Je suis perdue.
Mam, tu sais que je t'aime. Je ne fais pas cela pour te faire souffrir, ce n'est pas mon intention. Je sais que tu vas pleurer mais ce n'est pas la peine, je crois que j'ai enfin trouvé la paix. Je te connais, tu vas me dire que c'est idiot, que je ne devrais pas dire cela. Mais c'est vrai, ça fait des années que je n'arrive plus à accepter ce que je vois devant et autour de moi. Et puis cette image que je veux donner ne me plaît pas, j'ai l'impression de me mentir et pire encore, de vous mentir. Et mentir c'est de famille, je le tiens de toi... paps nous a toujours dit que tu mentais à la perfection, que tu savais inventer des histoires comme personne. Je trouve ça triste, tous ces mensonges...
Mais mam, tu as été parfaite, tu étais là quand nous avions besoin de toi et tu nous as laissé prendre notre envol ; il arrive seulement que des oiseaux tombent du nid... et j'en suis. Je me souviens de quelque chose que Coco m'a dite il y a quelques années : « la vie n'a rien de simple, on nous demande de faire des efforts pour vivre, pour traverser les temps et pour donner ce qu'il faut aux générations suivantes. Tu es une grande dame, Lily, mais tu ne dois pas croire que tout a été fait. Il y a encore tant de chemins à parcourir, tant de choses à voir. Et les horizons sont nombreux, même quand ils paraissent n'être que des impasses. » Seulement, les impasses se sont cumulées et je n'arrive plus à trouver l'horizon. Je laisse mes yeux courir sur la ligne et je ne vois qu'une raison de plus de me sentir emprisonnée. Et de ça, je n'en peux plus. De ça, je désespère. J'ai envie de vivre. Mais quand j'ai essayé, j'ai vu que ce n'était pas possible non plus, parce que notre vie doit s'arrêter. Nous sommes si nombreux, mam, et même trois enfants, c'est beaucoup. J'ai l'impression que l'un de nous est de trop et qu'il efface la présence des deux autres. Je ne veux plus vivre enfermée derrière de quelconques barrières et je n'ai trouvé que ce moyen.
Voici un de mes souhaits, et j'aimerais que tu l'écoutes et le comprennes. Ces mensonges... si tu pouvais me faire plaisir et ne plus inventer d’histoires. Parfois, quand je parle à Coco ou à Nini, nous constatons que nous avons trois versions différentes d'une même anecdote, que nous avons tous entendue de ta bouche. Cela crée des problèmes et tu ne le remarques même pas. Tu comprends, j'aimerais juste que tu avoues tout ce que tu as pu dire. À paps et à mon Coco en particulier.
S'il-te-plaît, pour moi, arrête de nous mentir.
Maman, je suis désolée de t'abandonner comme ça.
Nini, tu es encore une jeune fille : tu ne comprendras pas tout. Tu voudrais devenir grande et dépasser tous les autres. Mais tu ne peux pas, c'est comme ça. Tu vas voir, tu vas finir par te cantonner à une vie simple et tu croiras peut-être que tu es à la marge, que tu as réussi là où d'autres ont échoué. Mais ce sera faux. Tu seras toujours emprisonnée. Il y a des choses qu'on ne comprend pas, d'autres que nous n'acceptons même pas. Et puis avec douleur on voit les vies s'écouler et devenir des fins d'existence, et ces fins d'existence sont toujours pareilles. Il n'y a pas de nouveauté. Enfermés, nous finissons tous par un dernier souffle, un dernier battement. J'ai décidé de m'endormir et de mourir, parce que ça me fait moins peur. J'ai décidé de partir parce que je ne veux pas te voir partir avant moi. J'ai décidé de mourir parce que le monde va mal et que rien ne s'arrange, que j'ai peur du temps et que j'ai peur de tout ce qui nous arrache aux nôtres. J'ai décidé de mourir parce que je ne vois plus rien de beau et que sans beauté, il n'y a plus rien, même plus de raison de vivre. J'ai décidé de mourir pour un tas de raisons que tu trouveras idiotes, quand tu liras cette lettre. Parce qu'il est des choses que je ne comprends pas moi-même, qui me hantent et qui me font pleurer. Parce que des fois, quand j'ai passé de bonnes soirées, en famille ou avec des amis, il m'arrive de pleurer. Parce que souvent, je pousse des cris.
Je ne bois pas parce que paps disait que ce n'est pas bien, mais j'ai envie de boire. Je ne fume pas parce que Coco dit toujours que les poumons, c'est la vie. Je sais qu'il rigole, mais ça me tue. Tu vois, Nini, tu es encore une jeune fille et tu ne comprends pas toutes mes peurs, mais moi aussi je veux vivre, et comme je n'y arrive pas, je préfère mourir. Je veux faire passer le temps, savoir que, quand je vais fermer les yeux, il n'y a rien qui va s'afficher, pas de rêves si tristes qu'ils me tordent les boyaux, pas de pensées d'un lendemain sans saveur, si semblable à aujourd'hui qu'il s'annihilerait dès son commencement. Ce soir, pour une fois, je vais m'endormir pour qu'il n'y ait plus rien. Ce soir, le désespoir s'arrête pour moi.
Tu es si belle, ma petite sœurette, et tes sourires me ravissent. Mais je dois te quitter et ces enseignements ne sont rien. Je m'en doute. Ils ne sont rien de moins que des mensonges. Moi, je suis la plus grande des menteuses et ça aussi ça me fait pleurer. J'aurais voulu te dire combien je t'aime, mais je ne trouve rien de mieux que de te dire pourquoi je pleure. Je suis désolée, ma petite Nini, de te laisser vivre dans ce monde. Je t'aime.
Et toi Nico, mon Coco. Toi qui sais tant de choses, dis-moi, que sais-tu de ma mort, que comprends-tu de mes maux ? Dis-moi, où sont tes explications philosophiques, ce sourire et cette nonchalance ? Tu les as gardés ou ils se sont évaporés ? Ai-je réussi, mon Coco, à te troubler ? Peut-être s'agit-il de la seule raison qui me pousserait à continuer de vivre : voir ton visage. Voir ton incompréhension et ton incapacité à répondre.
Tu as toujours été un mystère pour moi. Tu demeurais si impassible. Tu étais toujours si stoïque. Et nous, nous restions à attendre qu'il se passe quelque chose. Je te revois encore, quand paps s'est suicidé. Tu paraissais si calme, si désespérément calme. Tu ne pleurais pas, tu ne versais aucune larme. Tu aurais dû, ne serait-ce que par compassion envers nous, qui ne résistions pas aux pleurs. Nous, à qui il arrive, encore aujourd'hui, de s'abandonner aux larmes.
Non… toi tu n'es pas comme nous. Toi, tu ne désespères pas et le monde ne t'est pas insupportable. Tu es presque trop bon et moi, quand je te vois comme ça, je n'arrive pas à te pardonner. Je t'aime et cet amour m'a amenée à te haïr. Ce qui me rend malade, c'est de savoir que tu vas me pardonner cette haine, que tu vas la comprendre. J'espère juste que tu vas pleurer, que ce désespoir qui m'écrase va finir par te toucher, que ton bonheur – ou ce que tu veux nous faire croire comme étant ton bonheur – se ternira. J'ai voulu, au début, prendre exemple sur toi, j'ai voulu copier ce que tu étais. Mais je n'ai pas réussi, tu ne l'as même pas permis. Quand je suis venue vers toi et que je t'ai dit ce que je voulais, tu m'as repoussée. Tu n'as trouvé à m'offrir que ton indifférence et tes phrases parfaites. Depuis, ce sont ces mots qui me hantent, parce qu'ils sont justes, et ton regard – qui agit toujours comme un rempart à toutes les doctrines – m'effraie encore. Il me semble que tu es toujours heureux et tout ceci me tue. Tu es plus vieux et tu parais plus jeune, tu n'as pas de cheveux blancs tandis que les miens apparaissent déjà. Tu ne te fais jamais de mauvais sang. Non, rien, tu restes là à attendre que le temps défile ; ça n'a rien de normal, mon Coco. Rien. Ce qui serait normal, c'est que le monde t'effraie et que ta mort finisse par te terrifier. Que ton âme s'efface parmi le peuple qui grouille, qu'elle s'amenuise à mesure que la mort approche. Tu n'es pas comme nous, tu ne vois dans les biens matériels qu'une vanité sans précédent, tu ne décris le monde que par le prisme sans amour d'une philosophie que je ne comprends pas.
Tu vois, Coco, quand je t'entends parler, je me dis que tu as décidé de ne pas révéler ton amour pour ne pas ressentir de haine, pour ne pas pleurer.