Partie trois : Retrouvailles - Huis clos (3)

« Chut, ne dis pas ça. C'est ton grand-frère, il s'appelle Nico, corrige ma mère. »

Fanny se met à genoux devant lui et pose ses mains délicatement sur ses bras. Elle sourit et commence à parler.

« Tu ne connais pas grand-chose de Nico. Mais il est très intelligent, vraiment très intelligent. Il a réussi à devenir un professeur très remarqué et a publié quelques critiques intéressantes ces dernières années. Tu sais, tu apprendrais beaucoup de lui si tu lui laissais une chance. Ce n'est pas bien de juger les gens sur ce que les autres disent : ils ne sont plus vraiment gentils à cause de ça. Nico... il a aussi connu des choses terribles, des choses tristes. Il a du mal à sourire comme avant mais je le connais, moi, ce sourire. Et il est beau. »

Notre petit-frère la regarde et il acquiesce.

« J'ai pas tout compris, mais je veux bien voir ce sourire ! affirme-t-il. »

Fanny se lève et vient vers moi. Son regard s'embue de larmes alors qu'elle se rapproche. Elle a certainement tout aussi peur que moi. Je le vois dans ses tremblements. Elle prend une inspiration, puisant sa force dans je ne sais quel souvenir lointain.

« Je... je suis contente... Vraiment. Je croyais que tu ne viendrais pas. J'en étais persuadée.

- J'en avais besoin.

- Tu es content, toi ?

- Je ne peux pas encore te dire, réponds-je, sincèrement.

- Pourquoi ?

- Tu sais... c'est pas facile là, comme ça...

- Tu dois avoir raison. Je sais que tu as raison, avance-t-elle, semblant plus se convaincre qu'autre chose.

- Je ne sais pas si j'ai raison... je suis perdu... »

Des larmes perlent entre ses cils et je sens que tout ce que je suis pourrait se liquéfier ici-même, devant cette jeune fille si merveilleuse et belle.

Pourtant, cette vision que j'ai d'elle a disparue. En réalité, devant moi se tient une enfant qui a irrémédiablement vieilli. Elle n'est plus aussi fraîche et son teint paraît désormais plus grisâtre que rose. Ses dents, que je vois lorsqu'elle me parle, sont d'un jaune assez inquiétant, presque morbide. La cigarette a déjà gagné du terrain et je sais qu'elle le fera encore : cette femme que j'ai devant moi ne peut plus se passer de sa petite dose de nicotine entre les doigts. Voilà, cette odeur si caractéristique que j'aimais chez elle – mélange de lessive et de parfum d'innocence – avait été remplacée par celle, froide et perturbante, de la cigarette.

Ses yeux paraissent avoir perdu de leur lumière d'antan. Un voile s'est installé entre eux et le monde. Un voile portant le nom de Tristesse.

« Alors... tu as lu mes articles ?

- Tu croyais que j'allais faire une croix sur mon grand-frère, comme ça ? dit-elle avec un sourire.

- Je ne sais ce que je crois. Je suis surpris.

- Je ne comprends pas toujours tout, hein... mais je trouve que c'est souvent intéressant. Fabien a une grande estime pour toi... même si la conversation ne s'est pas bien passée.

- Je suis désolé... je sais que j'ai tendance à me montrer incisif. Je ne fais pas attention, surtout quand cela concerne ce genre de sujets.

- Il s'en remettra, me rassure-t-elle, accompagnant cela d'un autre sourire.

- Depuis quand fumes-tu ? lui demandé-je, après un court moment.

- Peu de temps après mon départ, je me haïssais de ne pas être restée... et je te détestais pour ce que tu avais pu ressentir pour Emily. Je suis désolée...

- Est-ce la femme gouvernée par la religion ou ma petite sœur qui parle ? l'interrogé-je, avec un certain regret.

- Fabien est un homme juste et bon. Il aime profondément le monde.

- Je n'en doute pas. Seulement, tu sembles si harassée.

- Deux enfants... c'est dur de s'en occuper, dit-elle en souriant.

- J'imagine, oui. »

Elle respire profondément. Je n'arrive pas à la croire : Fabien n'est pas si juste et bon, en tout cas pas avec elle. Et s'il aime le monde, je suis certain que ce n'est qu'une façade pour survivre face à tout ce qu'il peut détester. Cela me sature l'esprit et je ne peux faire autrement que de voir encore et encore ses mains sur les épaules de ma sœur, comme celles de ces rois sur leur peuple jadis.

« Fanny, est-ce que tu aimes le monde ?

- Je... je veux l'aimer. Pour cela j'ai besoin de ta présence. Les enfants ont besoin d'une personne capable de leur expliquer ce qu'est le monde et la manière avec laquelle il faut l'observer. Tu es le seul que je connaisse qui le voit tel qu'il est... et qui pourtant ne le hait pas. J'ai essayé durant des années, s'énerve-t-elle, j'ai essayé ! Je veux encore réussir et faire comme toi et Emily : danser devant la face du monde, pas parce que vous vous en moquiez... mais parce que vous célébriez la vie qui commençait. Je veux ça, Nico... mais je n'y arrive pas.

- Tu as bien parlé, je t'ai entendu. Tu es très intelligente, fais-toi confiance. Vraiment. Et puis, je ne comprends pas le monde tant que ça... je suis souvent perdu. Célébrer la vie, ce n'est pas quelque chose qui survient automatiquement. On se l'impose parfois...

- Je n'ai jamais eu l'impression que vous vous l'imposiez. C'était si naturel... comme si vous étiez fait l'un pour l'autre. Comme si tout gravitait autour de vous.

- C'était une illusion, tout simplement... »

Un long silence s'installe. Fabien s'occupe encore de leurs enfants, et la tante Roseraie est juste à côté : elle les regarde avec tendresse. Ma mère discute avec Mélanie, un verre à la main : elle se veut tout à fait sereine et ses rires explosent parfois dans la salle. Mon ex-femme, elle, n'arrive pas à se détendre : elle paraît être restée sur notre conversation. Je la vois parfois me regarder, par intermittence, et son doigt vient glisser – sans qu'elle ne s'en rende compte – sur le bord de son verre. Suzanne est assise et observe. Je ne l'ai jamais vue ainsi. Elle essaie certainement de lutter contre d'innommables pensées, des songes qui la hantent peut-être à cause de cette famille. Pourtant son visage est resplendissant : ses yeux parcourent la salle à la recherche de quelque chose ou de quelqu'un et ses mains, délicatement, viennent se placer sous son menton, alors que ses coudes se posent sur sa jambe droite, repliée sur la gauche. Elle répond aux questions de Loïc et de mon petit-frère, tous deux semblant ne pas comprendre sa présence ici. Elle sourit.

Le cousin Jean-Claude entre dans la salle en remontant sa braguette.

« Vu c'que j'ai lâché sur l'trône, j'vous préviens, vaut mieux laisser filer... si ça s'trouve, schlingue aussi ! Connerie ! »

Il est là. Il vient d'instaurer un silence gêné. Il y a quelques années, nous aurions ri. Aujourd'hui, nous sommes tous désolés. Il semble incapable de tenir droit et cette tâche d'urine qu'il expose sur sa cuisse gauche est d'une tristesse malodorante. J'ai envie de pleurer en constatant son état. Sa déchéance. Jean-Claude sourit. Simplement.

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