Partie quatre : Catabase - Chute au royaume des morts

Seulement, le soleil ne peut rien, et lorsque son visage se trouve une nouvelle fois dans la blancheur de cette journée d'hiver, il me semble plus pâle qu'il ne le fut jamais auparavant. Ma tante semble si fatiguée et si désorientée qu'elle paraît être un cadavre, là, devant moi. Je vois dans son regard qu'elle plonge aussi dans des souvenirs et que cela lui fait mal.

Elle ouvre les yeux et me sourit.

« Ne t'inquiète pas, je repense souvent à ton père et ta sœur, mais je laisse simplement mon esprit errer. Là je suis obligée de me plonger dans des moments plus difficiles.

- Pourquoi ?

- Pour que tu comprennes.

- Ça ne sert à rien. Je n'arrive pas à organiser ma pensée...

- Il va pourtant falloir. Pendant que je réfléchis, pense à cette pizza qui était vraiment mauvaise et au jus de chaussette qu'on a voulu nous faire boire, allez hop hop ! »

Elle est extrêmement concentrée et j'aimerais pouvoir l'aider. Seulement, je ne sais pas ce qu'elle peut chercher. J'attends et je laisse mon esprit vagabonder. Je vois une nouvelle fois Emily, en train de parler des étoiles avec ma mère : elles sont toutes les deux émerveillées devant la beauté de ce qu'elles voient. Pour Fanny, ce sont des âmes qui tournent autour du monde, qui le gardent en sécurité grâce à un bouclier géant. Pour un peu, on pourrait croire qu'elle va nous dire ceci : nous sommes sur un disque, porté par des éléphants, eux-mêmes debout sur une tortue galactique. Mais Terry Pratchett ne fait pas parti de ses lectures de primaire.

Je reste silencieux tandis que ma tante cherche des souvenirs qu'elle a préféré mettre de côté. Ses tempes sont crispées et pour un peu, on croirait voir une autre personne. J'attends et je regarde ces gros nuages à l'ouest, d'un noir inquiétant. Là-bas, le monde est plongé dans le néant, en pleine journée. Le vent souffle et refroidit l'air : j'ai les oreilles frigorifiées. En passant entre les branches des arbres, et entre les rues étroites de la petite ville, le vent chante. J'ai l'impression d'entendre des voix d'outre-tombe. Elles appellent et crient à l'aide, pour un peu, elles ressembleraient aux hurlements d'Emily et papa. Je sais que j'invente cela, que mon esprit s'envole bien trop loin. Seulement c'est un cauchemar qui prend de plus en plus d'ampleur et des larmes commencent à filtrer entre mes cils, et mes joues à devenir extrêmement froides.

Les morts paraissent se lever autour de moi : en fermant les yeux, je crois les voir, en train de regarder à nouveau les étoiles. Ils sourient tous les deux et ils sont habillés dans leur tout derniers vêtements. La vision est difficile à accepter.

Une main se pose sur mon épaule.

Je sursaute.

Ce n'est que la tante Roseraie.

« Tu es bien trop tendu... rien ne se passe sur ce toit, mis à part notre conversation. »

Elle n'est pas moqueuse. Elle attend simplement que je parvienne à ne plus m'inquiéter.

« Tu as accepté d'être coupable, et c'est particulier... courageux diraient certains. Valérie, elle, a décidé de se dédouaner de toute responsabilité, et je trouve que c'est extrêmement lâche de sa part. J'ai décidé, quelques jours après le décès de ton père, d'accepter ma culpabilité, tout comme pour la mort d'Emily...

- Qu'est-ce que tu racontes ?

- Ton père me parlait beaucoup, surtout après la mort de Charles... c'était une manière de pallier le manque, je pense. Je sais ce que tu vas me dire : on parlait déjà beaucoup avant. Mais je dois avouer que ça s'est intensifié. Nous en avions besoin tous les deux. Ton père optimisait tout, tu le sais, mais c'était pour éviter de tout assombrir. Il était ainsi. Il déprimait sans cesse, incapable de s'en sortir, songeant encore et toujours à tout ce qu'il avait pu perdre... et même à ce qu'il perdrait bientôt. J'essayais de l'aider, de le persuader qu'il y avait de belles choses dans sa vie, mais il n'y arrivait pas. Pourtant, s'il y a quelque chose qui pouvait le rendre fier, dont il parlait toujours, c'était vous trois. Emily est si indépendante, elle deviendra une grande femme, il faut juste qu'elle accepte que certains rêves ne puissent devenir réalité... Nicolas, c'est un adolescent à la connaissance et aux réflexions gargantuesques, il pourrait changer le monde si seulement il avait plus confiance en lui. Et Fanny, elle deviendra une adulte formidable, capable de comprendre les choses mieux que quiconque, écoutant sans juger... et je suis certain qu'elle sera une mère aimante et prompte à féliciter et à réprimander. Voilà ce qu'il me disait...

- Il me surestimait, dis-je.

- Peut-être, mais dans ce cas il vous surestimait tous. C'est le rôle d'un père de souhaiter le meilleur pour ses enfants et c'est ce qu'il ne cessait de faire. Il voulait toujours que tout soit parfait, que vous soyez parfaits. Pourtant il avait conscience qu'il ne pouvait vous offrir autant de choses... que vous ne pourriez devenir exactement ce qu'il espérait.

- Pourquoi est-ce que tu me dis tout ça ?

- Des mois avant son suicide, j'ai compris qu'il allait très mal. Je le connaissais bien et je le sentais. Il venait chez moi, restait des heures, parlait du passé et on riait beaucoup. Mais ce qui me faisait vraiment peur, c'était qu'il me racontait tout ce qu'il y avait de beau, et visiblement c'était très naturel. C'était un changement trop brusque pour qui le connaissait bien. J'ai essayé de le faire parler, mais il tournait tout en dérision, tu le connais...

- Il ne t'a rien dit ? demandé-je.

- Jamais. Il a gardé le silence jusqu'à la mort. Je suis persuadée qu'il y avait quelque chose, un mal qui le rongeait, psychologique ou physique. Il n'était pas du genre de Charles... Notre petit-frère était toujours si... dramatique. Nous étions un peu plus vieux que lui et il restait souvent seul, à réfléchir, à disserter sur des récits rocambolesques que nous ne comprenions pas. Il nous racontait toujours des histoires abracadabrantes lorsqu'il était tout jeune, sur des anges et des terres lointaines. Oui... c'était ainsi, on savait tous les deux que Charles avait une expérience de la vie qui ne le mènerait pas bien loin. Et quand il a rencontré sa femme... c'était si difficile. Néanmoins ils ont eu un enfant si gentil et si bon que je ne peux lui en vouloir : Gabriel est farfelu mais je l'aime. Tu sais qui l'est tout autant que lui ?

- Non... réponds-je, sincèrement.

- Toi, Nico. Tu es bizarre parfois, mais je t'aime tellement. Comme j'aimais ton père. Il ne serait pas parti si j'avais pu lui parler, si j'avais pu le convaincre. Mais quelque chose le terrorisait, quelque chose l'a empêché de continuer. C'est ainsi... la vie donne et reprend, automatiquement. Ce n'est pas grave, hein, mais il faut accepter les choix que l'on fait et qu'on nous oblige à prendre...

- Tu n'as pas à te sentir responsable... »

Je me demande un instant si je dois parler à la tante Roseraie, lui dire que mon père était gravement malade et qu'il ne voulait pas offrir cette image-là de lui à sa famille. Lui dire qu'il avait fait un choix et qu'il l'avait imposé à toute sa famille, en me contraignant à savoir. Peut-être est-ce la raison de mes silences et de mon respect pour son choix ?

« Ne me dis rien. Je sais que vous avez parlé quelques semaines avant son suicide et je suis sûre que ce qu'il t'a dit importe beaucoup pour lui. Seulement, il avait une confiance absolue en toi et ta vision de la vie, il savait que tu comprenais les deux faces de sa personnalité mieux que personne car tu les partageais avec lui. Un peu de cette blancheur, un peu de cette noirceur. Et cet horizon grisâtre que vous seuls pouvez voir... oui, c'est une bonne chose qu'il t'ait parlé. Mais je regrette de ne pas avoir pu le convaincre de rester... de ne...

- Arrête, tata... tu n'as rien à voir là-dedans. D'accord ? »

Elle ne se laisse pas abattre et continue :

« Emily venait souvent me voir. Tu sais, ta sœur était comme ça. Elle aimait voir ceux qu'on appelle les anciens... et ça fait plaisir quand on n'a pas d'enfants, tu comprends ? Alors elle venait voir Paul, mon oncle, qui a été très marqué par sa mort, comme tu le sais... et elle venait souvent voir Charles et Gabriel, parce qu'elle aimait beaucoup le côté de cette famille.

- J'allais souvent avec elle voir Gabriel, interviens-je.

- Oui... c'est vrai. Et puis elle rendait souvent visite à Jean-Claude, parce qu'elle pensait pouvoir l'aider mieux que quiconque. Et c'était sans doute tout à fait juste. Emily était une personne si fraîche, si belle. Elle paraissait aimer tout le monde et quand je la voyais, je n'avais qu'une envie ; sourire. Elle était comme ça, hein ? elle voulait que tout le monde soit heureux. Et c'est quelque chose qui se perd, ça... Elle venait souvent parce qu'elle aimait entendre les histoires que je connaissais. Mes histoires, bien sûr, mais aussi celles de Catherine, la maman de Jean-Claude, et toutes ses folles amourettes en temps de guerre. Elle ouvrait grands les yeux et j'avais l'impression qu'elle était prête à tout entendre, à tout comprendre. Fanny et toi, vous êtes moins comme ça, toi parce que tu ne portes attention qu'aux faits et ta sœur parce qu'elle croit que seule la famille peut aider. Mais c'est faux, j'en suis la preuve vivante : je n'ai pu aider ni ton père, ni ta sœur.

- Pourquoi tu...

- Emily parlait toujours d'une personne en particulier. Un grand frère si exceptionnel qu'on ne pouvait presque rien lui reprocher. Elle me disait toujours qu'elle croyait en toi plus qu'en quiconque et qu'elle voulait que tu sois heureux, simplement. C'était son souhait, Nico, et j'espère de tout cœur que tu vas le respecter. Parce que tu vois, Emily, elle t'admirait, elle ne faisait que des éloges de toi, de ton intelligence.

- Elle était aveugle, analysé-je.

- Non, absolument pas. Elle savait très bien combien tu avais peur...

- Peur ?

- Peur de tes capacités, de la manière avec laquelle tu pouvais vivre les événements avec froideur. Elle te connaissait bien, tu sais ? Peut-être plus que tu ne le pensais... Tout comme toi, elle ne supportait plus les affabulations de ta mère. Elle avait l'impression qu'en plus de vous abuser, elle ne cessait de se mentir à elle-même, ce qu'elle trouvait réellement triste. Elle avait essayé de lui en parler, apparemment, mais ça n'a mené nul part. Moi aussi je trouve ça triste que ça se soit passé ainsi. Mais il faut que tu comprennes qu'Emily était d'un naturel très triste, elle doutait toujours de tout.

- Et c'était à cause de moi...

- Pourquoi tu dis ça ? me demande ma tante.

- Lorsqu'elle a écrit sa lettre d'adieu, elle dit que je lui ai fait comprendre qu'il fallait regarder l'horizon... mais je me trompais. Il faut avoir une vue d'ensemble, et je suis presque certain qu'elle ne l'a jamais eue... elle pensait, à cause de moi, que le monde se limitait à ce que l'on pouvait voir au loin, mais en réalité c'est un mensonge. J'avais dit ça parce qu'à l'époque je le pensais sincèrement, mais avec le temps, j'ai remarqué qu'il n'y avait pas que ça.

- Emily était mature, Nico, vraiment très mature, dit-elle pour contrer mes dires. Seulement, elle était toujours déprimée. Je l'ai vue venir chez moi, parfois, avec les larmes aux yeux et des cernes grands comme mes bas ! Je t'assure, elle ne dormait plus les nuits, elle passait ses soirées à danser et à faire la fête avec ses amis. Pas à boire ni à fumer, juste à danser.

- J'aurai dû la faire danser... Je n'aurai pas dû partir loin de la maison... me lamenté-je.

- Qu'est-ce que tu racontes ? Tu crois que pour quelqu'un on doit s'arrêter de vivre ? Ta sœur avait décidé d'être ainsi, de ne plus s'arrêter, de ne plus penser. Si tu étais resté, tu n'aurais rien pu arranger, tu comprends ? C'était fini, voilà tout, même si elle t'a chéri... même cet amour qu'elle te portait n'a pas suffi à la retenir. Tu sais ce que je pense : elle avait peur du monde, elle avait peur du futur et ne supportait pas de vous voir vieillir. Mais la vie c'est ça, tu ne peux pas y échapper, mis à part en faisant ce qu'elle a fait...

- Pourquoi tu l'accuses ?

- Je ne l'accuse pas, je t'accuse de croire que c'est uniquement de ta faute ! Tu l'aurais vue, les derniers mois. Elle venait chez moi et elle était si fatiguée que j'en avais peur. Et je voyais que cette fatigue jouait sur son mental, que cela lui faisait vraiment du mal.

- Et alors ? dis-je, en me levant.

- Assis-toi, Nico...

- Continue... je veux tout entendre.

- Elle avait des pensées vraiment sombres. Sur le monde. Sur les hommes. Elle ne croyait plus en rien. Je l'ai vu. Tu n'aurais rien pu faire contre ça, elle n'était plus capable d'avancer sans regarder en arrière, sans voir cette petite gamine qui jouait sans se soucier des jours à venir. Elle était devenue une adulte incapable d'accepter son rôle. Elle a essayé de le tenir, de faire comme si elle était responsable, elle me l'a dit. Mais elle ne se sentait bien qu'en dansant, et plus encore avec toi. Mais elle ne dansait pas dans une grande école, elle ne pouvait pas en faire son métier... et je vais te dire, si elle avait fait danseuse, elle n'aurait pas respecté les règles ! Elle n'était pas destinée à vivre, Nico, et rien n'aurait pu changer ce choix.

- Arrête ! Elle était un ange et elle riait toujours !

- Et elle riait pour éviter de penser qu'il lui manquait des ailes. Voilà ce qu'elle était, comme ange. Trop terre à terre, trop prise dans la boue. C'est ainsi que tu veux l'entendre ? C'est triste mais il faut que tu acceptes ce qui est arrivé : elle est morte et elle nous a quitté. »

Je m'approche du vide et je regarde au lointain. La ligne d'horizon est d'un gris macabre. J'entends encore ces voix. Nous sommes en ce moment dans le Royaume des morts et ils sont tout autour de moi. De leur main, ils m'attirent vers eux. J'ai affreusement froid à l'intérieur, j'ai affreusement peur aussi. Il n'y a que le vide en dessous et ma tante, silencieuse, derrière. Je crois que le monde est triste et mauvais et que les hommes sont incapables d'amour véritable. Je crois que nous n'avons pas de chance et qu'il nous faut mourir seul, sur les rives lointaines. J'ai la certitude, à cet instant précis, que tout est vain, que la vie est un mensonge, que le rire est une façade et que la mort est une libération. En bas, la neige est si blanche qu'elle troue l'abîme noir de mon esprit, ces piqûres albâtres dans mon ciel d'ébène éclatent en mille faisceaux.

J'ai la sensation que les hommes marchent tous en travers d'un chemin coupé inopinément par des trains à grande vitesse ; inexorablement ils avancent en fermant les yeux, sans savoir si le pas prochain sera le dernier ou si celui qu'ils viennent de faire l'est déjà. J'ai la sensation, dans cette immensité, sur ce toit gorgé des paroles du passé, que les voix appellent à l'aide, qu'il n'y a rien de bon à tout cela. Je pleure comme je n'ai jamais pleuré, devant l'avenir si glauque et incertain qui se profile et un vague ressentiment, semblable à de la colère et de la haine, s'évanouit soudain. Une douleur vive éclate en moi et j'ai l'impression soudaine qu'un poignard m'a été retiré. J'éclate en sanglot devant la rude fatalité et l'incommensurable incompréhension : mon cœur est plus puissant que mon esprit, la tristesse plus grande que la glaciale logique.

 

« Il est des choses insurmontables dans la vie, Nico, tu le découvriras. Et quand cela arrivera, je ne sais pas ce qui adviendra. Pour toi, certaines réponses viendront automatiquement, mais il y a des questions auxquelles tu ne trouveras aucune réponse... Quand des choix insurmontables s'opposeront à ta logique, à cette logique que tu proclames comme ta plus grande force, il ne faudra pas tomber. Il faudra avancer et y trouver du réconfort et un sentiment d'humanité. »

 

Les dernières paroles de mon père, alors qu'il quittait mon bureau, résonnent soudain à mon esprit. Les souvenirs sont désormais si présents. J'ouvre les yeux et le vide répond à ma détresse.

« Assis-toi... supplie ma tante. »

Je ne suis qu'un homme.

Incapable de me battre contre les choix des autres.

Incapable de lutter contre les douleurs de la vie.

Je ne suis que Nicolas et je vois mes peines au grand jour. Ma douleur est telle qu'elle m'arrache des cris de désespoir. Le visage d'Emily m'apparaît souriant et magnifique, mon esprit est envahi par ses danses et ses paroles. Puis, sans que je ne le demande, me vient un autre souvenir, plus enfoui. Son visage devient soudain larmoyant et triste, moi je suis dans l'impossibilité de lui répondre : elle est désorientée, faillible, humaine. Elle me semble si désarmée que cela me tue. Elle vient de comprendre que la mort me frappera un jour, que ce jour-là, elle sera peut-être vivante et que je ne serai plus là, qu'elle devra souffrir.

Elle hurle qu'elle ne veut pas endurer ça.

Elle crie :

« Je déteste la vie, je déteste être là. Je veux mourir ! Nico, je veux mourir... »

Je suis seul face à elle. La mort est logique. Trop logique.

Que répondre face à ces larmes ?

« Je me déteste et je veux crever... maintenant, pour ne plus revivre ça... »

Papa est enterré et elle voit le monde comme il est. Je ne peux parler. Déjà elle est loin de moi, disparue parmi les danses et les voiles. Je ne la vois plus, je ne peux plus la rattraper.

Et devant moi, il n'y a que le vide.

« Assis-toi, Nico... s'il-te-plaît, assis-toi. »

Je me retourne et regarde la tante Roseraie. Elle est si belle, ici, sur ce toit.

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