Partie quatre : Catabase - Une peur latente

Notes de l’auteur : Voici la dernière partie de ce roman.

Je n'ai que peu de choses à relater de ma vie. Je n'ai pas vu d'immenses navires stellaires percés les arcs de lumières lunaires, ni des mages utiliser des pouvoirs exceptionnels, mêlés de flammes dorées et bleutées. Je n'ai rien à raconter sur une quelconque épopée qui m'aurait mené devant la face divine de Zeus, arborant dans ses mains la Foudre. Je ne peux dire avoir entendu siffler au vent la dernière lame, ni avoir entendu le râle court et noir de la Mort. Je n'ai même rien vu lorsque le mur de Berlin est tombé, et je n'ai pu observer une aurore boréale. Non, je n'ai rien à raconter d'épique ou d'impensable. Je suis un homme comme on en fait tous les jours, avec ses peurs et ses angoisses. Certains diront que j'étais un génie, alors que j'étais simplement un enfant surdoué, comptabilisant en moi un comportement perturbateur, une intelligence formidable et une autonomie impressionnante. On offre des qualificatifs toujours plus beaux à ce que l'on trouve incroyable. C'était un stéréotype, et cela rassurait les gens de pouvoir dire que j'appartenais à une case qu'ils jugeaient supérieure à la leur.

Dans cette pièce, je me suis rendu compte que rien n'a changé. On me considère encore comme cet enfant capable de résoudre des problèmes insolubles par le commun des mortels.

 

Je suis dans le fauteuil de mon père, dans la même position prise par Loïc. Je regarde le vide comme si quelque chose venait d'y naître. J'ai huit ans et je viens de vivre une des mes premières grandes vérités. Celle de la mort. Je sais déjà ce qu'elle signifie depuis quelques années, suite aux décès de mes grands-parents paternels, mais je comprends soudain toute l'étendue de sa puissance. Le vide comporte tout ce qu'il y a de naissance et de mort et je me noie à cet instant dans une réalité qui me submerge. J'ai huit ans et un calme froid me recouvre, afin de survivre à la peur qui m'étreint. Mon père s'approche, et se met à genoux devant moi.

« Nico ? Tu vas bien ?

- Ça va, papa, ça va...

- Pourquoi j'ai l'impression que tu me mens ? demande-t-il.

- Peut-être parce que c'est le cas, tu as l’œil après tout, dis-je, sarcastique.

- Et qu'est-ce qui te perturbe, alors ?

- La mort, lui réponds-je.

- La mort ?

- Oui, papa. Quand Papy et Mamy sont partis, j'ai eu mal et j'ai compris que je ne les reverrai plus, j'ai compris qu'ils ne montaient pas vraiment au ciel, j'ai compris aussi qu'ils avaient fini par ne plus respirer. C'était facile à deviner.

- Je vois... répond mon père, inquiet.

- Mais j'ai su aussi que la mort touchait tout le monde... n'importe quand... tu vois ce que je veux dire ?

- Tu ne devrais pas penser à tout ça à ton âge, Nico, me conseille mon père.

- Il est trop tard pour ne plus y penser.

- Tu dois avoir raison. Alors à quoi songes-tu ?

- Tu veux tout de même en parler ? demandé-je.

- Bien évidemment, tu es mon fils, je veux t'aider.

- Si tu le peux, j'accepte ton aide.

- C'est fort bon de votre part, ô grand Nicolas, dit-il en riant. »

Je souris.

« J'ai compris dernièrement qu'il y a des chances que vous partiez avant moi. Je ressens de l'affection pour vous tous et je ne supporterais pas de vous voir partir, expliqué-je.

- Il est gentil, et normal à ton âge, d'éprouver de tels sentiments pour nous.

- L'amour est un sentiment complexe, je préfère le manier avec certitude, développé-je.

- C'est un bon choix, enfin je crois, avoue mon père.

- Notre conversation n'est pas là pour essayer de savoir si je fais de bons ou de mauvais choix. Les premiers sont éprouvés par la pensée universelle qui dit : ce qui fait du bien et ce qui est juste est nécessairement bon. Les seconds ne sont faits que pour permettre à l'homme de se souvenir qu'il n'échappe pas aux erreurs et que sa fin peut arriver. Voilà pourquoi nous parlons de la mort, parce qu'elle se trouve partout.

- Tu ne penses pas que tu généralises un peu trop les bons et les mauvais choix ? m'interroge mon père.

- D'accord, certains bons choix peuvent faire du mal à certaines personnes, mais ne me dis pas que la pensée universelle va voir cela ainsi. Pour la seconde proposition, oui, tu as raison, papa, je ne fais que supposer que les mauvais choix nous rappellent à la mort. Je suis désolé. C'est une résolution rapide parce que cela n'a rien à voir avec le sujet de départ.

- D'accord, d'accord, répond mon père, perturbé. »

Le regard qu'il a à ce moment-là est plein d'angoisses. Je parle trop bien pour mon âge, c'est une chose que tous ont admise depuis quelques mois, mais ce qu'il y avait de pire pour eux, c'était de me voir établir des réflexions d'adultes, bien que j’eusse encore des réactions d'enfant.

Mais j'ai huit ans, je ne comprends pas encore quel mal je peux faire, et je continue :

« J'ai écouté une chanson, très belle. Et comme le chanteur, je veux partir avant vous, pour ne pas vous voir mourir.

- Quelle chanson ? demande mon père.

- Ce n'est pas important.

- Nico... vivre est difficile, j'en ai conscience. Parce que l'on doit voir les gens partir, parce qu'on doit leur rendre hommage. Mais c'est ainsi, il faut l'accepter.

- Je ne veux pas.

- Ce serait plus simple de partir avant tout le monde. Et je suis certain qu'il y a de belles idées dans cette chanson, mais sache qu'il faut une grande force pour vivre quand on a toutes ces choses à l'esprit. Tu es un gamin extrêmement intelligent, et tu mérites de faire connaître ces traits de génie aux autres. Je sais, c'est dur... de vivre, de ne pas écouter et de voir les horreurs de monde. Pourtant ça fait partie de l'héritage que tes ancêtres t'ont donné. Il faut que tu l'acceptes. C'est important. »

J'acquiesce en silence. Puis j'allume la télévision, incapable de voir que mon changement de réaction surprend mon père. Il se lève et m'ébouriffe les cheveux, comme à son habitude.

 

J'étais si jeune et j'imagine seulement la réaction que dut avoir mon père. Certes, la mort est une peur latente en chacun de nous, mais il ne pensait pas que j'allais faire de telles réflexions face à lui. Alors que je roule encore, ce souvenir revient à mon esprit. J'ai commencé à me remémorer quelques courts passages de ce moment lorsque Loïc m'a parlé.

Qu'ai-je fait subir à nos parents ? En tant qu'enfant, je l'aurais fait même sur le rythme du concerto for flautino in C major de Vivaldi. Et tandis que cela devait être un jeu d'enfant pour moi, mon père n'entendait que des phrases terribles et morbides : une peur de plus en plus grande surgissait en lui. Si nous avions parlé sur ce concerto, j'aurais dû discourir sur la toute première partie tandis qu'il n'aurait entendu que les sonorités lentes et graves de la deuxième. Quels cruels enfants ai-je été, incompréhensif et méprisant face à une pensée adulte ? Mérité-je tout leur amour ?

Loïc me semble être une vengeance du destin : il n'est là que pour me faire souffrir, me rendre malade. Sa présence n'a fait que me rappeler ce que j'étais à l'époque. Cet enfant que je pensais avoir oublié, ce spectre lointain que j'avais pensé avoir mis de côté. Voilà ce que mon fils est, voilà ce qu'il peut se targuer de me faire ressentir. J'ai le sentiment qu'il savait très bien ce qui allait en résulter, alors que moi-même je ne savais pas ce que je provoquais chez mon père ; ou alors l'a-t-il pensé également de moi ?

Je ne peux plus vivre, pas avec cette image. Je le vois, devant moi. Loïc et ses mots.

Ses yeux me rappellent ce que j'étais et ma pensée me lie pour la toute première fois à mon père.

 

J'ai presque vingt ans et il a voulu me voir. Son coup de téléphone – le premier depuis que je suis parti de la maison pour habiter avec Mélanie – m'a surpris. Il me dit qu'il sera là dans peu de temps, qu'il a besoin de me parler immédiatement, qu'il ne le fera plus par la suite. Je ne comprends pas mais je ne peux pas refuser de parler à cet homme qui m'a tant appris, pour qui j'ai un amour sincère.

À cet âge, je savais que j'éprouvais de l'amour pour mon père, ma mère, Emily et Fanny, étant donné que mes sentiments pour eux étaient tout aussi forts que ceux que je ressentais pour Mélanie. Cette vérité était déjà une preuve que mon affection pour ma future femme n'était pas assez forte : on doit aimer sa femme plus que sa propre vie, je le sais aujourd’hui avec Suzanne.

Je sors de notre petite maison et mon père est garé, là, juste devant. Je le vois : il est encore habillé de son pantalon de pyjama et ses cheveux sont si emmêlés qu'il me paraît être un fou sorti de l'asile. Sans que je ne comprenne pourquoi, ma peur s'élève. Il sort de la voiture et enfile son grand manteau.

« Qu'est-ce qui te prend de venir jusqu'ici si peu habillé ? Il fait froid, ils ont même prévu de la neige ! Tu aurais pu attendre, nous allions bientôt vous inviter pour mon anniversaire...

- Peu importe, est-ce qu'on peut s'installer dans un endroit où Mélanie ne pourra pas nous entendre ?

- Bien évidemment, j'ai mon bureau pour le travail ; tu serais venu avant, tu le saurais, dis-je, sarcastique. »

Il sourit. Il a remonté le col de son manteau et son visage y est à moitié enfoui. La soirée est déjà bien avancée et à la lueur de la lune, il me semble bien plus blanc qu'il ne l'a jamais été. J'éprouve une nouvelle fois une crainte que je ne comprends pas. Je me demande s'il me cache quelque chose et me pose des questions sur la raison de ce soudain appel. Je prépare un café et j'explique à mon père que Mélanie dort déjà car elle a du travail ; il me demande où elle « bosse », ce qu'il sait déjà. Je lui dis qu'il a eu de la chance en réussissant à me joindre, car j'ai encore du travail : je dois me coucher tard pour finir ma thèse. Il me demande également quel est le sujet de cette thèse, ce qu'il sait pertinemment. Je commence à éprouver une tension dans le cœur si grande qu'elle m'empêche de réfléchir.

« Papa ? Tout va bien ?

- Ça va, Nico, ça va...

- Quelque chose me dit que tu mens...

- Tiens… ce début de conversation m'en rappelle un autre.

- C'est vrai, dis-je en souriant, vas-tu me parler de mort ? dis-je avec ironie.

- Oui, d'une certaine manière. Il faut forcément fermer la boucle que tu as ouverte il y a déjà douze ans. C'est une bonne chose de le faire dans ton bureau. »

Je lui tends sa tasse de café et il me remercie, encore peu réveillé. Je remarque soudain les sillons des larmes qui ont glissées sur ses joues. J'essaie de construire un scénario dans mon esprit : Fanny ou Emily… ou les deux… qui ont eu un problème ? Non, ils m'auraient demandé de venir. Ma mère qui a décidé de le quitter ? Non, il n'aurait pas pleuré et ne serait pas venu en urgence. Cela concerne de toute manière notre famille, j'en suis certain.

« C'est Maman ? Elle a fait quelque chose ? demandé-je.

- Hum... toujours aussi perspicace, hein ? Oui, il s'agit de ta mère.

- Rien de perspicace là-dedans, juste de la déduction.

- Si tu le dis, je te crois, Nico.

- Tu es venu ici, c'est pour me parler. N'hésite pas, s'il-te-plaît.

- Tu n'y vas jamais par quatre chemins. Apprends à avoir plus de tact, ce serait une bonne chose. »

Je chasse le conseil de la main et lui demande de poursuivre. Il a l'œil perdu dans je ne sais quelles pensées. Je m'approche de lui et pose mes mains sur ses épaules. Il m'observe comme s'il me voyait pour la première fois. Il sourit. Se faufile en moi les germes d'une crainte que je ne soupçonnais plus. La peur de la perte.

« Ta mère m'a dit des choses odieuses.

- Comment ça ?

- Elle m'a dit que je l'ai toujours empêchée de s'accomplir, que j'ai toujours été une cage de laquelle elle ne pouvait sortir. Il y a peut-être du vrai, tu sais ? Mais je ne pensais pas que c'était à ce point-là, m'avoue mon père.

- Vous vous êtes engueulés devant Emily et Fanny ? m’inquiète-je.

- Non, non, elles sont sorties dans un parc d'attraction, je crois. Ta mère leur a payé.

- Elle voulait être seule avec toi... comprends-je.

- Oui. Elle m'a dit que je ne méritais pas de vivre. Que mes silences prolongés étaient harassants, que ce qu'elle aurait voulu durant nos années de vie commune, c'est une preuve d'amour. Je n'ai rien osé dire...

- Tu lui as donné trois enfants, seulement parce qu'elle le voulait, c'est un grand cadeau, analysé-je.

- Oui, mais comme je te l'ai précisé, je n'ai pas osé lui dire.

- Pourquoi ? Pourquoi ne lui as-tu pas dit ?

- Tu verras, un jour. Si tu dois t'opposer à une personne que tu aimes, tu ne voudras pas détruire cet amour et cette douceur que tu ressens lorsque ton regard se pose sur elle. Et surtout, tu auras peur de perdre tout ce que tu as acquis avec elle. Imagine tes danses avec Emily terminées, et les baisers de Mélanie n'étant que des sensations du passé... m'explique-t-il. »

Je reste silencieux, incertain face à cette réponse. Je ne sais pas si c'est une affirmation ou un conseil pour le futur. Néanmoins, la question s'évanouit rapidement, puisque, lorsque je regarde mon père, je ne vois qu'un vieil homme fatigué. Cette vision m'inquiète tant que je reviens vers lui et que je le fixe.

« Ce ne sont que des mots, et même s'ils étaient vrais, il ne faut pas que tu fasses attention à ce genre de choses. Tu sais bien ce que tu as fait.

- Tu as raison, me répond-t-il, il est important de croire en soi, parce que personne ne le fait pour nous... mais un coup de pouce n'est jamais négligeable. J'aimerais qu'elle voie à quel point je l'aime.

- Maman a toujours été indépendante...

- C'est pour ça que je pense qu'elle ne m'aime plus... mais elle a peur de perdre tout ce qu'elle a pu ressentir dans cette maison. Je te l'ai dit, s'opposer à ceux que l'on aime est difficile... »

Une nouvelle fois, je ne dis mots.

« Elle m'a dit que je n'avais jamais montré mon amour, ni à elle, ni à vous. Il paraîtrait que je suis un être froid et vindicatif. C'est difficile à entendre mais j'imagine qu'il y a une part de vérité là-dedans...

- Papa... nous savons, tous les trois, que tu nous as aimé plus que tout. Tu te mens à toi-même. »

Il sourit, me sert la main.

« Un petit coup de pouce... »

Je souris à mon tour.

Il prend une grande inspiration.

« Emily t'aime.

- Bien sûr qu'elle m'aime, c'est ma sœur, dis-je, esquissant le plus beau sourire possible.

- Bien entendu... bien entendu. Tu aimes Mélanie ?

- Je crois, dis-je.

- Il n'y a pas pire réponse. Ton cœur doit s'enflammer et dire : je l'aime. Ne te trompe pas, cela te poursuivra toute la vie. »

J'ai presque vingt ans et à cet instant je sais que quelque chose est en train de se passer. Je comprends que mon père est trop fatigué, qu'il ne parvient plus à avancer sur la route qu'il a voulu prendre plus jeune. Il respire mal et son asthme prend le dessus, ce qui n'est pas arrivé depuis très longtemps.

« Que penses-tu de ce monde ?

- Comment ça ?

- Je veux savoir ce que tu penses de ce monde... répète-t-il, sachant parfaitement que j'ai compris la question.

- Je le trouve beau. Et souvent assez juste.

- Poursuis.

- Je... j'ai peur des hommes et de leurs réactions. La Terre demande du souffle.

- Un peu comme moi, en somme, dit mon père en souriant.

- Ou... oui... j'ai peur des hommes parce qu'ils font la guerre pour des choses qui n'ont pas d'importance. Pour de l'or, pour le pouvoir, pour les religions... j'ai peur car ces raisons ne sont que des inventions. Non, j'ai peur de l'homme parce qu'il est né avec le désir de tuer et de détruire et que des choses le poussent à oublier ce qu'il est foncièrement.

- Tu crois vraiment qu'il y a des choses qui poussent les gens à omettre le mal ?

- Oui, l'amour, l'amitié, la gentillesse, la politesse. Des inventions des hommes pour palier à ce qu'ils sont.

- C'est ainsi que tu vois le monde ?

- Non, c'est ainsi que je vois les hommes. Le monde est beau, et il y a des activités réalisées par les hommes qui le rendent plus beau encore.

- Et que penses-tu de ta famille ? m'interroge-t-il après un long moment.

- Ma famille ? Je ne vois pas ce que tu veux dire...

- La trouves-tu aussi belle que ce monde ?

- Papa...

- Réponds-moi.

- Je... Non. Non, je la trouve triste, notre famille. Elle a été belle, elle a été joyeuse. Mais aujourd'hui, elle ne semble plus heureuse, elle semble... elle semble disparaître. Maman ment tout le temps, Emily ne pense... ne pense pas à ce qu'il faut, Fanny rêve de l'avenir sans songer au présent et toi... toi tu restes cloîtrer dans le silence. Et puis il y a moi, noyé dans les études et qui reste éloigné de cette atmosphère. Non... elle me rend triste, papa.

 - Elle te fait penser à l'homme, dans ce cas. C'est une logique infaillible.

- Je suis désolé...

- Tu n'as pas à l'être. Il est vrai que je reste silencieux. Même là, je n'arrive pas à te parler. Comme lorsque tu étais enfant et que tu savais toujours tout dire, sans faire d'efforts. Tu te trompais des fois, aujourd'hui encore, parce que tu n'es pas assez ouvert... mais moi je ne fais que me taire.

- Cela nous a aidé. Quand tu parlais, ce n'était jamais sans raison, le défends-je.

- Tu es gentil... »

Il reste là, à regarder le vide, encore une fois.

Je m'approche de lui. Il cache quelque chose.

« Papa... dis-moi... »

Il relève le visage et sourit tendrement. Il libère ses mains et m'ébouriffe les cheveux.

« Je suis mourant, Nico. J'en ai pour dix ans, peut-être. »

Je le dévisage sans comprendre. Il paraît être si sincère, si profondément fatigué.

« Comment ça ?

- Une maladie ridicule, un truc dont je me souviens même pas le nom. Enfin, j'en ai pour dix ans. Je veux pas que les gens le sachent, je veux pas.

- Alors pourquoi moi ? demandé-je.

- Parce que tu es intelligent et... ça me rassure si quelqu'un sait...

- Je ne comprends pas... papa... je comprends pas...

- Chut... tu vas réveiller ta soi-disant bien aimée... dit-il avec un sourire. Il n'y a rien à comprendre, c'est la vie. Tu te souviens ce que je t'avais dit durant cette fameuse conversation : vivre demande du courage et il faut parfois se battre pour accepter les erreurs que l'on fait ?

- Oui... oui... mais je veux pas que tu partes. »

Je craque véritablement pour la première fois de ma vie. La perspective de perdre mon père m'est insupportable. Il sourit toujours et je vois qu'il me regarde avec malice.

« Je ne pensais pas que tu pleurerais.

- Je... je sais pas... je sais pas quoi faire, avoué-je.

- Tu ne peux rien faire. Allez, écoute-moi.

- Quoi ?

- C'est dur de mourir, aussi. Cela demande d’être fort, d'abandonner à jamais les siens. De renoncer à tout. C'est ça, la vie, c'est avoir le cran de vivre jusqu'à ce que la mort vienne.

- Mais je veux pas te laisser...

- Il faut savoir être fort. Laisser ses larmes couler et accepter ce que nous prend la vie, ce qu'elle nous a offert et qu'elle nous reprend toujours, jalousement. Même un père. »

Je me sens presque contraint d'accepter. Il ajoute soudain :

« Il se peut que je t'écrive, dans ce cas je ne ferai jamais mention de cette maladie. Au cas où quelqu'un tomberait sur ces lettres, par un hasard formidable.

- Pourquoi m'écrirais-tu ? lui demandé-je, surpris.

- Tu l'as dit toi-même : je ne suis pas du genre à venir vous voir, ici... une correspondance maintiendrait un contact entre nous.

- C'est... particulier comme réponse. Je ne vois pas ce que tu pourrais dire dans une lettre... ni ce que je pourrais répondre.

- Des choses que je n'ai pas la force de dire devant toi. L'écriture aide à se livrer. »

Il me regarde et je vois un de ses plus beaux sourire. Il est magnifique à ce moment-là, comme si la certitude de la mort lui rendait toute la force de la vie. Sa respiration se fait de moins en moins saccadée et il est soudain aussi fabuleux que ce jour-là, à mes huit ans. Plus fabuleux encore, alors que je me trouve à genoux devant lui, à ses pieds, redevenu un enfant, davantage petit que je ne le fus durant toute ma jeunesse.

 

Je me suis arrêté sur le bas-côté en pensant à nouveau à notre conversation, à ce secret si pesant. Mon père était si beau, alors. Comment oserais-je un jour trahir ses derniers vœux ? Lui qui avait préféré partir dans toute la beauté de ses quarante-six ans, plutôt que dans une faiblesse maladive. Je ne pouvais pas.

Mourir demande du courage. Je ne parviens plus à aimer ce monde dans lequel je ne me sens plus à ma place, dans lequel on tue les animaux par plaisir et détruit la nature par besoin. Tout devient cadavre mouvant et j'ai comme l'impression de respirer de la sciure à chaque instant, parce que l'on nous ment, parce que l'on nous tend des pièges à longueur de temps. Je ne supporte plus cette famille, qui me rend triste, qui parvient à me mettre en colère.

L'angoisse d'être un de ces individus me tue. Je tourne la clef et le moteur vrombit : j'ai encore une heure de route à faire pour arriver à destination. Encore une heure à tenir. Je ne veux plus revivre tout ce passé, je ne peux plus faire des conjectures sur l'avenir. La route me mène vers la fin et la libération, je le sais désormais. Il ne faut plus se laisser distraire et laisser la rivière de la vie s'écouler. Fuir la peur de la mort et l'embrasser pleinement, enfin.

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