Partie une : Lettres - Réminiscence (2)

Notes de l’auteur : Toujours dans l'esprit de Nicolas, nous vivons sa lecture de la quatrième lettre.
Bonne lecture !

J'ai tout vendu fin 1999. J'ai effacé l'image de son corps. Vendre et ne plus voir tout cela a été un véritable exorcisme : j'étais enfin libéré d'une oppression, même s'il me fallut encore quelques longs mois pour vivre de nouveau normalement. Elle avait laissé un goût de désespoir plus puissant : si une femme si belle, si joyeuse, si heureuse, avait décidé de se suicider, alors le monde ne valait plus la peine de connaître les pas des hommes, ces êtres qui le foulent du pied et qui le parasitent par leur nombre.

Pourtant, aujourd'hui, tout me revient comme si j'étais en présence d'une peinture. Je me vois encore, après avoir frappé à la porte plusieurs fois, l'ouvrir. Le lit était juste en face de moi, deux tables de chevet à droite et à gauche. À la tête du lit, il y avait une fenêtre et à ses pieds une malle. Ce châssis imaginaire autour du lit était lui-même encadré par les contours de la porte. Un véritable tableau.

Emily était au centre, statue blanche et presque jaune, encore habillée de sa robe à fleurs, les cheveux formant autour de son visage une auréole parfaite et éclatante. Elle était là, dans une position mortuaire, semblant attendre les derniers sacrements, semblant attendre que je vienne vers elle et que je lui offre mes pensées. Elle était déjà morte et les ambulanciers n’avaient rien pu faire, mis à part constater le décès.

Ma vie est une peinture de ce genre, comme les triptyques sont les peintures des saints. Mon existence entière pourrait être résumée par cette image affreuse qui vrille mes pensées. Il ne reste d'elles que des volutes ridicules, semblables aux fumées âcres et constantes qui s'élèvent des usines, qui couvrent le monde de leur pestilence. Certains matins, il me semble qu'il ne reste de ma vie que la disparition d'un être aimé et aimant dans une peinture vivante. Il s'agissait d'une nouvelle nature morte, bien trop brutale. Les vanités étaient présentes dans cette pâleur cadavérique contrebalancée par la fraîcheur de ses cheveux et l'éclatante lumière qui passait par la fenêtre. Cette image me hante littéralement, m'écrase sous la douleur, me fait plier doucement. Je me revois, à genoux, nouvel être dans la peinture, la tête dans les mains, face à la lumière extérieure et aux ténèbres intérieures. Et quand cette image se déploie à nouveau devant moi, je m'aperçois que j'ai cessé de vouloir comprendre le monde.

 

La scène nous empêcha, Mélanie et moi, de rester à nouveau dans cette chambre, si ce n'est pour y faire le ménage nécessaire.

 

Elle était un lieu de culte, où prier, pour ma femme. Elle qui ne croyait en aucun dieu était certaine que les âmes des suicidés restaient là pour nous aider. Personnellement, je crois que si les âmes suicidées restaient, elles ne feraient que manger les cœurs et vider les autres âmes de leur substance. Il n'y avait, pour ainsi dire, rien à prier dans cette chambre, comme il n'y a rien à prier dans cette vie.

Pour moi, cette porte fermée était une torture. Depuis, chaque porte est un tourment supplémentaire. Je ne vois derrière elles que des corps déjà morts, déjà finis, déjà usés. Le fantôme d'Emily me hante aujourd'hui, les souvenirs attisant une crainte née des histoires de mon père.

 

Mais pour Fanny, nul problème. Elle ne s'était pas suicidée, elle ne s'était pas donné la mort dans ce lit, érigeant au centre d'une pièce la terreur et l'horreur. Non, pour Fanny, elle était juste morte, elle avait simplement disparu. J'ai l'impression aujourd'hui que toute cette chair morte est en ébullition et que tous sont morts ce seize janvier : Emily, Fanny, maman, Mélanie. Toutes m'avaient condamné à être coupable. Toutes avaient proclamé un jugement terrible que j'avais moi-même édifié, dans un coin de ma tête.

 

Et Suzanne, elle, me disait que je n'y étais pour rien.

Elle ne comprenait rien.

Emily avait raison, je ne suis qu'un monstre. Ni plus ni moins.

Je crois me souvenir encore de ces feuilles à ses côtés. Ces aveux qu'elle laissait, ces preuves qu'elle voulait assez grandes pour que je ploie sous elles. Je n'ai pas pris la lettre puisqu'elle m'en rappelait une autre, qui avait elle aussi marqué mon esprit : la toute première.

Mélanie a appelé Fanny et ma mère, pour essayer de me sortir de ma torpeur.

C'est Fanny qui a lu en premier.

Elle m'avait fixé, perdue.

 

Ses mains n'avaient pas tenu plus longtemps les quelques feuilles écrites par Emily. Elles les avaient laissées échapper et ses mains avaient esquissé deux mouvements : l'une était remontée vers sa bouche, l'autre était simplement retombée à hauteur de son ventre. Ses yeux étaient un vide profond, contemplant ce que j'étais avant la lecture et ce que j'étais devenu soudain. Ils exprimaient un effroi que je ne comprenais pas et qui me côtoie encore aujourd'hui. Il n'y avait rien de terrible ou d'accusateur dans son regard, il ne subsistait que ce vide dont je ne pouvais alors connaître la raison.

J'étais en larmes, pleurant sur le corps d'une petite sœur perdue. Pleurant sur une vie que je devais protéger et que j'avais abandonné lamentablement. Le jour précédent, nous jouions tous les trois, Mélanie, elle et moi. Tous les trois nous avions parlé de l'avenir et j'avais été incapable, alors, de voir que quelque chose était né et qu'une autre chose était morte. J'avais été incapable, je m'en suis rendu compte plus tard, d'apercevoir dans ses yeux le renoncement et l'accomplissement. La lâcheté et le courage mêlés l'un en l'autre, caractéristiques de ces personnes qui ont fait le choix du suicide et qui l'acceptent.

Un regard que je vis quelques jours plus tard chez Fanny, lorsqu'elle décida de fuguer.

La mort transforme les gens : elle les révèle. Le suicide plus encore. Fanny se révéla plus lâche que courageuse, ma mère plus castratrice que protectrice, ma femme plus harpie qu'ange. Et moi, je me suis révélé plus silencieux qu'auparavant ; moi qui pensais être si fort, je restais à chacune des conversations comme un pantin sans pensées. Et mes interlocuteurs étaient tous comme des bourreaux implacables.

 

Après la mort d'Emily, je fus toujours dans la même position : prostré, quelques feuilles dans les mains, de nombreuses larmes sur les joues. Victime d'être le coupable idéal. Frappé en plein cœur par ceux que j'aimais le plus. Et les mots, toujours les mots, plus forts que tous les sentiments, égrenaient derrière eux des horreurs et des malheurs, susurrant à mes oreilles les raisons de mes crimes, les vérités sur mes silences. Mais les lettres, pire encore, caractérisaient la lâcheté d'une personne qui condamne sans permettre une seule contestation.

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