Fiston,
Le monde est magnifique, non ? J'ai toujours trouvé qu'il était beau, que je ne pouvais pas lui en vouloir. Là, à l’écriture, je sais que je n’ai jamais douté… d’elle, je veux dire. Ni de la force des hommes. Je me rends compte que quand je mourrais, ma haine de vivre n’aura rien à y voir. C'est étrange… je me sens dans un état second, entre deux mondes. Je n’en veux à personne mais ça grince quand même. Bizarre, la vie.
J'aimerais te dire que je meure pour une raison. Mais c’est juste comme ça. Il le faut. C'est bientôt mon tour.
J'ai toujours eu peur des cauchemars que je fais. Tu en fais, toi ? Je ne t’ai jamais demandé… j’avais peur de la réponse, je suppose.
Je suis né et j'ai accompli ce que je devais accomplir. Je veux mourir, maintenant.
Je t’écris parce que je ne veux pas être cruel. Tu étais mon but, fiston. Je l'ai déjà dit : je ne voulais qu'un enfant et j'ai la certitude que tout ce que je suis est né une nouvelle fois en toi. Pas en tes sœurs. C'est vaniteux, je crois, mais c'est ce que je pense.
Même là… je ne sais pas quoi dire. Je n’ai jamais su quoi dire : trop peur de blesser, trop peur de paraître idiot.
Le monde est magnifique, non ? Tout y est beau.
Les campagnes colorées. Les promenades.
L’océan, la mer. Le calme. Tu te souviens ? Et la peur qu’on ressent parce c’est grand l’océan et que c’est tout-puissant.
Le monde, il faut l’aimer, tu vois ? C’est important.
Et il faut pardonner aux morts…
Tu sais, j'ai perdu mon frère… oui, évidemment que tu le sais… mais c’est la tête qui est forte, ces fois-là, tu verras.
L’homme fait peur mais c’est une merveille.
J'ai peur de lui comme de la mer, mais j'admire le calme que provoque sa musique, ses peintures, ses écrits. En bref, son art. Le visage des hommes se transforme, Nicolas, quand il se concentre sur la beauté.
J'ai peur que tout cela soit détruit comme Charles s'est détruit. J'ai peur que tout ce qui fait ce monde disparaisse sous mes yeux : sous tes yeux plus encore. Fiston, je crois que tout va changer et je ne suis pas prêt pour ça…
Je suis désolé. Tu me copies.
Mélanie je ne l’aime pas. Mais elle ne t’aime pas non plus. Elle ne sait pas que tu es un frère, un père, un fils, un homme avant tout. Quitte-la. Non. Fais ce que tu veux.
Ensuite... fais de ton mieux.
Emily t’aime fort. Elle voudra te haïr mais elle n’y arrivera pas. Tu es son frère, après tout. Alors aime-la et aide-la et repousse-la. Je ne sais pas comment dire. Tout ça me terrifie.
Il faut que tu comprennes, Nicolas : ce ne sera ni Mélanie, ni Emily. Il te faut quelqu'un d'autre à aimer, ou personne. Si tu décides de vivre au côté d'une femme, il te faut quelqu'un qui ne te dit pas toujours que tu as tort ; quelqu'un qui ne te dit pas que tu as toujours raison. De l'amour, tu dois obtenir la compréhension, plus encore l'écoute. Si derrière, il subsiste un accord, ou parfois un désaccord : il faut une discussion. Je te le demande en tant qu'homme : est-ce que l'écoute est là ? Est-ce que Mélanie t'écoute ? Est-ce qu'Emily t'écoute ?
Je suis perdu… je ne sais pas comment dire.
Le monde est beau, non ? Il est comme ça parce que les hommes l’ont rendu beau. Mais tout ça, ça fait peur, tu vois ? Fiston, j'ai toujours caché ces questions qui m’angoissent : dans l’univers on est peut-être les seuls à penser… ou il y a peut-être des gens ? Il y a une autre vie, après ? Ou il n’y a rien ? L’amour, ce ne serait pas qu’une invention pour ne pas être seul ? Ou est-ce que par amour, on fait vraiment des folies ? La panique pure quand la musique berce les âmes et l'inquiétude plus frappante lorsqu'elle dissout l'être, comme tout art peut le faire.
Je ne sais pas comment te dire : tu comprends, fiston, l'homme est aussi beau que laid. Il rassure et inquiète.
Je me souviens de deux choses qui illustrent bien ce propos.
Et là, je vais savoir dire parce que je me le suis raconté plein de fois.
Tout d'abord, la première fois que j'ai vu ta mère. J'étais à l'hôpital pour ce fichu asthme et j'attendais que le temps passe. J’avais quatorze ans et pour un gosse, être loin de ses amis, c’est difficile. C’est comme ça. Ta mère avait dix ans et elle venait de faire une chute assez grave à vélo et se promenait avec son plâtre et ses béquilles dans tout l'hôpital. Elle racontait des histoires différentes à tout le monde, juste pour rire et voir les rumeurs se répandre. Un jour, elle a pris le risque de rentrer dans ma chambre : j'étais tellement branché que je lui faisais peur. Mais elle était si belle, jeune oui, mais vraiment belle ! Et elle avait un regard si malicieux que j'en suis tombé amoureux. Puis, il est arrivé ce qui est arrivé : le temps a passé, elle est devenue une femme, moi un homme, à peu près en même temps… et nous sommes tombés amoureux l'un de l'autre. Vous êtes arrivés, tous les trois, et j'en suis immensément comblé. Voilà la preuve que l'être humain peut être beau.
Ensuite, il s'agit de ta mère, encore une fois. Parce qu'elle a été cruelle avec moi alors que j'avais besoin d'aide, parce qu'elle n'a pas voulu comprendre ma douleur et m'a obligé à être père trois fois – bien que je vous aime tous les trois tout autant. Et surtout… je ne parviens pas à oublier ce dont je t'ai parlé : les mots affreux qu'elle m'a dits. Heureusement que tu as été là pour moi, pour me montrer que tu es un être humain proche du cœur. Je suis fier de toi. Seulement, quand j'ai essayé de lui parler de nouveau, en faisant référence à ce que tu m'avais dit, elle ne m'a presque pas écouté et seule la colère et la rancune subsistaient. Ce regard de haine et de rancœur représente ce qu'il y a de plus laid en l'homme.
Son regard, je ne peux le supporter plus longtemps.
Alors je pars. Fais ce que tu souhaites de cette lettre, je te fais confiance.
Il ne me reste que la certitude d'un but accompli. Plutôt… l'espérance.
Je t'aime.