Partie une : Lettres - Enfance (1)

Notes de l’auteur : Bonne lecture : les réflexions de Nicolas continuent... le souvenir de la lettre d'Emily est toujours si terrible à ses yeux et lui rappelle des moments de félicités.

Je me souviens encore de cette lettre, et pour tout dire, il m'arrive, même aujourd'hui, de la relire. Dès lors mes joues se couvrent de larmes. Pas parce que ma petite sœur avait vu juste concernant mes pensées, mais parce que je ne me reconnaissais pas dans le portrait qu'elle avait offert en pâture à ma famille. Certes, le suicide de notre père avait marqué mon esprit au fer blanc mais il m'avait semblé être basé sur une peur ridicule de la vie.

Devant eux, je ne pleurais pas, jouant le rôle inconnu et trop brutal de chef de famille. Ils attendaient tous de moi que je sois parfait, je le sais, mais je n'ai pas réussi à les aider convenablement. Pourtant, dès que je me trouvais seul, je pleurais. Je laissais le chagrin dominer toutes choses. J'avais vingt ans.

 

Deux ans plus tard, Emily abandonnait la vie à son tour.

Durant les deux années qui séparèrent le suicide de mon père et celui d'Emily, je dois avouer que les choix du premier me paraissaient logiques. Je découvrais, en deux ans, les horreurs de notre vie. À tous. Je prenais conscience des moqueries nées de fausses rumeurs, de la haine qui corrompt les âmes, de la folie qui définit l'homme, de la vanité qui correspond à une mode, de l'idiotie qui assèche les cerveaux, de l'intelligence vaine qui sacrifie les masses, face à l'intelligence pure qui efface le rêve. Je prenais conscience des cadavres mouvants que nous sommes tous et le suicide de mon père me paraissait, de semaine en semaine, une leçon de courage. Le désir de mourir me vint.

Et deux ans plus tard, Emily abandonna la vie à son tour.

Elle mit fin à mon désir de mort. Par son suicide, bien évidemment, mais surtout par ses mots. Ces derniers me brisaient l'âme et le cœur. Les voir, c'était devoir affronter de nouveau son regard. Elle était si inquiétante, simplement parce qu'elle vous fixait, qu'elle essayait de vous comprendre et que la seule manière qu'elle avait trouvé de le faire, c'était en observant. Elle était si belle ! Ses yeux verts, petits et extrêmement clairs. Elle donnait à tous une raison d'aimer et une raison de vivre. Sa mort, dans ce cas, détruisait la vie et renforçait l'angoisse de vieillir.

 

Ce désir d'être de nouveau enfant, il me semble que nous le connaissons tous. Il me semble que nous rêvons tous d'oublier certains malheurs. Seulement, on ne le peut : la courbe du temps nous amène inexorablement vers le premier cercle ou le premier ciel, plus ou moins selon les affinités.

Emily ne se savait pas poursuivie par un spectre… pourtant le fantôme de son passé, cette enfant souriante, cette fille toujours polie et joueuse, la suivait. Elle essayait de s'échapper, d'oublier parfois, d'affronter souvent, mais elle en ressortait toujours plus affaiblie. Cette gamine, qu'elle avait laissée derrière elle mais qui essayait inlassablement de revenir, la terrassait.

 

Elle et moi n'avions que deux ans d'écart. Il ne me revient de notre enfance que de bons souvenirs, tant nos esprits étaient tournés l'un vers l'autre. Je me souviens de nos danses endiablées, durant les fêtes ou autres. Mais la plus mémorable reste celle que nous avons réalisée au centre d'une rue, de nuit, à nous faire péter les poumons à force de chanter, de tourner et de rire. Il n'y avait aucun calcul et aucune limite à notre folie, chose qui ne fut plus le cas après la mort de papa.

C'était sa dernière leçon, terrible et toute puissante : « il est des vies qui doivent se finir brutalement pour offrir la vision d'un avenir malade. » C'est cet avenir qu'il voulut nous montrer, afin que nous puissions en guérir – ou en crever ; après tout il nous avait laissé le choix.

 

J'étais trop certain de la réussite de ma vie : je l'avais préparée. J'avais sauté trois classes et je me destinais à la faculté. Mon année de terminale me permit de savoir que la philosophie serait ma voie, et la recherche son accomplissement. À la faculté, je décidais de suivre deux cursus : lettres modernes et philosophie, rendant possible en master, un mémoire interdisciplinaire. La même année, mon père se suicidait, annihilant mes certitudes.

 

Fanny a toujours été moins délurée que nous et ses projets se réduisaient à être mère – ce qu'elle a réussi – et aimée – ce que je ne pouvais vérifier. Emily avait l'espoir secret de me suivre, espoir qu'elle perdit lorsqu'elle passa du CE2 au CM1 avec quatorze de moyenne. Elle était intelligente mais n'atteignait pas mon niveau, que certains aimaient appeler « niveau d'excellence ».

Toutes ces échelles de valeur sont ridicules : l'intelligence ne signifie rien.

 

Bref… je divague…

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