Partie trois : Retrouvailles - Un héritage (3)

« Je t'aime, cousin... vraiment. Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu ne veux pas ouvrir les yeux sur le passé ? Dis-moi... tu sais que nous sommes tous là pour toi.

- Tite Emily, t'es si innocente... avait-il dit en passant ses longs cheveux derrière son oreille. T'es encore si jeune, tu sais rien des horreurs du monde adulte.

- Je suis certaine, quant à moi, que tu as oublié les angoisses du monde adolescent.

- C'est que t'es pas nigaude, en plus. Mais j'vais te dire un truc, c'est qu'à mon âge, on a peur de ses souvenirs et de c'qu'ils peuvent amener comme certitudes mélancoliques.

- Tu es beau, cousin, et j'ai peur que tu gâches ta beauté avec ça, avait-elle expliqué en montrant le verre d'alcool.

- La beauté, c'est des conneries, t'verras. Et l'alcool, c'est qu'un remède.

- Un remède contre quoi ?

- Contre les cauchemars, le passé, le lien entre les deux... tant d'choses, Tite Emily, tant d'choses ! »

Il avait repris le verre et avait ri un moment. Un rire profond et triste, comme s'il se souvenait des événements qu'il s'efforçait – et qu'il s'efforce encore – d'oublier.

 

Instinctivement, je m'approche de mon cousin et je lui prends le verre.

« Qu'ekke qu'tu fous, bordel !

- Cet alcool ne sert à rien...

- Rends-y moi, bâtard...

- Tu ne feras que t'enfoncer si tu continues sur cette voie.

- Quèche que j'en ai à foute, chi j'en ai b'soin, pas toi qui va m'y empêcher d'la... d'le boire ! »

Il décolle de son fauteuil, avec une vélocité peu commune. Je m'écarte au dernier moment et il vient s'écraser sur le sol. Il ressemble soudain à cet hobbit terrifiant qui tuerait père et mère pour obtenir un petit anneau.

Il relève le visage et ses yeux fixent son verre, son verre le force à exhiber sa colère.

« J'aimerais que tu ne boives plus, aujourd'hui...

- Ah ouais ? s'énerve-t-il.

- Pour les enfants... Histoire qu'ils n'aient pas cette image-là de toi. Ce serait mieux.

- T'as bon dos d'dire ça, toi et ta merde !

- Cousin...

- Quoi, cousin, quoi ?

- Tu vaux beaucoup mieux que ça...

- Comment qu'tu l'sais, toi ? Comment ?

- Tu étais si intelligent, alors...

- T'sous-entends qu'j'l'suis p'us ! lance-t-il, d'une traite.

- Non... loin de là. Mais je pense que tout ceci t'empêche de réfléchir, lui expliqué-je en montrant le verre d'alcool.

- T'la joue pas ! Lyly, ouais, c'est elle qu'avait du cœur... J'sais c'que t'es, en réalité. Égoïste, égoïste, égoïste... Spèce d'ingrat !

- Cette boisson te tue... c'est pour ton bien.

- J'en ai besoin, bordel de... »

Il se calme et regarde les enfants. Bien que Samuel et Valentine ne comprennent rien, Loïc écoute attentivement ses propos. Il se relève et s'approche de mon fils ; Mélanie le regarde mais pleure toujours, elle essaie de dire quelque chose mais rien ne sort, si ce n'est encore plus de larmes.

« Y t'r'semble, c'gamin... dans l'creux des orbites... »

Le silence, une nouvelle fois, domine la salle. Les voix se taisent, seulement pour quelques instants. Des larmes mouillent les yeux de mon cousin : si les traits de la vieillesse n'avaient pas marqué son visage, il aurait ressemblé à un nourrisson.

Il l'a vue aussi, cette froideur, cette certitude. Il a vu ce que j'ai remarqué il n'y a pas dix minutes. Seulement, il sourit. Il ébouriffe les cheveux de Loïc qui se laisse faire puis il éclate de rire.

« Y t'r'semble, l'a tout d'toi ! Va p'têt même tuer sa mère, c'con-là ! T'entends, Nico, va p'têt même tuer sa mère, pis y s'ra heureux ! »

Il rit. Il rit. À s'en décrocher la mâchoire.

Puis, il commence à pleurer.

« J'suis désolé... p'tit, j'suis désolé...

- L'amour, c'est un sentiment désarmant, je trouve. L'humanité et ce sentiment... c'est ce dernier qui détruit et construit. Je ne comprends pas encore très bien, commente Loïc en m'observant. »

Je reste silencieux, sachant très bien ce qu'il ressent. L'amour ayant été ma plus grande erreur, puisque je ne saisissais rien à cette explosion de sensations représentant le propre de l'humain. Ce qui me fait mal, c'est que je le comprenne et qu'il le sache. Le cousin Jean-Claude dévisage Loïc et il recule.

« J'me souviens, elle avait les ch'veux comme ça, la dernière fois qu'j'l'ai vue. Elle était belle, comme un ange. Pis toi t'étais avec ta foutue femme, c'te grognasse, là, trop fière d'son gosse ! Elle croyait être maît'e d'l'univers, voilà c'que j'sentais. Mais toi, toi t'y voyais rien... toi t'es resté persuadé qu'tu méritais la gloire, celle qui rend les hommes tristes et glauques ! Tous, y chantaient pa'que t'allais devenir un grand homme ! Moi, moi j'y voyais, là, dans tes yeux et les siens ! Vous aviez peur, tous les deux, comme des gamins !

- Nous avions peur de l'avenir, des changements... c'était une réaction normale chez des jeunes qui vont entrer dans la vie active.

- T'cha ! Stop ! Tes explicachions j'en veux pas, nada ! J'sais c'que t'es ! T'es trop 'tellectuel pour que j'me fasse avoir... moi chuis un débile, chuis un idiot... alors toutes ces petites choses qu'tu dis, j'peux pas les comprendre.

- Tu n'es pas idiot, cousin... »

Seulement, il ne me regarde pas, il voit toujours les yeux vides de mon fils. Tous les deux, nous le regardons. Enfin, le cousin Jean-Claude se tourne vers moi.

« J'la vois encore... les matins. Elle avait pleins d'plans en tête... j'crois qu'c'était une manière de viv'e encore... hein ? C'était ma vie, la mienne... Me touche pas ! Meredith... si belle... j'l'ai perdue.

- Elle ne voudrait pas te voir comme ça...

- Morale à la con, morale à la con ! Toujours ! hurle-t-il.

- J'ai peur que tu t'effaces de plus en plus.

- C'est quoi c'tes conneries, bordel de bordel ! Arrête de t'prendre pour l'Messie ! T'veux savoir c'que j'en pense, moi ? J'pense qu't'as d'la merde dans les esgourdes ! Que t'es un dingue ! Un sac à purins ! T'fais tout c'que t'fais dans l'seul but d'oublier, et ben t'oublieras jamais ! JAMAIS ! Lâche-moi, j'te dis, lâche-moi ! T'es dégoûtant ! »

Je le lâche. Il est plus inquiétant qu'il ne l'a jamais été avant qu'ils ne me quittent tous. Il est plus inquiétant parce qu'il sent l'urine, la sueur et l'alcool, parce qu'il pleure et qu'il renifle, parce qu'il bave et éructe comme un monstre, parce qu'il est de ma famille mais que je ne le reconnais pas. La fièvre commence à l'avaler, à le terrasser. Dans quelques minutes, il s'écroulera, je le sais.

« Sommes tous des chiens, des chiens qu'essaient d'chier... on a de c'tes gueules, vous verriez, des gueules à faire peur... à faire chialer. Lyly, elle est morte par ta faute... pa'que t'es un gars abominable... un gars vicieux et cradingue... »

Il tombe sur le fauteuil, juste après que je l'eusse guidé. Il s'étale de tout son long et pleure. Le verre qu'il tenait se déverse sur son jean, le liquide finit par se répandre vers son pied. Jean-Claude ne fait que pleurer.

Je ne peux quitter Loïc des yeux. Il se lève et se dirige vers moi.

Suzanne se dresse également et se dirige vers le cousin.

Elle est grande, impassible.

Son passé l'accompagne aussi, je le vois.

Elle lève la main comme on présente un plat.

Elle l'abat sur le genou de Jean-Claude qui relève le visage.

« Il y a des solutions contre le manque et la solitude. Contre la peur de l'avenir et l'angoisse des visions passées. La colère, la rage et la rancune ne sont pas les solutions que vous devez prendre, vous comprenez ?

- Y sont plus là... partis... tous...

- Les gens qui partent ne le font pas contre ceux qu'ils aiment. Je sais que c'est difficile, vous comprenez, j'ai aussi vécu mes jours de malheurs... mais c'est ainsi, c'est dans l'ordre des choses. Les gens disparaissent. Leur voix s'éloigne, on oublie l'intonation de cette dernière quand ils prononçaient des mots particuliers, on oublie leurs tocs, aussi... Mais on ne peut pas oublier leur amour, n'est-ce pas ? Il faut que vous pensiez à cet amour qu'ils vous portaient... »

La tante Roseraie aide Fanny à calmer Valentine. Seulement, ils sont encore sous le choc de la révélation faite par Loïc ; par la soudaine chute de Jean-Claude. Ils ne savent pas s'ils doivent avoir pitié pour mon cousin, déjà plus qui ruiné, peur de l'antipathie de mon fils ou s'ils doivent juger mon ex-femme, voire les trois.

« L'amour est étrange... qu'est-ce que tu as compris de ce sentiment ? J'ai admis qu'il était humain et que le corps demande d'en être rassasié. Je l'ai assimilé quand ma mère a amené des hommes différents à la maison... mais toi, tu as pu voir plus de choses... me demande mon fils.

- Loïc... l'amour est un sentiment qu'on ne comprend que lorsqu'on le ressent. On ne peut pas en parler. Cesse de vouloir être adulte, tu vas te détruire, tu vas oublier de prendre plaisir à vivre...

- Tu n'étais pas là pour me l'expliquer, je crois que c'est un conseil un peu tardif.

- Je le crois également... dis-je, incertain.

- Alors, c'est tout ce que tu as à m'apprendre sur l'amour. Attendre et voir ?

- Je sais ce que tu peux ressentir, mais tu vas rencontrer des gens aussi intelligents que toi, tu vas pouvoir t'en faire des amis. Il faut que tu aies la patience d'attendre ce moment-là, et ça peut être long, lui expliqué-je.

- La patience ? me demande-t-il, visiblement surpris.

- Oui, attendre, c'est parfois difficile.

- Je pense que ça déçoit, d'attendre. C'est quoi, ta maxime ? Sois brave ? Mais le courage n'est rien de moins qu'une façon pour l'homme fort de se montrer plus fort encore, une manière pour un homme amoureux d'attirer le regard d'une femme. Le courage n'a rien de tangible. Je n'arrive pas à croire qu'un soldat soit courageux, puisqu'on lui demande de l'être, ni qu'un héros puisse faire preuve de bravoure quand il est né pour ça...

- C'est faux. Des soldats ont peur, des héros hésitent. C'est ça le...

- C'est une manière de voir les choses. »

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