Eléonore se réveilla et la première chose à laquelle elle pensa, au lieu d’attraper son téléphone pour checker les réseaux, c’est à la scène qu’elle avait surprit la veille au soir. Aussitôt qu’elle avait pris conscience de sa présence, Amanda s’était levé et leur avait souhaité une bonne nuit en s’éclipsant. Daphnée n’avait pas l’air en état de mener une discussion et s’était laissée tomber sur son propre lit, toute habillée. Eléonore ne savait pas quoi dire. Est-ce qu’il fallait dire quelque chose d’ailleurs ? Elle s’était couchée elle aussi et n’avait pas tardé à s’endormir, épuisée. Ce matin, son cerveau en ébullition lui donnait envie de poser mille questions à Daphnée. Elle tourna la tête vers elle. Elle était réveillée et regardait son téléphone. Eléonore, décidemment trop curieuse, lui demanda : « Hé, salut… ça va ? Daphnée leva les yeux vers elle :
- « Ouais et toi ? »
Rien dans son ton ne laissait transparaître la situation gênante de la veille.
- « On en parle d’hier soir ? » osa Eléonore. Pas de réponse. Elle insista : « Tu vas me dire que tu t’en souviens pas, comme la soirée de vendredi ? »
- « Si, je m’en souviens. Ecoute, je sais pas ce qui lui a prit. Elle a dû croire que j’étais open parce que j’ai trainé avec elle en fin de soirée…
- Ah ouais ? » Le ton était dubitatif. Eléonore était sceptique. Rejeter la responsabilité sur Amanda lui semblait un peu trop pratique. Daphnée n’avait pas du tout l’air de subir la scène à laquelle elle avait assisté. Elle ajouta : « tu sais, j’ai déjà fait des trucs avec une fille à Aix, et je trouve pas ça dégueu. Je te le dis parce que comme tu sais que je viens d’une famille hyper catho, je voulais pas que tu crois que j’avais des préjugés.
- Non mais arrêtes ça ! T’insinues quoi là ? Je suis pas attiré par les filles, c’est clair ? J’avais trop bu et j’ai dû lui laisser penser qu’il y avait moyen mais bon… C’était pas du tout volontaire, ok ? »
Eléonore n’avait jamais entendu Daphnée s’énerver jusqu’ici et décida de clore le sujet.
- « Ok. Calme toi. Je m’en fous de ta vie, après tout. Mais bon, la prochaine fois, t’évites de faire ça sur mon lit ! » Daphnée sembla se radoucir :
- « Et toi alors ? Antoine est déjà hors circuit ? T’avais l’air de passer du bon temps avec Rolph ?
- Oui, il est intéressant et très gentil. Il n’a rien tenté hier soir, lui. »
Daphnée perçut la pointe de dépit dans le ton de sa voix.
- « Ah ouais et s’il avait tenté un truc t’aurais laissé faire ?
- Je sais pas. »
Eléonore n’avait pas l’habitude qu’on lui laisse le choix. Tous les garçons qui l’avaient courtisée avaient toujours pris ce qu’ils avaient envie et elle s’était constamment laissé faire. Il y avait même des fois où le garçon ne lui plaisait pas vraiment, mais une chose en entraînant une autre, elle s’était laissée embrassée, ou alors elle l’avait suivi chez lui et s’était soumise à ses désirs.
Depuis la première fois où son entraîneur de gym l’avait retenu dans les vestiaires, quand elle avait douze ans, Eléonore avait le sentiment que son corps ne lui appartenait pas vraiment. Il lui disait toujours combien elle était envoûtante dans son justaucorps bleu et elle se sentait flattée. Elle savait qu’elle était sa gymnaste préférée. « On fait une bonne équipe non ? » se plaisait-il à lui répéter.
Elle n'avait reçu aucune éducation sexuelle. Elle se rendait bien compte que ce n’était pas tout à fait normal mais elle ne se voyait pas en parler à quelqu’un. Les filles de son équipe ? Elles étaient toutes jalouses de l’attention que lui portait le coach. Sa mère ? Elle aurait préféré mourir que de parler de ça avec elle. La sexualité n’existait pas dans sa famille : un tabou que nul n’abordait jamais. Est-ce qu’elle l’aurait même cru ? Elle lui répétait toujours de ne pas chercher à attirer l’attention sur elle-même. « L’humilité est la plus grande des vertus ma fille ! » lui assénait-elle très souvent.
Elle aurait pu en parler à confesse, mais le curé la regardait déjà d’une façon déplaisante à certains moments, elle n’avait pas confiance. Et s'il se mettait dans la tête de réclamer les mêmes faveurs ? Eléonore avait compris très tôt qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même dans la vie et qu’il ne fallait pas se laisser illusionner par les sentiments. Elle avait eu le béguin pour quelques uns, mais sa froideur et son manque d’implication dans leurs courtes relations avaient toujours déclenché leurs lassitudes. Elle s’étira, comme pour chasser ces sombres pensées.
« On va déjeuner ? proposa-t-elle.
- Ouais, j’me motive. » Daphnée lâcha son téléphone et se leva.
Eléonore ne voulait pas louper la rencontre post-baiser entre Amanda et Daphnée. Elles sortirent de la chambre ensemble. Amanda les rejoignit quelques minutes plus tard, les ayant entendu dans la pièce commune. Elle leur adressa une salutation des plus ordinaires. Tout le monde fit comme si de rien n’était. Un silence un peu lourd s’installa. Eléonore essaya de le meubler en reparlant du projet de virée à Bruxelles. Amanda eut l’air enthousiaste, Daphnée un peu moins. Elle déclara qu’elle avait plutôt prévu de rentrer chez ses parents à la Toussaint. Eléonore insista : « Attends, hier tu m’as dit oui ! Tu pourras toujours aller voir tes parents après, on a quinze jours de vacances !
- Mouais faut voir… Je te garantis rien.
- Ah mais si, faut que tu me dises, sinon ça libère une place dans la voiture et Etienne le relou va s’incruster ! S’insurgea Éléonore.
- Etienne vient aussi ? » L’intérêt de Daphnée semblait soudain être éveillé.
- « Mais oui, il a dit hier soir qu’il voulait venir avec Greg…Décidemment, t’as envie d’oublier pas mal de trucs d’hier toi ! » ne put s’empêcher de lui asséner Eléonore d’un ton amusé.
Daphnée lui lança un regard noir. Amanda ne disait rien et semblait se perdre dans la contemplation de ses tartines. Ashley la tornade ouvrit à la volée la porte de sa chambre et surgit comme une furie : « Vous m’avez laissée toute seule hier soir ! Je m’étais endormie et quand je me suis réveillée, tout le monde était parti, et quelqu’un avait volé ma bouteille de vodka ! Fucking bitches ! »
Sa chevelure rousse partait dans tous les sens, elle avait visiblement mis sa nuisette à l’envers et n’avait pas prit la peine de se démaquiller. Elle avait du mascara sous les yeux et des traces de rouge à lèvres sur le menton. Amanda, Eléonore et Daphnée se regardèrent et éclatèrent de rire : toute la tension retomba.