Quand nous étions des marmots, les visites de la tante Roseraie résonnaient comme des moments de bonheur. Elle venait toujours avec des cadeaux et savait nous faire rire avec ses histoires rocambolesques. Même moi, qui n'étais pas d'un naturel rieur, je ne pouvais m'en empêcher.
Ma mère a très vite éprouvé de l'aversion pour la sœur de mon père, pour je ne sais quelle raison. Peut-être avait-elle l'impression que l'amour qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre était plus grand que celui que mon paternel lui portait ? Il est vrai que tous les deux avaient toujours été très proches, et plus encore après la mort de leur frère, le père de Gabriel. Ma mère savait montrer sa colère et son dégoût avec une hargne et une froideur peu commune : elle aimait faire des plats sophistiqués mais ne donner à ma tante que des restes, ou alors elle mettait du poivre dans sa boisson, afin de la rendre mauvaise. Avec mes sœurs, nous nous efforcions de déjouer ses pièges. Nous y parvenions la plupart du temps. Très vite, victime de ses propres humeurs, ma mère arrêta ses essais infructueux.
Mon père avait une façon toute particulière de nous annoncer la venue de notre tante. Mes deux sœurs, extrêmement friandes de l'histoire de La Belle au bois dormant, réclamaient toujours une lecture intensive et active du conte. Mon père, un jour, leur fit croire que la petite Aurore était en réalité la tante Roseraie et qu'on l'appelait parfois La Reine des roses. Ainsi, à chaque fois qu'il annonçait son arrivée, il prononçait haut et fort : « Ici entre La Reine des roses, puisse son règne durer une éternité ! » Avec humour, nous posions parfois un tapis rouge dans le couloir, au grand désespoir de ma mère, et nous nous prosternions.
C'était une époque faste, comme disent les contes.
« Serais-tu en train de rêver à des choses perdues ? demande la tante Roseraie.
- Je les avais presque oubliées, réponds-je.
- On écarte plus facilement les bons moments... »
Je ne sais quoi répondre. Elle est plutôt silencieuse également. Nous regardons tous les deux ce que nous ne pouvons plus réellement voir : des êtres aimés et disparus. La tante Roseraie est vraiment belle, pour son âge. Son visage paraît reposé mais soucieux.
« J'aimais beaucoup venir ici, commence-t-elle. Il y avait toujours cette joie incompréhensible. Une osmose entre vous tous... mais finalement ça a fini par disparaître et j'ai trouvé ça tellement triste. D'un point de vue extérieur, je me suis demandé ce qui avait pu se passer... »
Je reste silencieux, contemplant encore ce paysage plein de souvenirs.
« Je vous trouvais tellement beaux, tous. Une fois je suis arrivée et vous étiez assis sur le toit, justement. Ton père m'a hélée et m'a demandée de monter aussi. Il y a de la place pour tout le monde, a-t-il hurlé. Et moi, je ne savais même pas par où il fallait venir, j'ai mis au moins cinq minutes à arriver, et il a dit... quelque chose comme « tu prends ton temps, tu crois qu'on va te pousser ? Valérie, peut-être. Mais tu nous es bien trop utile... ». Comment il a dit ensuite ?
- Tu parviens toujours à cueillir les plus belles roses sans te piquer... dis-je en souriant.
- Ton père était quelqu'un de formidable. Il me faisait rêver à chaque instant... moi aussi je suis attristée, même aujourd'hui, par sa disparition prématurée. Mais il ne faut pas oublier toutes ces bonnes choses que vous avez faites. C'est vrai, ce soir-là, quand je suis venue, même ta mère était plutôt gentille avec moi... elle riait et nous contemplions le ciel.
- Cette nuit, c'était un tableau. Il y avait eu une grande panne et tout était d'un noir d'encre... mis à part le ciel qui était illuminé de toutes ces étoiles. C'était étrange.
- C'était beau, vraiment.
- Mais tout ceci n'était qu'un mensonge. Ma mère avait décidé de ne presque plus me parler, à cause de ma fugue... et de ce que je lui avais dit. Papa était plus silencieux encore, comme si les événements avaient déclenché en lui un malaise insurmontable. Emily m'aimait déjà trop, me voulait entièrement... cette joie n'était qu'une façade.
- Arrête... je sais que la vérité fait parfois plus mal que le mensonge, alors accepte celle-ci : vous étiez heureux sur ce toit, à ce moment de vos vies. Vous étiez tous ensemble, Nico, et ça ne s'est presque jamais reproduit par la suite.
- Tu sais, j'étais un enfant surdoué... Certains disaient même, alors que c'était complètement faux, que j'étais un génie. J'ai réussi à m'occuper de mes sœurs rapidement, parce que j'avais déjà une certaine autonomie. Mais mes capacités mémorielles, c'était ça qui faisait peur à ma mère. Elle m'a dit des choses horribles sur l'humanité et le monde. Je n'ai pas voulu la croire. Mais aujourd'hui, alors que je me retrouve une nouvelle fois dans cette maison, je sais qu'elle avait raison : le monde court à sa perte et l'humanité est la responsable de cette insanité...
- Pourquoi tu te plonges ainsi dans ces souvenirs... à quoi cela peut-il te servir ?
- Je ne peux pas faire autrement. Je pense à tout ça depuis que je suis parti de chez Fanny, ça envahit tout mon esprit, toutes mes pensées. J'ai beau essayer de lutter contre moi-même, j'en suis incapable. Tu comprends ?
- Alors tu veux souffrir, voilà la seule réponse que je peux trouver. En réalité, tu n'as pas envie d'aller mieux car tu penses que tu en as assez vu. Tu te dis : si je vais mieux, je vais avoir mal une autre fois, et je ne le supporterais pas. Mais accroche-toi, gamin, parce que le corps et l'esprit encaissent et c'est la volonté qui dure. »
Je sers les poings. Elle est sévère en ce moment, et intransigeante. Elle me fait presque peur.
« Je ne suis pas bon, alors comment je pourrais avoir cette volonté dont tu parles ? dis-je.
- Comment ça, pas bon ?
- Je parlais aux professeurs, et le fait que je les contredise m'attirait les foudres de la plupart ; mes camarades ne savaient pas s'ils devaient me suivre ou s'écarter de moi. Une année, justement, c'est arrivé : ils m'ont suivi... et le professeur en question a préféré changer de région pour ne plus me revoir. Je suis un monstre, tu comprends ?
- Voilà ce qui s'appelle une insanité... les monstres ne sont que des produits d'un imaginaire lointain. Quand tu étais enfant, il t'arrivait d'avoir un frisson et tu étais certain qu'un être se tenait sous ton lit. D'accord. Mais dire que tu es un monstre, je trouve ça exagéré.
- Tu ne sais pas ce que j'ai pu endurer. Je n'avais pas d'amis en primaire et au collège, et quand je rentrais, le visage de ma mère et celui de mon père étaient toujours introspectifs, j'étais triste à chaque fois que je revenais et à chaque fois que je partais.
- Mais c'est du passé ! Nico... pourquoi penses-tu à tout ça ? C'est si lointain ! Tu n'étais qu'un enfant et désormais tu es un adulte accompli. Toi et Gabriel, vous me rendez tellement fière, et en plus vous n'avez pas cessé de me donner des nouvelles, même si ce n'était parfois qu'une fois l'an. Je savais que vous pensiez à moi et il n'y a pas plus grand bonheur pour moi. Tu comprends ? Dis-moi, est-ce que tu comprends ce que je te dis ? Tu étais un petit garçon et tu savais comment les adultes pensaient, mais tu ne comprenais pas encore pourquoi. Aujourd'hui, tu sais ce qui pousse les adultes à avoir peur, je l'ai vu...
- Loïc est tout aussi inquiétant que je l'étais.
- C'est vrai. Il l'est plus encore.
- J'aurais dû être là pour lui.
- Stop ! C'est Mélanie qui est partie, n'oublie pas que tu as appelé durant deux ans, tous les deux jours, à t'en faire mal au cœur. Je me souviens comme tu étais ! Tu aurais peut-être pu y aller, et ensuite ? Elle t'aurait claqué la porte au nez. Mais sérieusement, je crois que tu n'aurais rien pu faire : il est supérieur à la plupart d'entre nous.
- Je savais comment ils pensaient... ces adultes... tu as raison. Et je me servais de ça pour les faire souffrir. Je ne suis rien de plus qu'un manipulateur et un tueur. »
Elle m'observe et baisse les yeux. Je voudrais penser comme elle, dire que je n'y suis pour rien. Seulement je n'arrive pas à me sortir toutes ces idées de la tête.
« Pourquoi avez-vous toujours été comme ça ? Charles et Robert étaient pareils. Ils étaient hantés par le passé. Ils parlaient toujours des événements avec tristesse et le temps qui s'écoulait était pour eux une source de désespoir. Je sais qu'il faut de la ferveur pour affronter la vie, tous les mystères futurs et toutes les incompréhensions passées. Je sais. Mais maintenant tu vas m'écouter attentivement, je refuse de te voir disparaître.
- Papa m'a dit que la mort était une libération, que le suicide est une forme de courage... réponds-je tout bas.
- Oui, c'est vrai, quand il s'agit d'un sacrifice. Je connaissais assez bien Robert pour savoir qu'il ne s'est pas suicidé simplement parce que sa femme et son fils lui ont dit des mots affreux, ce sont des absurdités et je ne veux même plus entendre le son de la voix de ta mère... Mais le suicide, quand il s'agit d'une fuite, ce n'est que de la lâcheté.
- Ils vivront mieux sans moi. Valentine n'a pas besoin d'un parrain comme moi. Si je venais à discuter avec elle, je lui apprendrais les douleurs du monde, les horreurs de la vie, la mort, la guerre. Je lui montrerais à quel point les rêves peuvent être des tristesses futures. Si je lui parlais, je serais en train de pleurer parce son visage innocent ne pourrait comprendre... dis-je, les larmes aux yeux. Devant tant d'ignorance et d'envie de savoir, je ne saurais si je dois être sincère ou proférer un mensonge. Pourquoi, pourquoi je devrais mentir à une enfant, et ajouter une désillusion à toutes celles qu'elle devra affronter à l'avenir ? Dis-moi, tantine, pourquoi je devrais infliger la colère et la haine de l'humanité à une jeune enfant ? Comment dire ensuite que je serais un bon parrain ? »
« Plus tard, elle comprit que cet homme qui venait de la sortir de cette prison d'épines n'était pas très bon. Il avait toujours tendance à être méchant et voulait qu'elle fasse ce que les femmes doivent faire... elle était pour la liberté des femmes, la jeune Aurore. Un jour, pour échapper au prince, elle s'en alla et changea de nom. Il faut dire que le monde lui semblait plus terrible encore, une sorte de prison plus inquiétante que ces buissons d'épines. Elle décida de retourner là-bas, dans ce château immense couvert de ronces.
- Mais pourquoi ? demande Fanny. Elle n'était pas heureuse ?
- Tu sais, ma chérie, parfois avoir tout ce que l'on veut, c'est ne rien avoir. Aurore était une jeune femme pleine de beauté mais surtout extrêmement intelligente et elle savait qu'être dans ce château avec le prince ne lui convenait pas. Elle dit s'appeler Roseline.
- Comme tata ? s'étonne Emily, ce qui me fait sourire.
- Oui, comme votre tata. La jeune Aurore manipulait les roses avec une dextérité formidable ! Vous auriez vu, elle ne se piquait même jamais.
- Comme tata ! s'exclame Fanny.
- C'est vrai, oui, ajoute mon père. Un jour, alors qu'elle arrosait ses roses de plus en plus belles, le prince revint et lui demanda de descendre. Elle s'exécuta. Il n'était pas content car tous les gens aimaient beaucoup cette fameuse Roseline qui leur fournissait toujours de la nourriture à foison. De plus, les paysans commençaient à se rebeller contre lui, qui était devenu roi ! Mais, quand il vit cette jeune femme, il la reconnut tout de suite. Il lui demanda de revenir, qu'elle était sa reine, et d'arrêter de nourrir les gens.
- Il était méchant... s'attriste Fanny. Pourtant c'est lui qui l'a réveillée.
- Mais tu sais, chérie, parfois le monde est plus terrible qu'il ne devrait l'être... c'est ainsi. Tu ne peux rien contre ça. Il y a des gens qui utilisent les autres, et je vous raconte la suite de l'histoire pour que vous compreniez que, parfois, il faut attendre pour offrir sa confiance. Alors qu'il allait demander à ses gardes de capturer Roseline, les paysans vinrent et la défendirent ! Ils assuraient qu'ils réclamaient la liberté par rapport au royaume. Face à la force du peuple, le roi dut accepter. Dès lors, Roseline devint la Reine des roses. Il lui arrive même de venir sur notre Terre pour panser nos blessures. »
« Tu seras un parrain exceptionnel, je t'assure. Si tu sais ce qu'il faut dire et à quel point les choses peuvent faire mal, tu sauras doser les mots comme personne. Tu es capable de beaucoup, mais pas de méchanceté. La preuve, tu n'as rien dit sur ta mère qui invente des balivernes. Tu n'as pas voulu la faire souffrir.
- Gabriel m'a dit que ce ne serait pas la solution...
- Brave garçon, ajoute-t-elle, en souriant. Plus sérieusement, je sais que tu n'aurais pas pu.
- Je trouve que tu as une trop bonne vision de moi.
- Est-ce si mauvais ? s'étonne-t-elle.
- Je ne sais pas... je... j'ai l'impression que je ne le mérite pas. Je me déteste, je veux que tout s'arrête.
- Alors fuis, pars. Va quelque part avec Suzanne. Mais je ne m'en irai pas pour te laisser mourir. »
Le soleil perce les nuages et éclaire son visage. Je la trouve si belle, là, à côté de moi. Elle ne paraît pas craindre le froid de la neige et elle m'attend, assise sur ce toit. Sur son siège de tuiles et de neige, la Reine des roses contemple l'enfant perdu. Si elle lui tendait une rose, aucun d'eux ne se piquerait.