Partie une : Lettres - Déchéance (3)

Nous nous retrouvâmes ainsi le trois mai 1996 et fêtâmes ce mariage entre le génie aveugle et la harpie mielleuse. Toute la famille était là, mis à part du côté du frère de mon père avec qui ma mère avait un contentieux. J'avais beaucoup fréquenté son fils quand j'étais plus jeune et il arrive encore que je lui téléphone.

 

Je crois que ma mère avait toujours eu du mal avec la famille de mon père : elle n'en parlait pas et si jamais elle y faisait référence, c'était pour expliquer à quel point ils étaient spéciaux et inquiétants, à quel point ces gens n'étaient pas vraiment fréquentables. Seulement, Emily et Fanny étaient parvenues à la convaincre d'inviter la tante Roseraie, la sœur de mon père.

Il faut dire que je comprends ma mère : la tante était particulière. A l’époque, elle habitait une maison qu'elle avait nommé La Roseraie et cultivait bien des légumes dans son jardin. Elle avait été mariée mais avait divorcé quelques années plus tard, assurant que l'amour était une idiotie plaisante et que les hommes étaient des plaisantins idiots. Quelques années plus tard, elle revint avec une dame de sa connaissance, une « actrice de théâtre » qui avait eu un franc succès dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Elles révélèrent à mon père qu'elles étaient ensemble depuis quelques temps. Nous revîmes cette dame quelques fois, puis un jour la tante Roseraie revint en assurant que l'amour était une indispensable rêverie mais que les femmes étaient trop vaniteuses et caractérielles. En 1996, elle était célibataire.

C'est durant mon mariage qu'elle me parlât de mon père. Quelques semaines plus tôt, elle était restée très laconique, voire silencieuse, durant l'enterrement puis était partie. D'une certaine manière, elle me parut heureuse quand elle commença à parler. Elle me demanda de faire attention, de ne pas sombrer dans le désespoir comme Robert – mon père –, de ne pas rester seul comme l'avait fait leur père. Toutes ces choses qui forment la vie humaine troublaient les hommes de la famille, disait-elle, et rendait les femmes solitaires. Elle me priait de lutter contre ces pensées et ces cauchemars. Elle me priait d'être heureux et de vivre avec ce bonheur sans regretter mes choix.

 

Elle est comme cela, la tante Roseraie : entière.

 

Néanmoins, le mariage se passa bien. Puis, on se dirigea vers la salle des fêtes et pendant un long moment, nous dansâmes. Avec Emily, nous avions sauté sur place, nous avions hurlé : nous avions besoin de vivre une dernière folie avant que je ne devienne père. Nous avions annoncé la nouvelle aux gens pendant le repas et étrangement Emily avait paru heureuse. Je crois qu'elle était contente parce que ce qu'elle avait prévu était en train de survenir, parce qu'à ses yeux je me sacrifiais. Seulement, je voulais un enfant, je voulais connaître le bonheur d'être un père. Elle l'ignorait.

Ainsi, Emily et moi, nous avions dansé. Comme des derviches tourneurs, nous avions défié les lois de la pesanteur et durant une folle embardée, bougeant sur une musique endiablée, on avait fait rire du monde. Nous avions quitté un temps les rôles que nous tenions dans la société : en hurlant, nous redevenions un court instant deux enfants qui n'étaient pas retenus par des fils. En tournant, nous brisions nos chaînes une dernière fois. Et Emily était magnifique, durant cette danse ; elle paraissait être une fée et devenir merveille.

Il est des merveilles nées pour mourir. Pauvre Lily.

 

Ce mariage fut un moment de pur bonheur. Nous semblions oublier la mort de papa et redevenir des enfants. Il nous semblait que cette danse était faite pour nous, pour que nous soyons une nouvelle fois heureux. Il ne manquait que le sourire de notre père – que je retrouvais en filigrane sur les lèvres de la tante Roseraie.

Mélanie paraissait être la femme la plus heureuse du monde. Son rêve, c'était le mariage ; son rêve, c'était l'union. Peu importe avec qui, peu importe la manière. Cela aurait dû l'inquiéter de me voir plus à l'aise avec Emily qu'avec elle. Mais non : elle avait prévu de se marier, d'avoir une maison et un enfant ; elle venait d'avoir deux cadeaux : la maison quelques semaines auparavant, le mariage maintenant, l'enfant arriverait dans cinq mois.

Elle avait déjà un joli ventre durant le mariage ; elle en était fière.

Ce mariage n'était que folie. Je n'aimais pas réellement Mélanie, mais plutôt cette jeune femme qui riait dans un bar, il y a de cela quelques mois. Elle ne m'aimait pas non plus, elle imaginait un Nicolas normal, capable de tout surmonter, de lui faire franchir les pires gouffres, et ayant la capacité de faire ce qu'il fallait pour assurer l'avenir de notre famille. Il n'y avait rien de plus faux. Nous étions dans l'erreur. Pourtant, ce mariage fut beau. Les illusions de chacun permirent de rendre ce mariage unique.

 

Puis, ce fut la déchéance.

 

C'est par la suite que mes sentiments – ceux que ma famille imaginait inexistants – avaient commencé à surgir. La peur du monde et de nos semblables, l'effroi devant ces troubles auxquels on ne peut faire véritablement face. L'angoisse de la perte des miens, ces êtres qui, tout comme moi, vieillissaient et étaient, de toute manière, destinés à mourir. Toutes ces choses me hantaient. J'eus le besoin d'en parler avec Mélanie : elle était ma femme, la mère de notre prochain enfant, l'être avec lequel j'allais passer ma vie. Elle était tout cela et méritait de savoir ce que me dictaient mon esprit.

Elle ne put comprendre.

Elle n'entendit qu'une chose : j'étais un fou. J'étais un être incapable de penser normalement, dont les horreurs de l'existence troublaient la vie. Pour elle, ce n'était qu'absurdité et il valait mieux que j'oublie tout cela, que je profite de l'instant présent.

Nul geste de réconfort.

Pas même un baiser.

Elle détruisit l'amour d'une seule parole et par l'absence d'un geste. La déchéance commençait par m'apparaître dans sa totalité amère.

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