Cela fait plusieurs minutes que je roule vers mon objectif, ayant abandonné tous les êtres qui me retenaient. Autour de moi, les rues défilent, je suis les panneaux directionnels instinctivement. Lentement, je me sens partir dans un autre souvenir ; je me gare à nouveau sur le bas-côté, incapable de me contrôler. J'ai comme l'impression d'une plongée en arrière, dans des temps révolus, parmi des âmes mortes depuis déjà des années.
Je ne peux m'empêcher de pleurer.
J'ai douze ans. Nous sommes à la maison, mon père vient de mettre un disque vinyle et c'est une chanson toute en mélancolie et en tristesse qui commence à retentir dans la maison ; il le fait toujours lorsque ma mère n'est pas là car elle déteste la musique classique. Il en profite pour fermer les yeux, s'installer sur son fauteuil et écouter. Il demande alors un silence mortuaire pour lui permettre de se « recentrer sur lui-même ».
C'est à ce moment-là, pour la première fois, qu'Emily me prend la main tendrement. Elle me demande de danser avec elle, de l'entraîner dans cette danse romantique. Sans trop réfléchir, je commence à prendre le pas et à la faire tourner. Nous nous complétons tous les deux et nous nous observons comme de petits pétales qui voleraient. Le vent n'est pas brutal, c'est une légère brise qui nous permet de rester en suspension dans l'air. Très lentement, j'ai l'impression que nous ne touchons plus le sol. Emily se blottit contre moi et j'essaie de tenir un rythme des plus sereins, tout en gardant le silence : il ne faut pas déranger mon père.
La pièce finit par ressembler à une piste pour nous. Nous nous dévoilons tous les deux sans comprendre que nous nous unissons pour la première fois. Mais je remarque peu à peu qu'elle paraît mécontente. Néanmoins, je n'ose arrêter tandis que le violon de Bach commence à briser mes barrières mentales. Je ne réfléchis plus à rien et je me laisse entraîner. Doucement, la musique s'arrête.
« Coco, tu danses pas trop mal, me dit-elle, la voix brisée.
- Lyly ? Tu es sûre que tu as aimé ça ? Je t'ai marché sur les pieds ?
- Non... bien sûr, non.
- Alors pourquoi tu es si contrariée ? demandé-je.
- C'est trop triste de danser sur ça. Tu connais AC/DC ?
- Non... c'est un nom étrange pour un chanteur...
- C'est un groupe, espèce d’un cul.
- Inculte, Lyly, inculte, la corrigé-je, me retenant de rire.
- Oui. Et je veux rire. Promets-moi !
- Qu'est-ce que je dois te promettre ?
- D'encore danser, mais plus ça, me répond-t-elle. Je veux que nous dansions encore, sans nous arrêter. Avec joie et sur quelque chose qui bouge. Qu'on saute !
- Tu es folle... mais d'accord.
- Promets, insiste-t-elle.
- Je te le promets, Lyly, dis-je, le sourire en coin.
- Youhou ! Je suis une vraie folle !
- Les enfants... chut... demande doucement mon père alors que la deuxième musique commence. »
Je vois le sourire de ma sœur et je sais que c'est celui-ci que j'ai envie de faire renaître. Je sais que nous allons hurler toute notre vie et nous libérer de nos chaînes simplement au son de la musique et aux cris inspirés de chanteurs qui me seront totalement inconnus.
Je pleure. Dans ma voiture, je pleure.
Je n'ai pu la faire danser toute notre vie. Elle était une jeune fille insouciante, et la promesse était pour elle un don, une preuve d'amour. Je crois que je me suis trop écarté d'elle, que je l'ai trop laissée de côté. Cela faisait des années qu'elle avait les pieds sur terre et le regard à l'horizon. Ce qu'il aurait fallu, c'est que nous puissions rire encore, sans nous arrêter...
J'ai treize ans, je fête ma réussite au brevet des collèges en famille.
Mon père vient d'avoir l'idée la plus saugrenue du monde : mettre de la musique classique pour signifier sa fierté. Emily paraît si triste que je trouve cela insupportable. Elle ne supporte plus, depuis quelques années, ces moments où la musique classique emplit la maison. Ma mère, pour l'occasion, semble faire un effort.
C'est Strauss, cette fois-ci, la Pizzicato Polka. Avec tout le zèle du monde, je tends ma main vers Emily afin que nous dansions. Que nous sautions. Il faut la faire rire, la faire bouger. Il faut que tous les deux, nous transpirions et hurlions. Elle me dévisage sans trop comprendre ce que je lui demande : mais, bien que les premières notes la surprennent, elle accepte de danser rapidement sur les courtes résonnances que nous entendons. Nous commençons. Ma mère et mon père sont indécis, incapables de savoir si ce qu'il se passe est normal ou non.
Elle m'imite très rapidement, sautillant sur place et tournant comme ces petits animatronics sur les horloges ou dans It's a Small World, qui pivotent étrangement et sans que cela soit véritablement beau à regarder. Nous nous amusons à faire des grimaces et nous commençons à rire de plus en plus tandis que nous sautillons en rythme, se permettant de nous moquer de notre père, qui sourit gentiment.
Nous remarquons à cet instant que nous avons la chance que cette musique soit plus entraînante que les autres et que nous pouvons ainsi danser sans nous ridiculiser. À la toute fin, nous nous emportons tous les deux, nous rions tant que la musique ne paraît plus avoir de sens. Mes parents sont si heureux que cela nous ravis tous les deux ; Fanny danse à retardement, provoquant de nouveaux fous rires.
Je sors de la voiture, incapable de réfléchir encore. Pourquoi dois-je penser une nouvelle fois à tout cela ? Pourquoi ce passé remonte aujourd'hui à la surface ? Je hurle pour essayer de contrôler mes larmes mais j'ai la sensation qu'Emily est à mes côtés et qu'elle tente de me dire quelque chose. Mon esprit est embrumé par tant de pensées, par tous ces spectres anciens que je ne contrôle pas.
La neige commence à tomber à gros flocons, recouvre tout une nouvelle fois. Le vent est cinglant et j'ai l'impression qu'il me faut bouger, qu'il me faut suivre ces mouvements incompréhensibles.
Smells like teen spirit de Nirvana, j'ai seize ans.
Nous nous défoulons tous les deux. Nous n'avons pas besoin d'apprendre à danser. Ce qu'il nous faut, c'est nous libérer de nos chaînes. Alors nous hurlons comme si le monde s'écroulait. Il le faut. C'est une idiotie, c'est loin de tout ce que je veux devenir. Mais il y a ce sourire.
Ce sourire, ce regard du passé. Et cette neige qui ne cesse de tomber.
J'ai presque dix-huit ans, il y a cette chanson qui nous rend fous, que ma mère nous a fait découvrir. Elle fait toujours semblant de me tirer dessus durant nos danses et joue la mort à la toute fin. Elle a cette robe magnifique, elle danse calmement et elle lève le visage vers le ciel, comme si elle cherchait quelque chose d'invisible aux yeux d'autrui.
« Ne m'abandonne jamais, me dit-elle, jure-le-moi, sinon, bang bang, mon Coco. »
Elle n'est plus sur la route avec moi, je l'ai laissée dériver sur je-ne-sais quel navire, je l'ai lâchement abandonnée. Je commence à avoir froid mais je ne peux rentrer dans la voiture. Je le sais, une autre danse me vient à l'esprit. Une danse qui aurait dû me rappeler ma promesse, la seule qui comptait réellement. Pourtant, tout s'est effacé.
Après cette lettre, après cette soirée, je ne peux que penser à ces danses et aux bonheurs passés et disparus. Ce mariage n'était qu'un mensonge. Une seule chose était tout aussi vraie que la force de mon affection pour ma sœur.
Notre dernière danse ; j'ai désormais vingt ans. Le temps passe si vite.
Nous nous défoulons, cette nuit-là. Emily adore les chansons anglaises et leur rythmique, et son amour absolu pour AC/DC n'a pas diminué depuis toutes ces années. Souvent, je la vois avec un casque vissé sur la tête, et si je lui demande ce qu'elle écoute, j'entends invariablement les mêmes chansons.
Ici, dans cette salle, nous dansons. La musique commence sur un « Thunderstruck » endiablé, et c'est Emily qui vient me chercher et m'entraîne sur la piste de danse. Elle sourit en secouant la tête, puis elle hurle un premier « thunder » avec hargne et joie. Je l'imite pour le second. Je vois qu'elle a déjà brisé toutes les chaînes qu'elle s'est imposées ; je ne tarde pas à faire de même. Nous avons besoin de nous libérer de quelque chose, sans que je ne sache de quoi il s'agit. Elle saute si haut qu'elle m'émerveille. Peut-être fais-je des bonds aussi grands qu'elle. Je ne peux le savoir. Je la vois qui s'arrache littéralement la gorge pour suivre la voix haut perchée de Brian Johnson. Elle est si belle, presque déjà recouverte de sueur. Nous hurlons tous les deux la mort de notre père, et nous nous regardons réellement pour la première fois. Il faut vibrer, il faut que nos cœurs pulsent littéralement, comme s'il ne nous restait que cette danse. Il s'agit de briser les lois de cette société dont nous sommes les produits. Elle hurle un « Texas » avec toute la beauté d'une femme qui veut dépasser les limites de son pays : je la vois plus heureuse que jamais. Elle me frappe en plein cœur, par cette explosion assourdissante du tonnerre, elle me montre que je n'ai rien à faire là.
Elle saute. Encore. Encore. ENCORE. Elle tire la langue en chantant, comme pour se moquer de moi. Elle est plus belle qu'elle ne l'a été auparavant, ce que je ne pensais possible. « It's alright ! » Voilà, elle crie comme si sa vie en dépendait. Elle crie et je la vois si heureuse que j'en ai les larmes aux yeux.
Tout. Tout est déjà fini lorsque la chanson se termine. Seulement je ne le sais pas. Elle se suicidait quelques mois plus tard. Son bonheur explosait à nouveau durant cette danse. En réalité, je sais que je l'ai abandonnée, que je l'ai laissée sur une route où elle se sentait seule. En me souvenant ainsi de cette danse, je crois que je commence à comprendre pourquoi Mélanie ne supportait pas nos liens ; Suzanne aurait réagi de la même manière si elle m'avait connu à ce moment-là. Pour Emily, pour cette sœur qui hurlait contre le silence des hommes et sautait devant l'immobilité cadavérique de la société, je n'aurais jamais dû reconstruire ma vie.
Aucun de nous.
Je m'apprête à remonter dans ma voiture mais la radio est enclenchée et Every breath you take de Police résonne calmement. Je pleure en pensant à la volonté de ma mère de mettre cette chanson lors de l'enterrement de ma sœur. J'ai refusé. Cette chanson ne lui correspondait pas, comme toutes ces cérémonies.
Finalement, je ne parvins pas à convaincre ma mère, nous entendîmes tous cette chanson. Belle, certes, mais qui ne signifiait rien lorsque l'on connaissait Lyly.
Dans le cimetière, sans que personne ne le sache, j’arrivai avec un poste radio et je diffusais Hells Bells, hurlant pour briser les principes de cette société. La Tante Roseraie vint vers moi et à mon grand étonnement, elle sourit. Elle m'embrassa et me serra contre elle, dans le silence. Ma mère me regarda pour la première fois comme un monstre, non comme un fils.
Pourtant, je savais, selon les mots d'Emily, que cette chanson était la plus appropriée.
C'est la dernière fois que j'ai véritablement écouté une chanson. La dernière.