les chiens, ce qui devait signifier que la maison était vide et qu’ils disposaient d’encore un peu de temps pour faire entendre raison à Marthe.
Ils la retrouvèrent debout dans la cuisine, les bras ballants.
— Marthe ! Il faut rentrer en ville. Tout de suite, dit fermement François après avoir repris son souffle.
Elle eu les yeux fuyants quelques secondes et François cru qu’il avait gagné. Mais elle se ressaisit et planta son regard dans le sien au travers de ses lunettes en demi-lunes.
— Je ne partirai pas d’ici sans Emile. Partez si vous voulez, je ne bouge pas. Je vais voir à l’étage si je peux trouver quelque chose d’utile en les attendant.
Elle sortit de la pièce sans un regard, et alla à l’étage. Les deux hommes se regardèrent, hésitants. François ne savait pas quoi faire. Il était complètement dépassé par les évènements et ne savait plus exactement comment il en était arrivé là. Mais si, le scoop ! Il pesta contre lui-même en réalisant qu’il avait laissé son sac contenant son appareil photo au domaine brûlé, mais qu’il avait encore la pelle dans les mains. S’il s’en sortait ce soir, il arriverait peut-être à faire un article, avec les corps trouvés là-bas. Si seulement il pouvait faire une photo des monstres ! Ils résistaient aux balles, mais résisteraient-ils au feu ? En voilà une bonne question. Il balaya la pièce du regard, fouilla un peu et dénicha une boite d’allumette ainsi qu’une bouteille d’alcool. Peut-être s’en sortirait-il avec ça.
André l’avait regardé faire sans rien dire, l’air totalement perdu. Il finit par monter à l’étage essayer de convaincre Marthe de partir.
— André ? fit Marthe. Viens voir, je suis dans le bureau. Regarde, il y avait ce carnet dans les bibliothèques. Il a attiré mon regard parce qu’il n’est pas du tout de la même taille que les encyclopédies à côté, et fait intéressant, la couverture est partiellement brûlée.
— Marthe, s’il-te-plait, on peut encore rentrer chez nous…
— Hors de question. Pas sans Emile. Et puisque la ville n’est plus sûre, demain à la première heure je l'amènerai chez une ancienne élève à Paris. Elle me doit un service, elle pourra s’occuper de lui en attendant une meilleure solution.
— Marthe, ils vont nous tuer…
— Regarde ce que dit la première page : Carnet d’expérimentations du docteur Alban Leroy, 1916. Je n’arrive pas à saisir exactement de quoi ça parle, mais il est souvent fait mention d’étoiles et il y a des schémas de constellations.
— Tu as trouvé quelque chose ? demanda François en entrant dans la pièce, sa curiosité soudainement ravivée.
— Ecoutez ça. 12 mai 1916 : première tentative d’homoncule échouée. Une forme humanoïde s’est bien formée dans l’alambic, mais je la trouvais bien faible. Nous avons commencé à la nourrir avec du sang, mais il a cessé de donner signe de vie au bout d’une semaine. Je préparerai un nouvel alambic demain avec un alcool de meilleure qualité et un ingrédient principal de ma propre provenance. Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Comment ça un homoncule ? demanda François. Continue.
— 21 août 1916 : deuxième tentative d’homoncule échouée. Celui-ci était plus robuste mais a dépéri au bout de deux mois de nourrissage. Nous allons essayer de maintenir une température plus élevée pour le prochain. Nous avons absolument besoin d’un, voire deux homoncule pour notre grand projet. Le temps presse. C’est décidé, demain je lance deux alambics pour augmenter les chances de réussite. Après c’est gribouillé, je n’arrive pas à lire… Là il parle de la position des étoiles, j’ai l’impression qu’il cherche une date d’alignement ou quelque chose comme cela… 03 mai 1919 : les deux homoncules sont une réussite. Nous commençons leur éducation. Encore des cartes du ciel, des calculs… 15 juin 1919 : nous avons tout ce qu’il faut pour initialiser le grand projet. Les astres seront alignés et nous avons préparé notre elixir de poussières d’étoiles. Cela aura lieu cette nuit au milieu du cercle de pierres levées. 16 juin 1919 : tout s’est déroulé comme prévu. Dans neuf mois, nous Lui permettront de venir sur cette Terre, et nous serons prêts à le servir. Encore des schémas… Une sorte d’inscription complexe avec des bougies à disposer en cercle… 9 février 1920 : notre enfant est né ce matin. Nous ferons la cérémonie cette nuit à minuit pour Le faire vivre dans notre enfant à jamais. L’opération n’est pas sans danger, et si quelque malheur devait nous arriver, les homoncules ont pour consignes de sauver ce carnet et l’être suprême, et prendre soin de lui et le servir tout le temps qui sera nécessaire. Ils sont capables de créer des gardiens mineurs par eux-même si besoin. Ils le feront. Les autres pages sont blanches.
Un silence tomba sur la pièce, juste interrompu par le grincement régulier de la roue du moulin.
— Alors Emile… il n’est pas humain non plus ? finit par demander André, disant tout haut ce que tout le monde pensait tout bas.
— Ce n’est pas possible… murmura Marthe, le carnet toujours ouvert entre les mains.
Tous sursautèrent au bruit d’une porte qui claque et de pas précipités dans l’escalier. François se campa à l’entrée du bureau, sa pelle rouillée dans les mains, prêt à se défendre.
— Quoi ? Mais qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Emile, étonné.
— Tu es tout seul ? le coupa sèchement François.
— Quoi ?
— Monstre ! cria André, complètement paniqué.
A ce moment-là, plusieurs choses se passèrent simultanément. Emile lança un cri strident, et se roula en boule dans un coin de la pièce. Les intrus ressentirent une violente vague de froid ainsi qu’une décharge électrique tout le long de leur colonne vertébrale. Leurs oreilles se mirent à siffler. Des pensées s’imposèrent à eux.
— Si cette catin de professeure ne faisait pas une fixette sur ce gamin débile, je serais en sécurité, tout est sa faute, pensa François.
— Je n’ai jamais eu confiance en cet empaffé de barman, pensa Marthe. A tous les coups, les rumeurs disent vrai ; sa femme ne l’a pas quitté au bout de six mois de mariages, c’est lui qui l’a tué. J’en suis sûre maintenant. Meurtrier !
— C’est à cause de ce jeune blanc-bec qu’on a été embarqués dans cette enquête, et que mon bon vieux Robert a perdu la tête. Sa faute ! A cause de son ambition et de sa curiosité morbide ! pensa André.
Il se rua sur la pelle que François tenait encore, et la lui arracha des mains. Le photographe se retourna, surpris, et eu juste le temps d’esquiver un coup de pelle qui visait sa tête.
— Mais qu’est-ce que tu fais André ! Arrête ! cria-t-il.
Marthe reprit ses esprits et commença à comprendre avec effroi ce qu’il s’était passé chez les De Vermeil. Ils s’étaient bien entretués. Elle traversa la pièce en contournant les deux hommes qui se battaient et s’agenouilla aux côtés de l’enfant.
— Emile ! C’est moi, professeure Marthe. Je ne te veux pas de mal. Je veux t’aider. Tu m’entends ?
L’enfant pleurait et elle entendait des bruits de lutte derrière elle. Elle tendit la main vers Emile, se voulant rassurante.
— On ne te veut pas de mal. On s’inquiétait pour toi. Ca t’est déjà arrivé une fois, n’est-ce pas ? A la Saint-Jean ? Tu avais compris que ton ami se faisait battre ?
Il finit par la regarder dans les yeux, l’air encore apeuré. Elle entendit un bruit d’os brisé suivi d’un cri derrière elle.
— Ce n’est pas ta faute. Tu ne savais pas ce qui allait se produire, pas vrai ? Emile, écoute-moi. Je suis sûre que tu peux te contrôler. Nous sommes tes alliés. Comme tes parents. Ecoute-moi.
Il ne pleurait plus et prit sa main. Le silence était retombé sur le moulin. Elle se retourna ; André était à genoux, l’air sonné. Devant lui, François était au sol, tenant fermement son bras droit contre lui dans un angle étrange, avec une expression de douleur sur le visage. Et à la porte, Monsieur et Madame Leroy la regardaient, en silence.
Contente que ce ne soit pas trop prévisible mais que ça n'ait pas l'air de sortir de nul part non plus :)