Partie trois : Retrouvailles - Un héritage (2)

Après un long silence durant lequel Fanny fixe avec colère ma mère et Jean-Claude, elle se tourne vers moi :

« Ne fais pas attention, ils sont aigris tous les deux.

- Vais t'en fout'e de l'aigris !

- Je suis sûre que tu veux voir ta nièce, dit-elle.

- Ce serait un plaisir, assuré-je.

- La plupart du temps, elle est très calme. C'est un véritable amour.

- Pourquoi ne le serait-elle pas ? demandé-je. Ses parents sont gentils. »

Fabien a posé la petite dans son berceau. Je la contemple. Elle paraît être un cocon proche de l'éclosion : ses mouvements sont lents et caractéristiques de ces êtres qui n'ont pas conscience de leur corps. Elle voit certainement des formes floues au-dessus d'elle et ces présences inopportunes paraissent l'irriter.

« Elle est belle, avoué-je.

- Elle ressemble un peu à un ouistiti, chuchote la tante Roseraie en s'approchant.

- Tantine... s'il-te-plaît... dit Fanny en souriant.

- Tini ? répète Samuel, en regardant sa sœur.

- Ils sont mignons tous les deux, semble les rassurer ma mère.

- C'est vrai, si vous pouviez éviter les analogies animalières... demande Fabien à la tante Roseraie.

- Que voulez-vous, nous ressemblons tous, de près ou de loin, à un animal ; d'ailleurs nous ne sommes rien de moins que des animaux, répond-t-elle. »

Je vois fort bien le nez de la famille sur le petit visage poupon. Je me dis qu'elle connaîtra dans quelques années les horreurs de la société : ces enfants qui ne voient chez les autres que la laideur et ce qu'ils ne veulent pas devenir. Sur mon nez, j'ai entendu bien des blagues. J'en ai connu des bonnes et des moins bonnes tandis que Fanny – Emily n'avait pas connu ce genre de moqueries : elle avait le nez de notre mère – le prenait vraiment mal. Elle connut d'ailleurs une longue période de remise en question à cause des nombreux commentaires nasillards.

Soudain, Valentine pleure à nouveau. Son visage paraît se transformer sous nos yeux ; elle ressemble à s'y méprendre à un petit singe.

Je souris.

Fanny la prend dans ses bras et la berce. Tous fuient les pleurs. Je reste au côté de ma sœur et observe cette petite fille avec amour. Fabien s'approche de moi avec un verre de jus de fruits.

« Désolé… Jean-Claude a pris les dernières bouteilles, m'explique-t-il.

- Ce n'est rien, je ne suis pas un adepte de l'alcool, avoué-je.

- Je suis désolé pour tout à l'heure. Il faut dire que tes arguments sont assez durs.

- Insister ainsi sur le terme de concept n'était pas très fin de ma part, je suis désolé également.

- Dieu n'a rien de profondément réel pour moi, m'explique-t-il.

- J'avais cru comprendre ; ce sont les idées que tu apprécies.

- C'est ça, dit-il, heureux. L'amour est important. Ces enfants sont des cadeaux du ciel. Je leur donnerais ma vie, Nicolas, tu comprends ? Quand j'ai vu Sammy pour la première fois, je me suis dit qu'il était la plus belle chose que ce monde ait faite. Puis, il y a eu Valentine, et je n'ai plus su. Bon, elle a un peu une tête de ouistiti, mais il ne faut pas le dire à Fanny, chuchote-t-il.

- J'ai entendu, intervient-elle en souriant.

- Les enfants, ce sont nos trésors, dis-je. »

Nous regardons encore Fanny et la petite Valentine. Samuel vient vers son père, ce dernier se baisse et le prend dans ses bras. Suzanne nous observe et sourit. Elle paraît heureuse de me voir à l'aise avec Fanny. Seulement, je crois percevoir une inquiétude en elle : peut-être a-t-elle compris combien je suis lâche, et à quel point ma famille a de pouvoir sur moi ? Certainement voudrait-elle que je réagisse face à ma mère et ses commentaires. Néanmoins, j'aime ces personnes autour de moi, j'ai envie de les aider et de les rendre heureux. Répondre à ma mère, c'est la détruire. Je me le refuse.

Fabien pose Samuel dans sa chaise. Il l'attache pour qu'il ne tombe pas.

« J'ai bien réfléchi et je suis d'accord avec Fanny, je veux que tu sois le parrain de Valentine, annonce Fabien.

- C'est vrai, tu le veux vraiment ? demande Fanny, visiblement très heureuse.

- Quoi ! Vous n'allez pas faire ça ? s'inquiète ma mère.

- Évidemment que si ! Il a toujours su m'expliquer les choses, commente Fanny.

- Valérie, je vous aime beaucoup, commence Fabien, mais concernant l'éducation de nos enfants, nous prendrons nous-mêmes les décisions.

- Dites, sont que des mioches, hein ! Z'allez pas faire des histoires ? »

Il se sert abondamment et rit doucement en commençant à boire.

Tous sourient. Mais une pointe de tristesse passe dans les regards.

J'ai envie de pleurer en voyant cette image qui me donne une sensation douce-amère de déjà-vu. Je suis certain d'avoir vu ces trois mouvements une bonne centaine de fois. Il se sert, rit, boit. Il s'agirait presque de la sainte trinité du cousin Jean-Claude.

« On n'a pas eu de vos nouvelles, et quand j'ai pu aider Fanny, il m'est apparu que personne, absolument personne, ne la cherchait. Une fille qui n'était pas majeure, qui allait encore à l'école. Elle était dans la rue, Valérie, et elle était seule. Ces enfants ne sont pas les vôtres, explique Fabien.

- Bien sûr... je comprends parfaitement. Mais Nicolas... vous savez, ce n'est pas un garçon qui a l'esprit très clair. Il n'aura pas une bonne influence sur elle.

- En quoi ? Je l'ai vu argumenter ses pensées. Et Fanny lui fait entièrement confiance.

- Voyons, Fabien, vous savez ce qu'il en est ! s'indigne ma mère.

- Et qu'est-ce qu'il en est ? demande Suzanne, intéressée. »

Ma mère dévisage Suzanne, assise en tailleur sur le fauteuil. Je n'ose intervenir, persuadé qu'un simple commentaire de ma part couperait un fil bien trop tendu et enverrait une âme chez Hadès. Les Parques sont dans cette pièce et attendent patiemment.

« Vous n'avez rien à faire ici, juge ma mère.

- Suzanne est venue parce que je lui ai demandée, expliqué-je.

- Tu n'aurais pas dû, tu prends toujours des décisions sans penser aux conséquences, me reproche ma mère.

- Je... c'est possible que je ne fasse pas attention à tout... avoué-je.

- Arrête ton char, tu prévois tout, toujours. C'est inné chez toi, me défend Suzanne en souriant. C'est presque énervant parfois.

- C'est vrai que tu arrivais toujours à savoir comment allaient se passer les événements, reconnut Fanny, alors tu prévoyais tout.

- Il y en a qu'il n'a pas pu prévoir, lance ma mère, entre ses dents.

- Peu importe. Fanny et moi nous sommes concertés, Valérie, et si Nicolas accepte, il sera le parrain de notre fille, conclut Fabien. »

Ma mère se détourne de nous, rouge de colère. Elle sort, cigarette en main, suivie de près par mon petit frère. Fabien soupire.

« Je suis désolé pour ça, dis-je.

- Il ne faut pas. Ta mère s'énerve très rapidement. Je crois qu'elle a conscience de vous avoir perdus et qu'elle ne sait pas comment vous montrer son amour, répond Fabien.

- J'imagine qu'il y a de ça, concédé-je.

- Alors, tu acceptes ? D'être le parrain de Valentine, tu l'acceptes ? demande Fabien sous le regard de Fanny.

- J'imagine qu'il faudra faire toute la cérémonie, tenir la petite, embrasser la marraine, tout ça ? Qu'il va falloir écouter un vieil homme psalmodier des formules religieuses ?

- Oui, dit Fabien en riant.

- Très bien, je me conformerai à cette tradition. Ce sera un grand plaisir. »

Ils sont plus qu'heureux. Essaient-ils de me conquérir à nouveau ? De me montrer qu'ils m'aiment ? Tandis que Fanny, gaie, repose Valentine dans son berceau, je me dirige vers Suzanne. Je suis un peu perdu dans cette pièce.

Elle m'attire vers elle délicatement.

« Est-ce que tout va bien ? me demande-t-elle.

- Je crois que oui... et toi ?

- Moi, j'observe et j'essaie de comprendre. Ta sœur est une personne si gentille.

- Oui, j'avais oublié avec le temps, reconnais-je avec honte.

- Et Fabien, alors ?

- Je suis parti d'un mauvais pied avec lui... j'ai l'impression qu'il voulait me tester un peu... et qu'il est content de ce qu'il a entendu. Je suis un peu perdu...

- Dans quel sens ? m'interroge-t-elle.

- Parrain, je ne m'y attendais pas. »

Même lorsque la tante Roseraie l’avait dit, j’avais cru à une mauvaise blague.

« C'est une belle surprise, dit-elle en souriant.

- Pour une surprise...

- Ta mère ne veut pas te parler, analyse-t-elle.

- Je crois qu'elle ne me pardonne pas la mort d'Emily...

- Dis-lui. Dis-lui que ce n'est pas totalement ta faute, m'intime-t-elle.

- Elle ne me croirait pas, de toute manière. Personne ne me croirait.

- Il faudra bien, pourtant. Et s'il se passe quelque chose, je te préviens, je crame tout, dit-elle en riant.

- Tu m'aimes ?

- Nigaud, va ! Bien sûr que je t'aime.

- Parce que je t'aime tellement. Si tu n'étais pas là, je ne sais pas où j'en serais.

- Tu ne serais pas dans cette pièce, mais tu serais tout de même un professeur exemplaire.

- Alors, c'est toi, mon père ? »

Je me retourne et fais face à ce jeune garçon. Il est inquiétant, je dirais même qu'il a un visage comme personne, entre gentillesse et cruauté de l'enfance. Il a les mains dans les poches et la tête entrée dans les épaules, preuve qu'il éprouve une certaine crainte en venant me parler.

« J'ai vu des photos, et t'as presque pas changé... c'est bizarre.

- Tu pensais que j'aurais beaucoup changé ? l'interrogé-je gentiment.

- La tristesse, ça marque le visage. »

Suzanne me serre la main : elle est inquiète. Il me ressemble. Cette voix glaciale et imperturbable. Ses yeux n'expriment presque rien, ils ne font que me fixer. Il est comme moi à son âge et je sais qu'il joue la timidité en ce moment-même.

« Cesse ces mimiques, tu n'es pas inquiet, lui dis-je.

- Elle m'a dit que tu es un génie. Mais à quel point l'es-tu ? me demande-t-il.

- Je ne suis pas un génie, c'est juste ce que ta mère a voulu voir.

- Oui. Elle a tendance à imaginer bien des choses pour quelqu'un qui se dit cartésien.

- C'est ta mère, c'est normal qu'elle essaie de comprendre, intervient Suzanne.

- Peut-être, dit-il, observant ma fiancée avec intérêt. Par exemple, elle croit que les cauchemars me font peur.

- Ce n'est pas le cas ? demandé-je.

- Non.

- La peur est fondamentale... commencé-je.

- Qu'est-ce que tu fais là, parle pas à cet homme, intercède Mélanie.

- Cet homme est mon père.

- Il a fait des choses impardonnables, explique Mélanie.

- Quelle choses ? Qu'a-t-il fait ? demande mon fils.

- Tu sais très bien. Alors pas maintenant, Loïc, pas ici.

- Mais si, maintenant que vous avez commencé, l'intima Suzanne.

- Il ne vous aura rien dit, évidemment. Je le savais. »

Suzanne se lève et va se servir un verre. Je la vois trembler : répondre en public, devant beaucoup de personnes, qui plus est qu'elle ne connaît pas, l'inquiète toujours.

« Mélanie, ne va pas sur ce terrain-là, ce serait une bêtise, énoncé-je.

- Tu l'as aimée, je le sais, commence-t-elle.

- Oui, comme une sœur. »

Loïc se sépare de sa mère, désintéressé, et retourne s'asseoir. Son regard me rappelle le mien : il n'attache pas d'importance à tout ce qui est social et familial, il pense que cela ne le concerne pas. C'est moi, il y a quelques années. La peur commence à surgir. Je l'ai vu, je suis sûr, il a souri. Un sourire malsain.

« Non, non... tu l'aimais plus que moi !

- C'est vrai, je l'avoue. J'avoue que je m'étais trompé. Comment j'aurais pu t'aimer ?

- Emily l'a dit, que tu l'aimais ! Dans sa lettre... dit-elle incertaine.

- Elle a dit ce qu'elle a entendu. Mais je ne t'ai jamais dit que je l'aimais autant. Je n'ai jamais couché avec elle, contré-je.

- Mensonge, ce ne sont que des mensonges !

- Tu as voulu te venger de ce que tu imaginais comme une horreur... tu étais jalouse... j'aurai dû le voir et faire quelque chose, mais je n'ai jamais été très bon pour comprendre ce que ressentent les gens... j'ai conscience que c'est ma faute...

- Non ! NON ! C'est faux ! vocifère-t-elle.

- C'est la vérité, tout cela n'est qu'un mensonge, annonce la jeune voix de Loïc. Elle me l'a dit. »

Tout le monde est incertain. Je réfléchis à toute vitesse : je ne pourrais rien faire face à ce qu'il va dire, je le sens.

« Pourquoi tu... chéri ? l'interroge Mélanie d'une voix étranglée.

- Maman a été voir tante Emily car elle ne supportait plus la joie qu'ils éprouvaient, mon père et elle. Leurs danses impossibles, dit-elle toujours. Elle a dit à tante Emily que papa l'aimait, ce qui était un mensonge.

- Loïc, arrête tout de suite ! crache Mélanie.

- Elle a cru qu'elle ferait un scandale, qu'elle viendrait devant Nicolas en disant que c'était une chose horrible. Mais elle ne l'a pas fait. Maman ne pensait pas qu'Emily aimait sincèrement mon père, alors elle ne croyait pas qu'elle se suiciderait. Je ne me trompe pas, papa, elle t'aimait ? »

Bien sûr, la question ne demande aucune réponse. Un lourd silence est tombé sur la salle. Je reste incertain, comprenant les événements qui allaient découler de cet aveu soudain. Loïc me fait peur, il me fait aussi peur que j'inquiétais ma mère à son âge. Je tombe dans un gouffre inattendu.

« Alors, pas d'inceste ? Quel dommage, je trouvais cette histoire d'amour tellement romantique et d'une dramaturgie antique ! Sauf si je l’ai jamais cru. Tant pis ! Veni, vedi, et il ne s'est rien passé... »

Seulement la tante Roseraie ne parvient pas à détendre l'atmosphère. Je ne peux détourner le regard de mon fils. Il est inquiétant, là, sur ce fauteuil. Il me regarde et je constate qu'il a pris plaisir à détruire les mensonges de sa mère. Mélanie s'approche de lui et commence à pleurer. Elle gémit.

« Pourquoi... pourquoi ? Dis-moi pourquoi ?

- Je ne veux pas rester avec ces gens. Pas avec ce père. C'est trop tard. Tout ici est trop vieux, ce n'est rien qu'une histoire de famille... Tout ça m'use. Désormais, ils te haïssent, ils ne voudront plus te voir. Et ils ont peur de moi. »

Elle le dévisage et ne parvient pas à comprendre. Je constate que Loïc est bien pire que moi. Son intelligence l'a rendu amer, misanthrope. Il se croit supérieur et nul doute qu'il surpassera bien des élèves, peut-être me surpassera-t-il. Ses yeux, cernés d'un noir bleuté effroyable, sont vides et restent fixés sur moi. Il me hait. Il hait mon humanité et ma soif de reconnaissance, mon espoir et ma fierté.

« Quèche qui pache ichi, bordel ! rugit le cousin Jean-Claude, faisant sursauter tout le monde. »

Son intervention me permet de quitter mon fils des yeux. Je dirige mon regard vers lui. Emily l'aimait tellement et disait toujours qu'il était capable de faire rire pour n'importe quelle raison ; les choses ont bien changé. Déjà, quelques temps avant qu'elle ne se suicide, elle avait essayé de lui faire comprendre qu'il devait arrêter de boire.

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