Partie trois : Retrouvailles - Une journée blanche

Notes de l’auteur : Excusez-moi pour la longueur de ce chapitre-ci. Je ne me sens pas à en briser la lecture... j'aime le fait qu'il fasse réellement un tout.
Bonne lecture

J'observe mon fils plus en détails. J'avais senti quelque chose de familier en lui dès le premier regard. Son intelligence et sa vision du monde sont toutes les deux exceptionnelles. Ce sont de ces deux caractéristiques qu'il tire ces yeux-là, pleins de rancœur. Je sais être le centre de cette aigreur et que son seul désir, désormais, est de me voir disparaître. Je le sais puisque, à son âge, j'avais espéré de la même façon que ma mère disparaisse, qu'elle s'éloigne de mon horizon qu'elle obstruait trop souvent. De même, il sait que je pourrais l'empêcher d'avancer, que l'attraction que j'exerce moi-même annulerait celle qu'il pourrait un jour provoquer. Il ne veut pas de cela et je le comprends.

Et cela me fait du mal de le comprendre.

En réalité, je me vois une nouvelle fois en lui et cette vérité m'angoisse. S'il est véritablement semblable à moi, alors mon père avait raison. S'il est mon double en plus jeune, alors tout est génétique et Zola avait vu juste. J'ai peur. Soudain je me laisse dominer par une crainte née dès la lecture de la lettre de mon père. Il était si sage ; je le suis plus encore ; Loïc le serait-il davantage ? Ou pire : un être froid, sans cœur, calculateur.

Ses yeux me fixent ; il analyse déjà mon comportement.

Savoir que je le faisais également me rend malade.

Il ne me reste que deux solutions : soit je l'anéantis en lui montrant à quel point il a tort, soit je garde le silence pour parler seulement lorsqu'il me le demande. Je suis ainsi dirigé vers deux figures qui me sont connues : ma mère ou mon père.

Tout serait-il une répétition infinie ?

 

Il neige. Cela doit faire un petit moment déjà. Dehors des flocons ont commencé à surgir de nuages gros et lourds qui surplombent les maisons. Le soleil est caché et toute cette pièce devient de plus en plus sombre, de plus en plus glauque.

Ma mère y entre et je constate qu'elle reste silencieuse. Elle observe toutes les personnes et elle tient fermement mon petit frère contre elle, comme pour le protéger. Elle doit comprendre, au silence désormais présent, que quelque chose vient de se passer.

« Valérie, tu arrives à point nommé pour un carré de pizza, la hèle la tante Roseraie. »

Seulement, le regard de ma mère est tourné vers Mélanie qui est en larmes. Jean-Claude ne pleure plus depuis quelques minutes déjà.

« Il ne faut pas se fier aux apparences. La pauvre chérie nous montrait une danse assez particulière lorsqu'elle s'est frappée un doigt contre un pied de la table. Ce sont des choses qui arrivent... hasarde la tante Roseraie. »

Ma mère ne paraît pas l'avoir entendue. Elle s'avance vers Mélanie et lui caresse les cheveux.

« Que s'est-il passé ? demande-t-elle à Fanny.

- C'est un peu compliqué, répond ma sœur.

- Comment ça, compliqué ? insiste ma mère.

- Valérie, ne fais pas attention à cette petite, elle pleure sans grande raison, explique à nouveau la tante Roseraie.

Fabien paraît gêné de tous ces mensonges ; moi également.

« Elle a voulu parler de cet hypothétique inceste, lui dis-je.

- Qu'est-ce que tu veux dire, par hypothétique ? Que lui as-tu reproché ?

- Elle a avoué, voilà tout. Loïc a tout déballé, révélé-je.

- Loïc ? Tu vas jusqu'à mettre ce pauvre gamin dans tes affreuses histoires, maintenant ? Mélanie avait raison, t'en séparer était le meilleur choix possible. Huit ans, ce gamin a huit ans et tu veux l'accuser pour tes erreurs.

- Dis-lui, Loïc, répète-lui ce que tu nous a dit, demande Fabien.

- Mamy ! Ils arrêtent pas de m'embêter ! s'exclame Loïc. »

Tous, nous nous figeons. Même les pleurs de Mélanie s'arrêtent un temps pour repartir de plus belle. C'est un manipulateur exceptionnel et il sait profiter de son statut d'enfant. Quoi qu'il dise, elle le croira, j'en suis certain. Moi-même, face à sa désarmante candeur, j'en viens à me demander si je n'ai pas imaginé nos précédentes conversations.

 

La neige tombe au dehors. Le paysage s'emplit de blanc peu à peu. Il y a un vieil homme au loin avec un parapluie coloré.

Le vieil homme monte dans une voiture. Il part loin d'ici.

La neige continue de tomber. Elle couvre tout et efface chaque chose. Je le sens. Elle efface même la présence du soleil. Demain, peut-être, cette neige ne sera qu'un monceau de boue sur les trottoirs. Tout est éphémère : cette famille, notre raison d'être, ce vieil homme, ce parapluie. Les raisons et les idées, les maux et les dires, les opinions et les visages. Tout est incertain et s'oublie dans la neige. Demain, c'est cette dernière qu'on oubliera.

C'est une journée blanche alors que le soleil est haut dans le ciel.

 

Jean-Claude est encore assis et son teint est devenu blanchâtre. Si la neige entrait dans cette salle, on le perdrait dans l'immensité cadavérique du monde. Seule pourrait le sauver son haleine féroce, son odeur si caractéristique. L'alcool le sauverait alors et il n'aurait aucune raison d'arrêter. Fermer les fenêtres est donc une nécessité.

Face à cet extérieur, pressé par ce blanc, nous avons un intérieur éclatant :

« Il en a des bonnes, ce gosse. Il va nous faire passer pour des Cassandre ! s'étonne la tante Roseraie.

- Ils arrêtent pas de dire que maman est méchante et qu'elle invente des histoires !

- Mais qu'est-ce que tu as encore fait ? s'époumone ma mère.

- Écoute, maman, ces histoires d'inceste, ce sont des mensonges. Rien de ça n'est vrai. Même cet amour qu'il lui portait, tu sais, essaie d'expliquer Fanny.

- Il vous a tous embobinés... Je n'arrive pas à croire que vous l'écoutiez encore... s'étonne ma mère. C'est pour ça que je ne voulais pas qu'il vienne ! En faire le parrain de la petite... Jean-Claude, dis quelque chose !

- Non... non, y'a p'us rien à dire, répond-t-il, tristement. »

Ma mère dévisage Suzanne. Elle la regarde avec une méchanceté que je ne lui connais pas.

« C'est vous, c'est vous qui avez fait tout ça ! »

Suzanne ne dit rien et observe ma mère avec circonspection. Surprise et décontenancée.

« Vous n'êtes pas la bienvenue ici et je vous...

- Elle est parfaitement à sa place ici, corrigé-je. Tu en as peur ? m’énerve-je. »

Ma mère me regarde et je vois qu'elle est désarmée.

« Non, pas du tout ! Que... Toi... toi... qu'est-ce tu viens faire ici ?

- Tu sais très bien que Fanny m'a invité, lui réponds-je.

- Pourquoi es-tu ici ? Ce jour-là... Elle est morte par ta faute. Je le sens au fond de moi que c'est toi qui l'as tuée.

- Qu'est-ce que tu racontes, maman ? C'était un suicide, affirme Fanny.

- Un suicide, un meurtre, peu m'importe. C'est ton frère le coupable !

- Mais... maman ! C'est à cause de Mélanie… essaie d'expliquer Fanny.

- Non, c'est cette perfection. Tout le temps.

- Maman ! crie Fanny. »

Ma mère paraît nous voir tous pour la première fois. Je comprends qu'elle essaie d'échapper à leurs yeux. Je pourrais révéler au grand jour la dernière conversation que ma mère eût avec mon père, mais les paroles de Gabriel me reviennent. Je ne veux pas qu'elle souffre, pas comme j'ai souffert. Suzanne paraît effarée, la tante Roseraie est silencieuse et semble se remémorer des histoires anciennes.

« Oui, tu es si parfait, Nico. Peu importe les examens, tu les réussis. Et cette vie, elle est si simple pour toi. Voilà donc où te mène ces histoires. Je vois que tu culpabilises, en réalité. Pourquoi ? Tu n'en as pas parlé ? Même pas à ta parfaite Suzanne ? Tu es mon fils et je t'ai toujours compris, seulement tu ne l'acceptais pas. Je me souviens de ta fugue, à onze ans. Et cela parce que je t'expliquais une vision de la vie que tu ne voulais pas assimiler. Eh oui, Fanny... ton frère a fugué et tu ne t'en souviens pas. Mais c'est resté en toi et tu l'as fait aussi. Mais peu importe, ce qui était formidable, c'était cette distance : trois cents kilomètres. Non, tu ne pouvais pas juste être un délinquant, un mauvais garçon. Tu étais un gamin formidable.

- C'était pas vraiment à cause de...

- Stop ! Je sais ce que tu vas faire ! Tu vas tourner tout cela à ton avantage et me faire passer pour la méchante. Et le pire, c'est que tu vas réussir. Vous n'avez jamais vu ses véritables yeux, Suzanne, n'est-ce pas ? Cette colère, cette haine, ce désir de détruire le monde. C'est mon Nicolas, ça.

- Arrête, tu sais très bien que...

- Mais le pire, ce sont les mots, me coupe-t-elle. Il avait à peine quatorze ans quand il raconta à qui voulait l'entendre que sa petite sœur, Emily, était une alien. Une alien ! Elle a été perturbée durant des mois !

- C’était un simple jeu, maman ! L'année d’après, elle a réussi à faire croire que j'étais une fille, dis-je en me souvenant soudain de ce pari stupide.

- Un jeu, évidemment, reprend-t-elle. Pour toi tout est jeu. Tout. Seulement, Emily avait le cœur fragile, elle avait du mal à supporter tout ça. Toi, tu conservais ce regard critique sur tout et tu n'as même pas compris que ceux qui t'entouraient n'étaient pas aussi objectifs. Tu penses comme un ordinateur.

- Arrête, s'il-te-plaît... »

Il y a un court silence. Fabien s'approche.

« Valérie, si vous pouviez vous contenir...

- Non ! Vous allez faire de ce monstre le parrain de ma petite fille. Vous ne comprenez pas ? Même ton père, tu es venu vers lui avec tes pensées parfaites. Il m'a dit qu'il voulait te voir pour quelque chose de particulier. Seulement, il est revenu en pleurant. Tu lui avais dit qu'il ne servait à rien, comme la plupart des êtres humains, et qu'il n'avait plus rien à t'apprendre ! Dire ça a un père, c'est une folie ! Nico, tu détruis tout ce que tu touches. Et là je comprends que tu es revenu pour ça. »

Je reste soufflé, incapable de riposter. Tous attendent une réponse de ma part mais je ne rien dire. Je ne peux pas la faire autant souffrir. Je décide, la gorge nouée, de renoncer à tout ce que je pourrais obtenir enfin, après cinq ans, pour que ma mère reste auprès de Fanny. Elles le méritent toutes les deux.

« C'est vrai, Nico ? C'est vrai ce que tu as dit à papa ? me demande Fanny.

- Bien sûr que c'est vrai, lance ma mère, triomphante. Et il essaie de nous monter les uns contre les autres. Il essaie de nous faire subir le même sort qu'à sa sœur et son père.

- Maman... supplié-je. »

Elle hésite un court instant. Mais elle a peur aussi. Elle a l'intention de me finir :

« Non, tu as traité ton père comme un moins que rien. Je t'assure, Fanny, quand il est entré dans la chambre, il était blanc comme un linge, et incapable de sourire. Il m'a demandé si je l'avais aimé. Imagine ! Qu'est-ce que tu as pu dire à ton père pour qu'il doute ainsi de moi ? Et là, maintenant, tu veux détruire la petite Mélanie, cette femme que tu as fait souffrir le martyr.

- Non, non...

- Elle m'a dit, pas la peine de le nier. La tromper plusieurs fois, la laisser seule avec le petit. Vraiment, Nico, tu es un destructeur et je te demande de partir, de t'en aller.

- Nico, réponds-moi, me supplie Fanny.

- Ne t'approche pas de lui. Il est instable. »

 

Je reste stoïque, incapable de réagir. Je sais que ce sont les dernières conversations avec ma mère qui scellèrent le tombeau de mon père, tandis que celle qu'il eut avec moi fut une libération. Je le sais. Seulement, le dire à tout le monde, c'est donner ma mère en pâture aux loups ; j'en suis incapable.

Le regard de Fanny, désespéré, me rend triste.

Je me vois la prendre dans mes bras lors du suicide de papa.

Je la vois s'enfuir loin de chez moi, lors de celui d'Emily.

Elle a ce même regard d'incompréhension et de tristesse.

 

C'est une journée blanche. Leurs visages pâles et froids m'entourent. Je me sens prisonnier ici, comme un être que l'on doit haïr par principe. Leur regard est fixé sur moi. Je sais qu'ils me dévisagent tous pour comprendre ce que je vis en ce moment. Pour les uns, ils veulent que je souffre, pour les autres, ils voudraient me parler et discerner le vrai du faux.

Le soleil vient de paraître à nouveau : il éblouit tout, fait resplendir la neige et éclaire tout le monde avec une rage et une brutalité peu commune. Je suis soufflé. Le visage de ma mère me paraît désormais si vieux, caractérisé par ce rictus de haine que je ne comprends pas. La tante Roseraie ne dit plus rien : elle regarde Valentine pour échapper à tout cela. Elle n'a plus le courage de faire face. Fanny a recommencé à pleurer, Fabien la sert dans ses bras.

Tout ici est trop blanc.

Suzanne

Elle a réussi.

Je le sens en moi.

Ils me font face et tous forment un mur. Je ploie.

C'est une histoire de vengeance. Une histoire de vengeance ridicule.

Tout ceci amène au drame.

J'ouvre grand la bouche pour respirer mais aucun air n'y entre.

Je suis incapable de reprendre mon souffle. Mon cœur est en lambeaux.

Mon père s'est suicidé face à cette horreur et cette beauté.

Emily est partie pour échapper aux terreurs de la solitude.

La mort.

Le suicide.

Les sacrifices.

Moi, au centre, qui respire le drame.

Je chancelle.

Où sont le vieil homme et son parapluie ?

Je prends appuie sur l'accoudoir du fauteuil.

Jean-Claude me regarde.

Fanny aussi.

Je deviens un cadavre. Devant leurs yeux.

Le courage n'est rien sans une dose de certitude. Je ne suis plus sûr de rien.

Une immensité de questions vient frapper mes esprits.

 

Soudain, une forme passe devant moi, comme une protection. Je ne vois plus les visages des membres de ma famille. Je ne vois plus la blancheur de leur peau. Ne reste que la forme sombre qui vient de fermer un rideau trop longtemps resté ouvert.

« J'ai insisté pour qu'il vienne, vous imaginez ? commence Suzanne. J'ai insisté pour qu'il soit ici avec vous et qu'il puisse honorer la mémoire d'un être cher... cette Emily que je n'ai pu connaître. J'ai insisté parce qu'il m'avait tout avoué : l'histoire avec elle, ta fugue – dit-elle en désignant Fanny – votre départ – continue-t-elle en parlant à ma mère – et votre fuite avec votre enfant – finit-elle en fixant Mélanie.

« Je n'ai jugé ni vos actes ni les siens, parce que ce n'est pas mon rôle et que je ne dois pas le faire. J'ai juste pensé que cette histoire était triste, trop triste. J'ai failli ne pas y croire, jusqu'à ce que je reçoive un coup de fil de Nico qui me demandait de venir avec lui... il a voulu annuler par la suite, il a voulu jeter l'éponge... mais j'étais là pour l'aider à venir. Peut-être que finalement, j'ai fait une erreur. L'invitation servait à quoi ? Le détruire ? Le briser une nouvelle fois, plus qu'il ne l'a été par vos départs ?

« J'ai vécu dans la haine aussi, durant ma jeunesse, la haine dans les rues, parce que je n'avais la couleur de peau requise pour vivre ici, la haine durant des manifestations ridicules, pendant lesquelles il fallait se battre pour ce que nous sommes... et une haine d'un idéal que les autres ne comprennent pas, que je suis obligée de défendre jusque dans ma maison d'édition... vous savez ce qui m'a sauvé, à tous les niveaux ? La famille. C'est la famille qui m'a sauvée parce qu'elle était là pour me soutenir dans tous mes projets, dans mes désirs. Et lui, lui il m'a sauvé.

« Mais je n'ai pas vu une famille, ici. Je n'ai pas vu une union. Qu'est-ce que j'ai vu mis à part une haine féroce ? Qu'est-ce que j'ai vu si ce n'est un homme faible, mais éprouvant de l'amour, incapable de répondre à une mère indigne ! C'était une réunion ou un jugement ? Pourquoi n'y a-t-il pas un juge dans la salle, avec un marteau ? Et des jurés qui le condamneraient ? Je sais qui est Nico : un homme qui se livre, qui ose montrer des pans entiers de sa vie à des élèves. Des élèves qui l'écoutent et qui rient ! Mais vous, vous ne lui laissez plus la parole sous prétexte qu'il vous contredit à chaque instant et qu'il vous montre ce qu'est la vie. C'est triste, c'est glauque, mais qu'est-ce que vous voulez qu'il y fasse ! Je suis venue pour l'aider à surmonter cette épreuve mais je constate que je suis incapable de le faire véritablement... j'en suis incapable.

« Je l'ai mené vers votre odieuse réunion, cette chose que vous appelez une famille ! Qui n'a pas fait d'erreur dans sa vie, hein ? Dites-moi ? Qui est absolument pur ! Vous êtes tous une bande d'hypocrites ! Relève-toi, Nico, relève-toi devant eux et montre-leur que tu es capable de tout, même de les renverser !

- Arrête, Suzanne, arrête, dis-je en pleurant et glissant à côté du fauteuil.

- Non ! Je n'arrêterai pas ! »

Elle me regarde et je vois tout son amour. Je constate qu'elle n'a pas cru un traître mot de tout ce qui s'est dit dans cette salle. Elle n'a pas cru à ce que ma mère a pu révéler. Elle me voit réellement et cela me fait peur : qu'est-ce qui peut la pousser à me croire ainsi, à tout me donner ? Même sa voix.

« Je n'arrêterai pas parce que je trouve ça injuste ! Ils se tiennent debout devant toi au lieu d'avancer avec toi pour survivre à ces morts atroces et tout aussi injustes ! Ils étaient lâches, voilà ce qu'ils étaient, Nico, lâches ! Et tous ces gens devant toi sont lâches aussi parce qu'ils ont décidé de t'accuser, ils ont décidé de faire de toi le responsable d'un malheur qu'ils ne comprennent pas ! Le suicide, c'est horrible – dit-elle, en se tournant vers eux – mais souvent le coupable n'est que celui qui passe à l'acte, pas quelqu'un d'autre... sinon on appelle ça un meurtre. Non, relève-toi je te dis et fais-leur face ! Ils sont tous trop lâches pour se sentir coupables comme toi, ou te suivre dans une innocence qui les libérerait.

- Arrête, s'il-te-plaît... »

Je suis persuadé qu'elle va me haïr. Qu'elle va avoir honte. Au lieu de cela elle se penche vers moi et me regarde comme elle a observé mon cousin. Tout cela sous les yeux noyés de larmes de Fanny et les silences gênés de tous.

« Il y a toutes sortes de peurs dans ce monde, et toutes sont compréhensibles... la tienne plus encore. Mais, chéri, regarde-moi... regarde-moi, je te dis. Tu ne peux pas rester là, tu as été lâche durant ces dernières années parce que tu as peur des conséquences de ce que tu pourrais divulguer. Mais il y a des silences qui ne devraient pas exister. Tu comprends ce que je veux dire ?

- Tais-toi, s'il-te-plaît... je ne veux pas...

- Tu ne veux pas quoi ? Tu as eu le courage de venir ici, le courage de vivre durant ces dernières années... Depuis que tu es arrivé, tu t'en prends plein la tronche. Je n'ai rien dit parce que je te connais, je sais que tu es parfaitement capable de répliquer quelques phrases cinglantes... mais là, rien ! Tu veux savoir, eux, ils n'ont que leur cul et leurs dents, et toi tu m'as surprise ! Tu m'as jamais vu énervé ? C'est ça ? Mais j'ai poireauté là-bas, à discuter avec qui voulait bien m'entendre, et à écouter tout le monde te critiquer sans que tu ne dises rien ! Je t'ai reconnu seulement face à Fabien, parce qu'il ne parlait pas famille... tu veux savoir, si j'avais une pomme d'or, je la lancerais à la plus belle pour voir comme ils se battent, tous, hommes comme femmes !

- Je ne peux pas...

- Tu ne peux pas ? Lève-toi, chéri, lève-toi maintenant ! Je veux que tu te relèves et que tu leur dises ce que tu ressens, ce que tu es, ce que tu fais tous les jours, devant des centaines de jeunes ! Je veux que tu leur montres que la vie que tu as construite est merveilleuse et qu'elle ne se limite pas à Willy...  Je veux que tu leur montres à quel point ta vie est belle malgré la mort de deux des êtres qui t'ont marqué. Je veux que tu leur dises ce que tu m'as avoué il y a quelques semaines, parce que c'est ça, la renaissance ! Tu as réussi à survivre, toi ! Tu as réussi à lire ces lettres et à les garder auprès de toi, tu as réussi à ne pas oublier contrairement à eux. Oui, madame – dit-elle en se tournant vers ma mère – oui vous avez oublié, je le vois. Vous avez oublié les bonheurs passés, ceux qui vous viviez avec cette famille, quand ils étaient encore des jeunes enfants. La mort de votre mari et de votre fille n'a fait qu'une chose : mettre en lumière un caractère vicieux et horrible...

- Pourquoi ? gémis-je.

- Quoi, pourquoi ? prononce Suzanne en me regardant, le regard effrayé.

- Parce qu'il le faut, dit Jean-Claude, tout bas.

- Non... non... »

Je pleure parce que j'ai peur. Suzanne, elle, sert les poings.

« Vous êtes odieux ! Fanny, tu es intelligente, tu m'entends ? Ne crois pas tout ce que tu écoutes, je veux te connaître comme la personne que tu es, pas celle que tu veux paraître. Je veux te revoir parce que je sens de l'amour en toi. Mais vous autres, je n'ai pas envie d'essayer de vous aimer, d'essayer de vous comprendre. Vous haïssez un homme que je trouve formidable parce que vous êtes effrayés... c'est la peur de ce que vous pouvez encore lui faire qui me pousse à ne pas vouloir vous connaître... Nico, lève-toi... »

Pourquoi ?

Je suis déjà levé, mais je suis vers la porte. Personne ne m'a vu partir, tous absorbés dans de quelconques pensées qui ne m'intéressent plus. Je suis devant la porte, devant l'inconnu du monde. Derrière se trouve une famille qui ne m'a jamais aimé. Derrière se trouve un fils qui n'est qu'un miroir, et ce miroir me fait peur. Je sais que ma présence les détruits plus encore et je ne le supporte pas. Ils ont besoin de mon absence.

Pourquoi ? Suzanne... pourquoi m'aimes-tu ?

J'ouvre la porte alors qu'elle finit sa tirade pleine d'amour.

J'ouvre la porte et j'atterris dans cette blancheur triomphante.

Je marche vers la voiture et y entre.

Pourquoi ? Pourquoi tout cela a-t-il été dit ?

Je démarre et je pars.

J'abandonne.

Suzanne vient de passer la porte et m'observe partir.

Fanny arrive en courant et essaie de poursuivre la voiture.

Je n'en comprends pas la raison.

Derrière, une angoisse ; devant l'horizon et la lâcheté.

Mon cœur est vide, mon âme avalée.

Je n'arrive plus à pleurer.

Je pars.

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