Le lendemain après-midi, François était toujours en train d’éplucher les carnets de Mademoiselle Fleur, ce qui était une tâche répétitive et fastidieuse. Les considérations météorologiques laissaient place aux menus de chaque journées, puis aux futilités de la vie quotidienne. Qui partait où, quel enfant allait à l’école, était malade, se chamaillait avec ses frères et soeur. Une vie de famille normale, à quelques détails près.
Des marques-pages étaient disséminés ça et là dans les différents carnets, aux endroits qui sortaient de l’ordinaire. Tout d’abord, ils marquaient les passages où la cruauté des parents envers leurs enfants était évidente, à l’occasion de punitions pernicieuses et attitudes méprisantes. Madame De Vermeil allaitait ses enfants au minimum et refusait de les prendre dans ses bras pour les consoler ; c’est Mademoiselle Fleur qui réconfortait les enfants. Les enfermements dans la cave et les coups de ceinture était fréquents lorsque les parents étaient contrariés, ce qui arrivait aisément. Lorsque l’aîné eut une dizaine d’années, il se mit à s’en prendre assez sérieusement à son plus jeune frère, Marcel, alors âgé de deux ans. Les années suivantes n’arrangèrent pas la situation.
Les marques-pages indiquaient également d’autres évènements, plus mystiques. Des mots surpris en langues étranges, des gris-gris trouvés à droite à gauche, des inscriptions au charbon sur les bras de Monsieur De Vermeil. Puis une dispute à propos de petits animaux morts ramenés dans la cave par Hector, alors âgé de treize ans, peu avant leur départ. Enfin, une discussion entendue par hasard, dont François fit la lecture à ses compères :
Mardi 7 mai 1918 : aujourd’hui, le petit Victor a fait un cauchemar à sa sieste de l’après-midi, ce qui a provoqué la colère de sa soeur. J’ai dû le bercer pendant plus d’une heure avant que la situation ne se calme. J’étais encore dans sa chambre lorsque j’ai entendu une étrange conversation dans le couloir. Madame et Monsieur parlaient d’un voyage à venir en Louisiane. Monsieur disait qu’il avait rencontré quelqu’un, une sorte de spécialiste vaudou si j’ai bien compris (je ne sais pas ce que c’est), et qu’il leur faudrait changer leurs plans et changer de destination, parce que ce monsieur habitait au Pérou. Ils parlaient d’amener les enfants. Je ne savais pas qu’ils comptaient partir en voyage, surtout pour des destinations aussi lointaines. Que veulent-ils faire là-bas ? Et pour combien de temps ? Je ne veux pas perdre mon emploi, je n’ai rien d’autre.
— Du vaudou ? réagit Robert en se grattant le menton. Ca me dit quelque chose…
— J’ai déjà lu quelque chose là-dessus, répondit François en fronçant les sourcils. Un documentaire dans je ne sais plus quel magazine… Qu’est-ce que c’était déjà ?
André et Marthe n’avaient pas la moindre idée de ce que cela pouvait être. Ils observaient les deux autres en espérant qu’ils se souviennent de quelque chose.
— Ah oui ! s’exclama le photographe. Un reportage sur un sorcier vaudou, en Louisiane, qui avait redonné vie à un mort. Le macabé n’avait plus de conscience et était totalement contrôlé par le sorcier.
— Ce n’est pas possible, dit Marthe en frissonnant.
André n’était pas rassuré non plus, les défunts devaient rester morts, un point c’est tout.
— Ce n’est pas tout, continua François. Il était aussi dit qu’il pouvait lancer des sorts contre ses ennemis à l’aide d’une petite poupée et d’une mèche de cheveux de la victime. Il plantait des aiguilles dans la poupée, et la personne visée ressentait la douleur comme si elle était elle-même transpercée…
— Et les De Vermeil auraient voulu rencontrer une personne comme ça ? répondit Robert. Et rester cinq ans à ses côtés ?
— Est-ce que c’est vraiment étonnant ? rebondit Marthe. Ils étaient déjà intéressés par la sorcellerie en France.
Ils se séparèrent peu après dîner, n’ayant que peu avancé. Ils s’étaient donné rendez-vous le lendemain midi pour chercher d’autres pistes, ils avaient toute la nuit pour y réfléchir.
Marthe rentra chez elle à pied, l’air distrait. Le soleil était bas dans le ciel, et la chaleur étouffante de la journée était quelque peu dissipée. La professeure de musique ne savait plus très bien où elle en était. Son affection pour le petit Victor l’avait poussée à s’associer avec ces étranges comparses qu’elle ne côtoyait que peu avant, afin de démêler la vérité. Mais y avait-il vraiment une vérité à démêler ? Peut-être les de Vermeil étaient tout simplement foncièrement mauvais, obsédés par la magie noire, jusqu’à en devenir fous et s’entre-massacrer. Peut-être ne fallait-il pas chercher plus loin, malgré l’étrangeté de la situation et l’incompréhension générale. Peut-être était-elle trop bornée pour accepter cette réalité et cherchait-elle absolument une autre explication, quelle qu’elle soit, pour avoir quelque chose d’autre à dire à Victor quand il se réveillerait. S’il se réveillait un jour.
C’est sur ces sombres pensées qu’elle tourna la clef dans la serrure de la porte arrière de son école, et qu’elle pénétra dans l’obscurité de son sanctuaire. Après une douche rapide et un grand verre d’eau, elle s’installa dans son fauteuil le plus confortable de son petit séjour et reprit sa lecture en cours. Au bout de quelques pages, elle dut se rendre à l’évidence qu’elle n’avait pas du tout la tête à ça, qu’elle relisait en boucle le même passage et qu’elle n’avait rien retenu du tout. Un objet brillant attirait sans cesse son attention à la limite de sa vision ; le briquet, retrouvé dans la maison des De Vermeil, qui la narguait depuis sa table basse. Leur incapacité à déduire l’identité de son propriétaire la frustrait particulièrement. Et si c’était la clef ?
Abandonnant sa lecture, elle posa le livre sur la table et se saisit du briquet. Le faisant distraitement tourner entre ses longs doigts délicats, son regard s’accrocha à nouveau sur les initiales A. L. Elle s’immobilisa soudain ; elle venait d’avoir un doute.
Serrant le briquet dans sa main, elle se précipita dans son bureau. Saisissant prestement un gros dossier marron, elle l’ouvrit et tourna les nombreux feuillets qui le composait jusqu’à la lettre L, jusqu’à la fiche d’Emile. Elle parcourut rapidement les différentes informations sur son élève avec le visage crispé et les sourcils froncés, jusqu’aux noms des parents : Lucie Leroy et Alban Leroy.
De nouveau, Marthe s’immobilisa, dans son bureau plongé dans la pénombre, le dossier ouvert dans ses mains. Elle répugnait à l’idée qu’Emile ait quoi que ce soit à voir avec le drame, de près ou de loin.
Peut-être que Monsieur Leroy avait rendu une visite de courtoisie aux De Vermeil peu de temps avant, étant donné que leurs enfants étaient amis ? Cela paraissait peu probable au vu du caractère renfermé des De Vermeil et celui quelque peu décalé de Monsieur Leroy. C’était un homme gentil et attentionné avec son fils, et il semblait mettre un soin particulier à être poli, mais il avait une manière bien à lui de ne pas faire exactement comme on en attendait de lui. Marthe ne l’imaginait pas se rendre au domicile des parents d’un ami de son fils pour faire connaissance avec eux. Il semblait trop timide pour cela. Mais comment avait-il pu perdre son briquet, s’étaient-ils battu ? Etait-il présent le soir fatidique ?
Ce furent les questions qui revinrent le plus le lendemain midi au sein du petit groupe. En l’absence d’autres pistes, ils décidèrent de surveiller les époux Leroy dans les jours voire les semaines qui suivaient, afin de mieux les connaitres et peut-être déterminer s’ils étaient suspects. André était coincé au bar quasiment tout le temps, donc il s’engagea à être plus que jamais à l’écoute des rumeurs, en particulier celles qui concernaient la famille. François et Robert étaient plus libres de leurs mouvements, aussi s’organisèrent pour se relayer à l’observation des Leroy. Ils décidèrent de se poster dans le bois un peu en hauteur au nord du moulin pour observer leurs aller-retours. Quant à Marthe, elle allait essayer d’interroger le petit Emile sur ses parents à son prochain cours de musique, et essayer d’en savoir plus sur leur relation avec les De Vermeil.
Robert commença l’observation l’après-midi même. Déterminé, il emporta une paire de jumelles, sa montre, un carnet et un stylo pour noter tous les détails qui pourraient être utiles au groupe, sa flasque de whisky et son revolver. Il suivit le chemin un temps, puis se mit au couvert des bois pour ne pas être vu avant de trouver son point de surveillance idéal ; un tronc renversé et en décomposition au travers duquel il avait une bonne vue sur le moulin et son jardin.
Il était un peu plus de quatorze heures et Emile était déjà dans le jardin, en train de courir derrière un de ses chiens. Ensuite il s’allongea sur l’herbe et Robert dû sortir les jumelles pour voir ce qu’il faisait. L’enfant était en train de dessiner en s’appliquant, l’air concentré, tandis que ses chiens étaient assis de chaque côté. C’est seulement à ce moment-là que Robert remarqua une silhouette à une fenêtre du rez-de-chaussée, parfaitement immobile. Madame Leroy, complètement inexpressive, observait elle aussi son fils.
Robert passa les heures suivantes à alterner ses jumelles entre l’enfant qui jouait sans se fatiguer et Madame Leroy qui ne bougeait pas d’un pouce à la fenêtre, jusqu’à ce que celle-ci disparaisse pour réapparaitre quelques secondes plus tard à la porte d’entrée. Elle dit quelque chose à son fils, mais Robert ne l’entendit pas ; le vent n’était pas dans le bon sens et sa cachette était entourée d’oiseaux bien occupés à faire le plus de bruit possible. Vu l’heure, seize heure trente pile, et l’énergie que mis Emile à rentrer dans le moulin le plus vite possible, il supposa qu’il était l’heure de goûter pour l’enfant. Cela se confirma une quinzaine de minutes plus tard quand le petit sortit en trombe de la maison pour continuer à jouer. Robert ne fut pas étonné de voir que Madame Leroy était retournée à son poste derrière la fenêtre.
La flasque de Robert était presque vide quand l’enfant rentra dîner à dix-neuf heure trente, et il ne se passa plus rien pendant un long moment. Avec François, ils s’étaient dit que ce serait intéressant de rester jusqu’à minuit, au moins les premiers jours, pour voir s’il y avait quelque chose de louche. Il commençait à avoir sérieusement envie de se trouver dans son lit quand il vit Monsieur Leroy sortir de la maison. Il faisait nuit, il avait une bougie dans une main et une sorte de plumeau noir dans l’autre. Ensuite, Robert ne comprit pas trop. Monsieur Leroy se rendit d’un air décidé à plusieurs endroits précis du jardin et fait de grands gestes avec son plumeau tout en bougeant les lèvres. L’opération dura plusieurs minutes, puis il rentra dans le moulin et plus rien ne se passa.
Le lendemain, François ne remarqua rien de notable de toute la matinée, et vit les parents et Emile partir en début d’après-midi pour la ville. Il les suivit de loin et les vit prendre un taxi ; il ne rentrèrent chez eux que deux heures plus tard. A la réunion suivante du groupe, Marthe supposa qu’ils étaient allé rendre visite à Victor. Elle-même y allait de temps en temps, et les infirmières lui avaient confié que les seuls autres visiteurs étaient la famille Leroy.
Un autre jour, Robert s’étonnait encore de voir Madame Leroy immobile à la fenêtre quand il se sentit soudain observé. Se retournant, il n’eut juste le temps d'apercevoir un éclair rouge disparaître derrière un arbre. Après, il crut encore voir le nain de jardin plusieurs fois à divers endroits ; ce qui, au vu de la nervosité engendrée, amoindrit quelque peu la qualité de son observation des Leroy.
Une autre fois, François vit Emile partir en forêt avec ses chiens. Mais ce qu’il nota dans son carnet, ce fut l’étrange rituel qui eut lieu avant le départ du petit. Madame Leroy le rejoint dans le jardin alors qu’il était sur le point de partir, et lui demanda visiblement de se tenir immobile. Elle prononça de longues incantations en faisant des gestes avec ses mains, mis un collier autour du cou de son enfant et lui demanda de faire un tour sur lui-même. Quand Emile rentra quelques heures plus tard, de singulières créatures semblaient l’avoir suivi. Trop gros pour des renards, trop trapus pour des loups, d’une couleur indéfinissable. Les deux chiens du moulin se ruèrent sur eux dès qu’ils les virent, et poussèrent des aboiements terrifiants en montrant les dents. Ils mirent en fuite les autres bêtes, et revinrent à leur poste devant la porte d’entrée. François eut l’impression, un instant, que les chiens étaient devenus plus grands et que leur gueule était plus impressionnante.
— Non, ce que faisait Madame Leroy ne ressemblait vraiment pas à une prière, répéta François le soir même au café.
— C’est comme la première nuit de ma surveillance, ajouta Robert, Monsieur Leroy faisait sans aucun doute de la sorcellerie. Ca va plus loin que de simples superstitions.
— Deux familles qui font de la sorcellerie, ça commence à faire beaucoup… commenta André.
— Je pense qu’il faudrait fouiller chez eux, finit par dire Marthe. Pour que l’on soit sûrs. La sorcellerie n’est pas punie par la loi, mais si on trouve un lien entre eux et les De Vermeil, peut-être que…
— Le problème, dit François, c’est que même lorsque la petite famille part, les chiens gardent la maison. Je les ai vu chasser d’autres animaux, ils sont très persuasifs et féroces quand le petit Emile n’est pas là. Aucune chance pour nous de rentrer dans le moulin.
— On peut continuer à surveiller, proposa Robert. Si on voit tout le monde partir, on vous prévient et on essaie de faire vite.
La surveillance se prolongea quelques jours avant qu’une occasion ne se présente. En début de matinée, François vit les Leroy partir de la maison avec un gros sac, pouvant contenir un pique-nique, et surtout, accompagnés de leurs chiens. Une fois qu’ils eurent disparu au bout du chemin allant vers la forêt, il sortir de sa cachette et couru en ville prévenir les autres.
Marthe venait de finir un de ses cours et n’en avait pas d’autres avant l’après-midi, André accrocha un petit panneau “Fermeture exceptionnelle” et Robert alla chercher son revolver chez lui.
Tous les quatre se retrouvèrent devant le moulin trois quart d’heure plus tard.
— Peut-être devrions-nous jeter un coup d’oeil au jardin avant ? proposa Robert.
Ils se séparèrent et observèrent les recoins du jardin du mieux qu’ils purent ; peut-être allaient-ils trouver un autel païen ou quelque chose du genre. Marthe trouva plusieurs jouets disséminés le long de la rivière et dans les buissons. André, quant à lui, trouva un képi en bien mauvais état dans un buisson.
— Regardez ça ! s’écria-t-il. Il y a une étiquette au nom de Charles Perrier à l’intérieur ! C’est le facteur qui a disparu il y a des semaines… ajouta-t-il l’air blême.
Une légère nervosité s’empara des autres qui reprirent leur fouille de plus belle. Quelques minutes plus tard, Robert poussa une exclamation. Tous se regroupèrent autour de lui, derrière le moulin, devant un bosquet de fleurs. Ils virent en premier un sac messager en cuir ouvert et déversant un lot d’enveloppes dont les adresses étaient maintenant illisibles au sol. Et derrière, ils reconnurent au bout de quelques instants, dépassant d’un buisson, ce qui avait été une main et qui était maintenant une griffe grise et verte dont des os dépassaient.
Robert finit par écarter les fleurs et les buissons, et trouva alors le reste du corps du facteur, dont les cheveux roux étaient encore reconnaissables, démembré.
Et pour le briquet, la scoubi team ne le sait pas...