Je pose la lettre sur la table, presque dégoûté. Où sont l'amour et la compréhension ? Où sont ces mots justes qu'elle devait trouver ? Morte. Emily serait morte, selon elle.
Elle s'est suicidée.
Je me lève et me prépare un véritable café. Je n'ai pas de cours à donner aujourd'hui. Il faut juste que je cherche un sujet à étudier. La littérature et son renouveau, peut-être, avec la fusion, de plus en plus fréquente, de la prose dans les bandes dessinées, confondant ainsi l'image et le texte, les liant l'une et l'autre. Ou alors la puissance actuelle de la psychologie des personnages qui prime sur toute création. Seulement les sujets passent devant mes yeux et aucun ne retient mon attention. Il ne reste que les mots, sur ces deux feuilles.
Elles sont pliées trois fois, formant un rectangle long. Le doigt ne semble pas avoir hésité un seul instant, la pliure est nette et traverse de part en part l'écriture. Cette dernière est encore enfantine, comme si Fanny n'avait pas grandi depuis cinq ans. Elle a conservé cette manie horrible qui consiste à mettre une bulle au-dessus des « i », mais aucun au-dessus des « j ». Sinon l'écriture est ronde et simple, belle comme elle l'a toujours été. D'une certaine manière, elle me paraissait être la même. Hier, j'aurais tout donné pour la revoir ; aujourd'hui, j'aimerais brûler tout ce que je viens de trouver. Je voudrais avoir le désir de faire comme si de rien n'était, effacer chaque mot et recommencer cette journée, mais je ne le peux. Je n'en ai aucune envie, je n'en ai pas même la capacité, à dire vrai.
Je prends mon café. Chaud.
Je fixe cette lettre : elle est une épée. Je me sens transpercé de toutes parts.
Sœurette, qu'es-tu devenue ?
Une femme de foi. Une femme qui ne voit le monde que par le prisme de la chrétienté. Même papa aurait détesté cela.
Suzanne croit aussi en un Dieu, mais elle n'analyse pas absolument tout de cette manière-là. Elle quitte parfois des yeux la religion et passe à un point de vue scientifique. Elle écoute toutes les opinions et je suis alors heureux de la voir s'animer d'un rire doux et franc quand ce qu'elle entend ne correspond pas à ses idées : elle ne se moque pas, elle exprime son étonnement. Les conversations deviennent alors de véritables moments d'espoir.
Elle me manque, je m'en rends bien compte. Pourquoi ? Hier je lui racontais l'histoire de ma famille. Je la vois encore me dire de rester là, de réfléchir. Suzanne, cette femme que j'aime plus que tout, m'a écouté comme personne ne l'avait fait jusque-là. Devant mon café, je m'aperçois que je pense à elle.
Je fixe toujours ces deux feuilles : dans cette lettre, je ne vois pas cet humour et ces moments d'écoute. Il n'y a qu'un vaste néant dans lequel elle se noie, dans lequel je me noie. Un néant appelé doctrine, cette dernière née de l'homme et animée par l'homme, et dont les livres saints n'étaient rien de moins qu'une preuve pour tout justifier. Des idées comme le pardon, la foi, la chrétienté, le mariage, les maux, l'admiration, le destin, l'âme, l'injustice, la Vérité et enfin le Christ... Dans cette lettre, je ne voyais que la doctrine abrutissante d'un homme inconnu et le désir d'oublier d'une femme méconnaissable... Pauvres hommes, être né parmi vous me fait plus souffrir encore que de me savoir coupable de vivre.
Oui, je me sais coupable : je sais que j'ai laissé Emily en finir et je ne peux pas oublier son corps, couché, sans vie. Tout ce qui faisait d'elle une femme intelligente, drôle, entreprenante et séductrice avait soudain disparu. Il ne restait que cette forme physique sans âme. Rien. Elle avait choisi une mort lente, calme, en prenant des médicaments. Elle s'était endormie dans son lit et son visage paraissait être celui de l'enfant absorbé dans un rêve.
Elle avait choisi notre chambre d'ami pour venir mourir.
C'était il y a un peu plus de cinq ans.
Le seize janvier 1998.
Et six ans après, consciemment, ma petite Fanny voudrait que nous nous retrouvions.
Voilà quelque chose de burlesque.
Pire qu'une blague.
Mon café est déjà froid. Si j'étais médisant, la faute lui incomberait. Seulement, je n'ai pas besoin de la haïr, comme elle semble le penser. J'ai toujours eu besoin de son amour, il a été primordial dès sa naissance. Le regard d'une aussi jeune sœur, alors que j'avais six ans, était important. J'avais besoin de sa reconnaissance, de savoir que j'étais capable d'avancer et d'offrir aux autres le savoir nécessaire.
Néanmoins, tout avait changé. Je lis dans cette lettre le désir d'accuser et le plaisir de se dévoiler. Je ne trouve même aucun plaisir à la relire tant elle sue la colère dans tous ses mots. J'ai envie de la déchirer et de l'oublier mais je n'y parviens pas.
Je la lis encore.
Elle déborde de crasse et elle porte le nom d'hypocrisie.
Il me semble que Fanny a essayé d'oublier l'Emily que nous connaissions tous.
Elle aussi nageait dans le désespoir et elle le faisait presque avec beauté.
Son suicide fut une horreur.
C'était il y a cinq ans : Emily était jeune, elle venait d'avoir dix-neuf ans, elle resplendissait littéralement. Son anniversaire avait été couronné de succès. Ses amis avaient bu et avaient fait la fête toute la nuit, sans se soucier de notre présence. Aujourd'hui plusieurs chansons me font pleurer, et elles sont toutes si joyeuses que mes larmes paraissent souvent incompréhensibles. Plus sérieusement, la présence d'Emily suffisait à rendre la fête formidable. Il ne manquait que papa, dont l'absence mois après mois, devenait plus prégnante.
Je m'en souviens encore, pour ses dix-neuf ans, nous étions tous réunis. Maman, notre petit-frère, Fanny, Mélanie et notre petit garçon, Loïc. Fanny avait quinze ans et elle avait tout d'une fille sur le point de devenir une femme : elle avait du caractère et demeurait, grâce à son allégresse, gentille. Elle était drôle et acceptait la moquerie avec joie, répondant souvent tout en justesse. Emily, elle, était boudeuse, mais la moue qu'elle arborait lorsque les traits de son visage étaient tirés était si belle, si féminine, que cela passait presque inaperçu. Et ses yeux étaient si clairs qu'ils resplendissaient de vie.
Seul son silence nous informait de sa colère, car elle avait toujours su garder pour elle les raisons de ses craintes et de ses haines. Tous avaient remarqué qu'elle ne m'avait pas embrassé. Elle était en colère contre moi ; il en fut de même durant la Noël.
Le douze janvier, elle m'avait demandé si elle pouvait venir, je m'en souviens encore. Elle paraissait heureuse, à l'autre bout du fil. On aurait dit qu'elle aimait cette vie et que tout resplendissait. J'étais empli de bonheur en entendant sa voix et aujourd'hui, à chaque fois que j'entends le téléphone sonner, deux sentiments surgissent en moi : la honte et la joie.
Nous avions joué à quelques jeux de société et elle s'était occupée de Loïc. Elles avaient ri, Mélanie et elle. Pourtant, dans la nuit du quinze au seize, elle avait décidé de se suicider. Chez nous. Hantant à jamais les lieux.