Le cousin a un grand sourire.
Il marche jusqu'à son verre en titubant : sa vie est là, à portée de main. Quand il parvient à la saisir, il se tient à nouveau droit. Il me fixe de son œil vide, et sa tâche d'urine semble s'élargir.
« Il ne peut plus s'en passer, maintenant... il ne se rend plus compte de ce qu'il boit... m'explique Fanny, à voix basse.
- Il était déjà dans un état lamentable... Vous avez essayé de le dissuader ?
- Il n'y a qu'Emily, papa et toi qui pouviez.
- C'est faux... il n'y avait que nous qui essayions. »
Elle m'observe et acquiesce. Elle est pleine de remords, je le sens. Elle a peur, encore une fois, d'être dans l'erreur. La lettre la montrait vulnérable et incertaine face à ses idées et ce qu'elle devait dire ; ici, il me semble que transparaît le même sentiment.
Je me souviens soudain des mots qu'elle avait utilisés pour m'inviter, ces mots que j'avais si mal compris. Suzanne, en lisant la lettre, m'avait dit qu'elle ne ressentait pas cet égoïsme et cette haine que je croyais percevoir. La seule chose qui semblait l'avoir choquée était cette attirance vers un pardon qui n'était qu'illusoire. Pour Suzanne, la religion avait toujours été une libération : lorsqu'elle avait dû faire face aux erreurs de son frère avec la drogue, lorsqu'elle avait compris tardivement que ses parents l'avaient abandonnée et qu'elle avait été adoptée. Pour elle, seul le message d'amour prévalait et elle avait conscience que certains utilisaient ce en quoi elle croyait pour de mauvaises raisons.
Suzanne m'avait dit qu'elle ne voyait pas le pardon dans ces mots, mais la peur et le chagrin.
« Quand j'ai lu ta lettre, je ne l'ai pas aimée... avoué-je.
- Je savais que ce serait le cas, dit-elle, avec un sourire. J'ai jamais été très douée, mais bon... un coup de téléphone m'aurait paralysée, ce qui fut le cas quand tu m'as appelée après...
- Je comprends, ne t'inquiète pas. C'est Suzanne qui m'a ouvert les yeux pour que j'arrête de me torturer l'esprit, révélé-je.
- Mais tu as continué, enchaîne-t-elle, gentiment moqueuse.
- Oui... »
Elle me connaît mieux que je ne me l'imaginais. J'ai honte d'avoir traduit mes colères à travers ses mots. Il m'apparaît aujourd'hui que l'horreur des termes et des phrases que j'avais découverte dans les lettres des autres s'était imprimée sur celle de Fanny.
« Mauron ? l'interrogé-je en souriant.
- Oui... je me suis dit que je pouvais me le permettre. Nous allons nous marier dans peu de temps... et je me disais que cela te ferait sourire.
- Je trouve ça bien que tu aies trouvé quelqu'un que tu aimes...
- Mais tu te demandes s'il m'aime, relève-t-elle avec justesse.
- Ce n'est pas contre lui en particulier. Néanmoins j'ai une question... à propos de la lettre.
- Oui ? demande-t-elle.
- C'est bizarre, j'espère que tu ne vas pas le prendre mal...
- Je pense savoir ce que c'est… mais vas-y.
- Est-ce tu crois en Dieu ?
- Oui, c'est bien ce que je pensais... mais non, je crois que Fabien m'a aidée, répond-t-elle.
- Ce n'est pas ma question, dis-je avec un sourire.
- Pourtant, il s'agit de ma réponse... je ne peux te dire si Dieu a pour moi une existence certaine, parce que c'est très difficile de savoir ce qu'on pense à ce sujet... mais je sais que Fabien, qui croit en lui, a eu de la pitié et m'a aidée à ne plus pleurer.
- L'aide d'un être humain vient de son statut d'être humain, qu'il croit ou non en quelque chose, essaie-je d'expliquer.
- Mais il était là. Tu comprends ? Là pour m'aimer et pour me montrer que je compte pour lui.
- Tu comptes pour moi, tu le sais.
- Mais tu n'étais pas là, Nico. Je sais que c'est à cause de mon départ que tu n'as pu être présent, je le sais, répète-t-elle, ne t'inquiète pas, mais il fallait que je parte.
- Je n'aurais pas été un bon soutien à l'époque... lui dis-je.
- C'est ça... mais c'était pas ta faute, tu sais... c'est la vie qui veut ça.
- C'est vrai... je n'ai pas réussi à vous aider comme il aurait fallu le faire...
- Nous sommes des désespérés. Tu veux savoir, commence-t-elle, à voix basse, et bien je suis toujours triste, je n'arrive pas à me sortir de la tête tout ce qui a pu se passer avant. Fabien, il me fait du bien parce qu'il me fait croire en une gentillesse et un pardon que je ne possède pas. Quand je te vois, j'ai envie de t'aimer en sœur, comme le frère que tu es. J'ai envie d'oublier ce que j'ai lu, ce que j'ai vu... Mais je ne peux pas. Je revois toujours les mêmes scènes : les danses, les rires, les plats mangés à deux. Vous m'avez mentis, durant des années, et je suis restée seule tout ce temps. Voilà ce que je retiens.
- Pourquoi est-ce que tu ne le dis pas à Fabien ?
- Parce qu'il est mon espoir... et que je l'aime. »
Elle est sincère. Je le vois. Elle l'aime profondément. Je n'ai rien à dire : elle a certainement raison et sa certitude m'emplit de joie.
« Bien... c'est ce que je voulais entendre.
- Et pourtant...
- Quoi ? m’inquiété-je.
- Il me fait peur, parfois... il a des idées que je ne comprends pas. Il fait référence à des psaumes qui m'inquiètent parce qu'ils me rappellent ce que papa détestait... ces abominations dont il parlait. Tu sais ? La supériorité de l'homme sur tous...
- Est-ce que tu en parles avec lui ?
- J'ai peur de le perdre si je démens tout ce qu'il dit, se défend-t-elle.
- La discussion est – paraît-il – le ciment du couple.
- Je sais... me dit-elle avec sincérité.
- S'il t'aime, il t'écoutera. »
Elle sourit.
« Tu es trop, Nico, vraiment trop.
- Comment dois-je le prendre ?
- Je ne sais pas... bien, j'imagine, répond-t-elle en riant.
- Ga'dez-les ces deux-là ! Sont-y pas beaux ?
- Je suppose que si... répond notre mère. »
Leur regard est profondément moqueur.
Deux trous, voilà ce qu'ils creusent. Un dans mon cœur pour me détruire, un autre dans la terre afin de m'y enfouir. Et ils marqueront une épitaphe splendide :
À un fils, un frère, un mari, un père.
Il fut pour tous un trou.
Et cela sans dates de naissance et de mort.