Partie quatre : Catabase - L'antre des spectres

La maison n'a pas changé. Je n'ai jamais réussi à la vendre et elle semble donc hors du temps. Un vestige lointain. Je ne peux quitter le siège de la voiture, quelque chose me pèse lorsque je regarde ce fragment du passé. J'y vois les fantômes de nos vies disparues, ces enfants que nous étions, qui se sont éloignés. J'aimerais à cet instant avoir vu des navires stellaires dépasser les étoiles et les lueurs célestes, j'aimerais n'être qu'un de ces puissants mages dont les histoires font les éloges, afin de traverser les mers de désespoir et de haine qui ne cessent de me pourfendre. Seulement, je ne suis qu'un homme et je me tiens devant mon passé. Seule la porte de cette voiture me retient.

Dans le jardin – envahi aujourd'hui par les herbes et la neige – je vois deux filles courir sans relâche en espérant attraper des sauterelles. Je vois aussi une mère et un père qui surveillent en silence. Et moi, à la fenêtre, contemplant ce jeu incompréhensible. Aujourd'hui je donnerais beaucoup pour pouvoir jouer avec elles, ne pas me soucier d'un avenir dont je ne comprenais pas le but : travailler, travailler, travailler. Lire, lire, lire. Seulement, je ne fais que me mentir : si je revenais à mes dix ans, je serais certainement en train de lire de nouveaux livres, ou de relire des œuvres que j'ai aimé. Revenir ne change rien, je le sais : je répéterais les mêmes gestes.

 

Ainsi, j'ai comme l'impression que cette maison du passé n'a pas changé, que je l'aperçois comme je la voyais jadis : belle, familiale, rassurante. C'est ici que doit s'arrêter le chemin, je le sens. Je sors enfin de la voiture et mon pied s'enfonce dans la neige.

J'étais, à cette époque, hors du monde. Je ne savais pas ce que j'éprouvais pour ces personnes qui tournaient autour de moi. L'amour est si particulier, aujourd'hui encore je me demande si je le comprends : Suzanne s'est placée devant moi pour me défendre, prouvant ainsi ses forts sentiments. Je n'arrive pas à saisir les raisons qui l'ont poussée à faire cela. Je n'arrive pas à analyser les mouvements de l'esprit et de l'instinct dans ces moments-là. Néanmoins, je sais aujourd'hui que j'aime cette femme, que j'aime Fanny et que j'ai aimé Emily et mon père. C'est ainsi, on commence toujours à comprendre à la toute fin, lorsque le temps qu'il nous reste ne se compte plus en années.

Oui, j'étais hors du monde, enfant rêvant d'éternité et de réussite, prenant les routes les plus difficiles afin d'avoir des facilités plus tard, dans la vie. J'étais hors du monde parce que je connaissais les humeurs des hommes et leurs colères. Ma froide exigence et ma terrible conscience des choses de l'existence faisaient de moi un enfant terrible, apparenté à un génie pour ma mère.

 

Seule Emily parvenait à me faire oublier ces pensées-là. Je me vois encore en train de courir dans la neige, évitant les boules que ma sœur m'envoyait. Fanny, elle, pleurait plus loin, triste d'être écartée de nos jeux. Nous ne faisions pas attention à elle, à cette époque, parce que tout ce qui nous importait, c'était de pouvoir jouer tous les deux. Il fallait que nous puissions hurler notre joie et que l'enfant de quatorze ans que j'étais souffle, oublie et extériorise ses envies.

Ma mère m’observait, espérant tout de mon avenir, bien que nous n’en parlions plus.

Mon père restait silencieux.

Cette image demeure là, dans mon esprit ; aujourd'hui, elle n'est qu'un souvenir.

 

Je suis prêt à rentrer à la maison : j'ai toujours la clef.

Je prends une grande inspiration. Il me semble que derrière cette vieille porte se tient Méphistophélès ou Lucifer. J'ai l'impression que les Enfers ont gagné les derniers recoins de cette ancienne demeure et que je vais bientôt entamer une descente inexorable. Si un succube vient à me sauter dessus et à m'emporter dans les limbes, je ne serais pas surpris. J'attends, indécis. Puis je tourne la clef et je pousse la porte ; elle grince. Seulement il n'y a rien derrière mis à part le vide caractéristique des maisons abandonnées depuis quelques années, la poussière usuelle sur les sols et les vieux meubles – ceux que personne n'a volés – et quelques éclats de verre d'une fenêtre brisée – ainsi que des couvertures – prouvant que l'endroit est habité par quelques personnes qui profitent de l'absence prolongée d'éventuels propriétaires. Je trouve que c'est une bonne chose que cette maison conserve un statut de havre de paix pour certains individus.

Le fauteuil de mon père a été déplacé et un chien doit souvent y dormir : les nombreux poils le prouvent. Je me vois encore assis dedans, observant mon paternel à genoux devant moi. Il y a quelque chose d'ironique à l'avancée du temps. Je constate que tout ce qui était à mon père n'a pas été emporté par ma mère : seuls son fauteuil et un tas de romans sont restés. Un pan de mur a même été arraché pour voler un meuble fixé. Dans la suite des pièces, le passé et le présent s'allient parfaitement, sans que je ne contrôle mes plongées dans ces souvenirs. Ce moment où mon père me fit découvrir La Recherche, la première fois que ma mère se décida à m'apprendre la recette de ses lasagnes. Les jeux avec Fanny, rêveuse comme tous les enfants de son âge. Les quelques cachettes de ma sœur lorsqu'elle volait des objets aux membres de la famille, et aussi cette danse sur une chanson de Jean-Jacques Goldman, au milieu de la salle.

Lorsque je retourne dans cette dernière, je vois un homme avec des frusques en train de consulter les romans. Son chien est déjà couché dans le fauteuil et ils me regardent tous les deux sans méchanceté bien que l'homme paraisse surpris.

« Je ne reçois pas souvent des visiteurs, excusez le manque de propreté.

- Ce n'est pas grave. C'est une bonne chose que quelqu'un puisse profiter de cette maison...

- Elle vous appartient ? me demande-t-il, visiblement inquiet.

- D'une certaine manière, elle était à mes parents. Mais ma mère l'a abandonnée et me l'a confiée. Je ne l'ai jamais vendue... c'était une manière de conserver les souvenirs intacts.

- Je suis désolé... je suis arrivé trop tard pour les meubles...

- Il n'y a pas de mal, vraiment. Votre chien, c'est un malinois ?

- Oui, Max est sympa, ne vous inquiétez pas. »

Je viens vers la pile de romans et je regarde celui qu'il tient entre les mains et qui semble plus abîmer : En attendant Godot, de Beckett.

« Ceux qui ont volé les meubles n'ont pas pris le temps de regarder le plus important. Il y a un véritable trésor là-dedans.

- Je sais. Gardez-les, vous aurez toujours de quoi lire. Vous n'avez pas trop froid ?

- Non, elle est bien isolée, m'explique-t-il.

- C'est une vieille maison...

- Vous devriez la vendre.

- Pourquoi ? Elle vous sert, dis-je, surpris.

- Les souvenirs, ça doit rester dans la tête, non ? Alors il faut laisser ça derrière vous. »

J'acquiesce machinalement et je caresse Max, il a l'air si heureux que cela me surprend.

Je n'arrive pas à trouver le sourire.

« Je vais monter, excusez-moi.

- Vous êtes chez vous, faites. Je ne suis monté qu'une fois dans les chambres. Il y a eu des vols mais pas trop de casse. »

Je ne lui réponds pas et j'ouvre la porte pour accéder à l'étage. Des toiles d'araignées s'étendent sur de longs centimètres, preuves supplémentaires de l'abandon de la maison et de cet étage en particulier. Je tousse un peu : il y a beaucoup de poussière.

Dans les chambres, je découvre des souvenirs différents. Je me rappelle certains jeux avec mes sœurs : celui qui les avait marquées consistait à me déguiser en fille pour voir ce que cela faisait d'avoir une grande – ou très grande – sœur. Je parvenais toujours à les faire rire avec mes mimiques et mes positions bien trop scabreuses pour mon âge. Seulement, bien que je susse ce que je faisais, mes sœurs ne voyaient là-dedans que des positions « rigolotes ». Un jeu stupide, en somme, et une preuve de plus que je n'étais rien de moins qu'un être vacillant entre l'adulte et l'enfant.

Je n'ouvre pas la porte de la chambre de mes parents : ils possédaient un grand lit magnifique qui a certainement été emporté. Je ne veux pas voir cela, me souvenant encore des bonds que nous faisions, mes sœurs et moi, sur le gigantesque matelas. Sa disparition serait certainement trop difficile à accepter. Je passe à côté et je me dirige vers la porte qui mène au grenier, lui-même ayant un accès au toit.

J'ai la clef pour le grenier ; la porte a été défoncée et gît sur le sol, hors de ses gonds et arrachée par un pied de biche. Dommage : il n'y avait rien d'intéressant en haut. D'anciens cours de primaire et collège, des jouets d'enfants largement abîmés, des peluches et un nombre de paires de chaussures exceptionnels. Il y a aussi un monceau de mouchoirs en papier, sans que je ne comprenne la raison de cette réserve. Tout me paraît si lointain et bien que je sois monté de plus en plus haut, j'ai l'impression d'être descendu à l'intérieur de mon esprit. Je ne pleure même plus : les images qui se succèdent sont comme des diapositives démoniaques contre lesquelles je suis incapable de réagir. Je reste là, devant la petite ouverture que mon père avait lui-même créée dans le toit.

Je pousse une première fois.

Rien ne bouge. Le froid et le temps ne doivent pas aider.

Je pousse.

Encore.

Encore.

Je garde mon calme.

Je prends appui et j'exerce une pression constante. Lentement, la porte bouge.

Je sens le froid de l'extérieur qui pénètre légèrement dans le grenier.

D'un coup, je parviens à ouvrir.

La neige cumulée sur le toit me tombe dessus.

Je me hisse hors de la maison et me trouve à l'extérieur.

 

Ici, on regardait les étoiles avec mes parents. Il y a encore cette petite rambarde, pour que nous placions nos pieds afin d'éviter de glisser. Je me souviens d'une soirée d'août pendant laquelle nous étions restés des heures à contempler les astres célestes et à observer les éventuelles étoiles filantes. Mon père nous avait expliqué bien des choses sur l'univers – certaines que je savais, d'autres que j'ignorais – et nous avions ri. Beaucoup.

J'avance lentement. L'horizon est obstrué par de gros nuages blancs. Je ferme les yeux et continue d'avancer.

« Il est audacieux de revenir sur les pas de son existence, plus encore lorsque les visions sont tristes et marquées par la solitude...

- Tu as su que je viendrais, forcément, réponds-je.

- Je pensais arriver trop tard, mais il paraît que les gens sont plus lents quand ils pensent...

- J'ai eu des soucis sur la route.

- Il est difficile de lutter contre les réflexions, c'est vrai. Tu as bien fait de t'arrêter, un accident est si vite arrivé.

- Peut-être était-ce la solution, dis-je.

- Je crois qu'il fallait que tu reviennes ici avant. Tu m'aides à monter, s'il-te-plaît ? »

Je me retourne et le visage souriant de la tante Roseraie me fait face, sortant de la trappe.

« Je ressemble à Marie-Antoinette, non ? ajoute-elle, en riant.

- Juste à un moment de son existence, et c'est celui le moins drôle, réponds-je.

- Allez, aide-moi... »

Je lui tends la main et l'aide à se hisser. Elle sourit et se débarrasse de la neige. Très vite ses habits prennent l'humidité.

« Tu vas attraper la crève, ici, dit-elle. »

Je souris, fatigué. Elle aussi, mais plus sereinement.

« Il y a ce gentilhomme dans la salle, avec son chien... il m'a dit que je te trouverais là. Il a précisé : un gars super sympa et avec un regard très triste ? oui, il est monté dans les chambres. Mais je savais que tu irais un peu plus haut. Vraiment, j'ai aussi des souvenirs ici, des bons, d'ailleurs, ce qui est assez rare, malheureusement. Sur ce toit, vous étiez toujours heureux. Il serait triste de ternir ce bonheur par une glissade malencontreuse...

- Tu ne peux pas comprendre...

- Nico... tu sais, ici il y a des spectres anciens. Des sortes d'images lointaines qui peuvent te hanter, surtout si tu les revois après ce que tu as entendu de la bouche de ta mère. Mais Valérie n'est pas très intelligente, les autres ont très vite compris que cela cachait quelque chose. Moi plus encore. C'était une fausse bonne solution de venir ici : ça te rappelle des souvenirs, mais tout ce qui n'était que bonheur à l'époque prend une proportion de tristesse accablante, ces souvenirs ne méritent pas ça. Cet homme, il dit qu'il faut que tu vendes, je ne sais pas pourquoi il a insisté quand je suis passée, mais il l'a dit deux fois...

- Cette maison ne m'appartiendra plus.

- Je ne veux même pas savoir ce que tu entends par là. Mais je crois qu'il a raison, il faut que tu vendes. Ce souvenir est trop lourd à porter. Et il ne ressemble plus à rien ; même la porte du grenier est défoncée... personnellement, à ma mort, je préfère qu'on change complètement ma maison. La laisser ainsi durant presque dix ans, c'est trop, tu comprends ?

- Mais je ne pouvais le faire... c'était impossible... papa et Emily sont encore là... »

Elle m'observe comme on regarderait un enfant. Nous sommes assis tous les deux, les pieds calés sur la rambarde. La neige ne tombe plus mais de gros nuages grisâtres couvrent l'ouest. La tante Roseraie pose sa main sur mon genou et me regarde avec un léger sourire, prémices d'une conversation des plus importantes.

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