Le paysage change tous les dix pas. Nous avançons main dans la main, le garçon-chat et moi. Nous marchons successivement au bord d’une mer très lointaine, puis le long d’une voix ferrée rouillée et envahie par la végétation, puis dans une forêt de sapins sous la neige, puis dans le centre d’une grande ville déserte.
Je ne pose plus de questions. Je n’essaye même plus de réfléchir, mais je ne peux pas empêcher ma cervelle de tourner à plein régime. Mon esprit cherche une logique à cette succession d’images, mais je refoule mes questions, mes angoisses, je refoule parce que c’est inutile. Je n’ai pas besoin de savoir. Nous avançons, le garçon-chat et moi, c’est largement suffisant.
Après une randonnée mémorable à travers tous les paysages possibles et imaginables, et même ceux qui ne sont pas encore inventés, nous retrouvons notre bonne vieille autoroute. Le ciel est entièrement bleu et la route me semble glisser. Nous dérapons le long du bitume avec de lents et larges mouvements de bras, comme si nous exécutions un obscur rituel enfoui au fond des âges. Nous sommes des voiliers poussés par la brise légère qui souffle en ces terres désolées. Devant nous, la route brille, on la croirait recouverte d’une mince couche d’eau dans laquelle se reflètent les nuages. Je connais cette hallucination : c’est celle qui se produit les jours de grandes chaleur, quand la route écrasée par le soleil donne l’impression d’être trempée, au loin, sans qu’on puisse jamais atteindre la surface mouillée. Mais ici, l’illusion est une réalité. Nous sommes sur une patinoire.
Gracieuse, élancée, j’enchaîne les figures comme une patineuse étoile. Il accompagne symétriquement mes mouvements, et notre chorégraphie me paraît calculée au millimètre près. Glissades fascinées. Des effluves de souvenirs me chatouillent le nez. J’ai toujours voulu être gracieuse. Petite, je rêvais de danse classique. Quand est-ce que la réalité m’a rattrapée, à quelle époque ? Je n’ai jamais été, je ne serai jamais cet idéal de beauté, toute en courbes et en déliés.
J’arrête de tournoyer, démoralisée. Il glisse jusqu’à moi. Une fois encore, il vient à ma rescousse lorsque je m’égare dans des idées noires.
- Je t’ai dit de ne pas réfléchir.
- Ce n’est pas aussi simple. Comment suis-je censée lutter contre des souvenirs qui me hantent, des espoirs déçus, des rêves jamais réalisés ?
- Tu n’es pas censée lutter, justement ! Tu ne vois donc pas que tout ce que tu as souhaité est à portée de main ?
Je ne le comprends pas. Il soupire et reprend, d'une voix sourde et profonde, une voix de prophète.
- Tu es ici. Ici, et maintenant. Dans ce monde, auprès de moi, tout ce que tu as souhaité s’est réalisé. Tu ne te souviens pas ? Ici, la réalité ne veut rien dire. Ici, tu es tout ce que tu veux.
- Mais je ne sais pas ce que je veux, je lui rétorque. Il y a des tas de choses que j’ai voulu être. J’ai tout voulu être.
- Tout, plutôt que toi, en somme.
Je déglutis. Il a raison.
- C’est là ta plus grande erreur. Tu es déjà tout ce que tu veux. Et cela vaut ici comme ailleurs.
- Non. Ça, c’est faux. Je veux bien admettre tout le reste, je me suis préparée à toutes les étrangetés, mais là, je t’assure que tu te trompes. Je ne suis rien de ce que je veux être – ou alors une si infime partie que ça ne compte presque pas.
Ses moustaches frétillent et ses lèvres s’étirent.
- Je voudrais bien que ça compte, je voudrais bien que tu aies raison, je soupire. Je voudrais être capable de me décoller de ma nature, de m’arracher du sol pour connaître l’ailleurs dont j’ai toujours rêvé.
- Mais regarde. Regarde-moi, regarde autour de toi. Ailleurs, c’est ici. Tu t’es déjà envolée. Tu planes, très haut au-dessus de la réalité. Tu as déjà choisi ce que tu es.
- Mais non, non, je m’obstine. C’est vrai ici. Mais pas dans la réalité. Quand je reviens sur le sol, je ne suis plus rien de ce que je veux être. Ici, tout est tellement mieux…
- Ça suffit, m’interrompt-il. Ce n’est pas le moment de parler de cela. Maintenant, il est temps que tu t’envoles.
- C’est ça. Je demande à voir.
Un sourire presque inquiétant éclaire son visage et il repart en patinant sur le bitume. Je le suis immédiatement, j’accélère, mais il ralentit soudain et me saisit par la taille. Après, je ne sais pas comment il se débrouille, mais je crois bien qu’il me lance, et je glisse, je file, toujours plus vite, comme un boulet de canon, un rayon de lumière, et je ne peux pas retenir des exclamations de joie pure qui éclatent derrière nous, bulles légères soufflées par notre course effrénée. Je n’ai jamais rien connu d’aussi rapide. Je me sens toute-puissante.
Tout disparaît autour de moi, il ne reste que la route. Je suis ensorcelée. Je m’élance, je virevolte, je m’élève, mes pieds crissent sur le macadam, je cours, je monte, je m’envole. Mes bras et jambes caressent l’air, qui me paraît soudain aussi dense que l’eau et sur lequel j’évolue telle une sirène de la brise. Je flotte. Je vole.
J’ai l’impression d’avoir fait ça toute ma vie, toutes les nuits depuis ma venue au monde, prendre mon envol et m’élever vers les nuées, tout revient, comme un très vieil enseignement impossible à oublier. Tout dormait, enfoui dans ma mémoire, sans que je m’en doute le moins du monde. Tout était là, et je n’ai eu qu’à prendre une impulsion pour tout retrouver. Tout ça grâce au garçon-chat, parce qu’il était là pour me la donner.
Il est derrière moi, un très large sourire aux lèvres. J’agite les bras en direction de la terre pour lui montrer tout ce que nous survolons. De vertes collines, des villages de montagne, d’immenses villes de verre. Nous passons entre les immeubles, au-dessus des foules de gens qui nous observent, ébahis, et je sais qu’eux ne peuvent pas voler, et je gonfle les poumons, je m’étire, je me contorsionne de plaisir tandis que le vent fait claquer mes cheveux comme une bannière. Je voudrais aller jusqu’au bout du monde – tout en ayant la délicieuse certitude, quelque part dans un coin de mon esprit, que ce monde n’a pas de bout.
Je me retourne. Le garçon-chat a pris un peu de retard, je le distingue à une quinzaine de mètres. Les yeux braqués sur moi, les moustaches fouettées par le vent, et toujours ce sourire trop vaste sur son visage, il se fraye un chemin parmi les atomes d’oxygène pour s’approcher de moi. Je recule lentement, instinctivement. Il tend la main comme pour me retenir, et son sourire s’étire à nouveau. Je n’aime pas voir cette ligne sur son visage, elle le déchire en deux, l’infecte, le rend étranger.
Etranger. Je recule au fur et à mesure qu’il accélère encore, avec dans ses yeux un éclat victorieux. Que cherche-t-il ? Pourquoi cette expression sur sa figure ? Ce n’est pas l’air mutin que je commençais à lui connaître, il ne ressemble plus au garçon-chat farceur qui m’accompagnait.
- Tu ne joues plus ? me lance-t-il.
- Quoi ?
- La course. Tu ne fais plus la course ? Je croyais qu’on faisait la course, glousse-t-il, narquois.
- Mais non. On ne fait pas la course. Je déteste faire la course.
Je ne sais pas à quoi ressemble ma voix, je ne m’entends plus parler. Je ne sais pas où est passée l’aisance que je ressentais ici, la facilité que j’avais à parler sans craindre les réponses.
Il n’est plus qu’à quelques mètres.
- Je m’en fous de ce que tu aimes ou non, réplique-t-il. Je t’attraperai.
Alors, seulement, j’intègre la menace. Ce n’est plus lui. Et s’il n’est plus là, je ne peux plus être moi. S’il n’est plus là, je suis aussi perdue ici qu’ailleurs et je ne vois pas comment je pourrais continuer sans lui.
L’autre s’approche. Je fais volte-face et je fonce. Je l’entends haleter derrière moi alors qu’il se lance à ma poursuite, je l’entends maugréer et ricaner, parce qu’il sait que je ne vais pas fuir longtemps. Je fonce et je n’arrive plus à penser de manière cohérente.
Pourquoi je me retrouve seule, encore une fois ? Pourquoi tout tourne mal quand je suis seule ? Pourquoi m’a-t-il laissée, où est-il passé ? Quelque part, je sais confusément que je devrais m’arrêter, que je devrais identifier ce que je fuis, comme il me l’a appris, mais partout ailleurs, je ne ressens que panique. Je ne veux que mettre le plus de distance possible entre l’autre et moi.
J’ai du mal à respirer. Je crois d’abord que c’est la vitesse qui me coupe le souffle, mais je finis par me rendre compte qu’au contraire, je ralentis. Je ralentis inexorablement, et j’ai beau brasser l’air, j’ai beau agiter les bras, rien n’y fait. Il va m’attraper, ils vont m’attraper, j’entends déjà leurs rires victorieux éclater derrière moi, et en baissant les yeux je les vois fendre la foule, un rictus planté sur leurs visages, et tendre leurs mais avides pour me saisir les chevilles. Le sol se rapproche. Je chute.
Mais non, je ne chute pas, je refuse de chuter, je suis une voleuse experte, je ne peux pas tomber aussi bêtement. Alors je tire encore plus fort, le corps parcouru d’ondulations, la tête dressée vers le ciel pour essayer de repartir, et ils ne m’attrapent pas. Hélas, ce n’est qu’une question de temps. Je cherche à contenir la panique qui se répand dans ma poitrine. Ils ont déjà dû avertir tout un tas de gens, des méchants, des sales types qui me poursuivent pour me ramener à terre, pour me faire quoi, je ne sais pas et je n’ai pas envie de savoir, tout ce qui m’importe est de rester hors de portée.
Devant moi, des immeubles se dressent. Je passe à travers des baies vitrées qui se brisent tout en délicatesse, j’enchaîne les roulades et les escalades, les courses à travers des appartements que je reconnais fugitivement, j’accroche des rideaux jaunes qui se déchirent en lambeaux, je plonge par les fenêtres et je plane, je plane, le plus longtemps possible. Ils sont toujours là, en bas, ils attendent le bon moment. Je les vois parfois surgir devant les fenêtres vers lesquelles je cours, et alors j’opère des changements de direction très mal négociés, et c’est souvent in extremis que j’arrive à sortir des pièges qu’ils me tendent.
Finalement, je trouve un abri provisoire au sommet d’un immeuble. La nuit est tombée, et au loin, il y a la mer, dans laquelle la lune projette son ombre veloutée. Est-ce que je pourrais fuir par là ? J’essuie mon front couvert de sueur, tandis que ma gorge se noue, parce que je sais que je ne tiendrai jamais un trajet aussi long, je sais que je suis condamnée à fuir, pour l’éternité, parce que c’est toujours comme ça que ça se passe, quand je me retrouve seule. Ici ou ailleurs, c’est toujours pareil. Je ne peux pas fuir.
Le jour se lève aussi soudainement que la nuit est tombée et des masses de sales types descendent des escaliers, dans l’immeuble d’en face. Ils regardent tous dans ma direction. Les revoilà, et ils sont des milliers, organisés, et je sais que je ne vais pas pouvoir leur échapper. Ils escaladent mon abri, alors je cours de toutes mes forces, les jambes engourdies, maladroites, je cours pour prendre mon envol au bout du toit, je m’élance.
Quelque chose ne va pas. Je ne vole plus. Je n’y arrive pas. La gravité a prise sur moi, à nouveau, et j’en pleurerai de désespoir si je n’étais pas déjà si occupée à mourir. Car je vais mourir, c’est évident. Ils vont m’avoir.
Tout cet univers chimérique, les scènes et les émotions de la narratrice qui ne cessent de changer... On a l'impression de tout et de rien comprendre à la fois ! Et le mieux dans tout cela, c'est que je crois qu'il n'y a pas d'explication réelle. Comme dans les rêves.
Je comparerais bien ton texte à une spirale colorée. Je suis happée. Ta plume est éblouissante !
Puisse tu plonger dans une mer d'Inspiration !
Pluma.
Ça me fait grave plaisir tout ce que tu dis. C'est exactement comme ça que je vois le garçon-chat, comme le truc qui empêche de tout faire basculer dans la déprime et le cauchemar. J'ai fait beaucoup beaucoup de cauchemars petite, et même maintenant ça m'arrive régulièrement, c'est dans ma nature à moi aussi je crois ^^' Mais bon du coup, si ça t'évoque des choses sans pour autant te déprimer, je suis contente.
Oh j'avais pas pensé à ça, mais ça me plaît bien de devenir moi-même le garçon-chat du lecteur ! J'aime bien ces figures-là, les personnages qu'on peut suivre et qui rassurent. Ptet parce que dans la vraie vie, les gens comme ça ne courent pas les rues ; et du coup comme tu dis, c'est un combat de s'en sortir sans eux. Je crois que ce texte a été une des étapes de ce combat-là pour moi.
Merci pour ce gentil commentaire, et tu sais, le fait que tu n'arrives à "mettre des mots" me fait peut-être encore plus plaisir que tout le reste <3
Je me suis régalé avec ce chapitre, des passages me rappelle des histoires que j'ai lu ailleurs, mais surtout celà m'est terriblement familier, comme si j'avais une boussole dans la tête pour me diriger dans ton rêve. Entre nous, la réalité n'est qu'un pan de ce monde que j'appelle l'Onirie où Oniria n'est que l'un de "ces continents". Ton rêve à une logique que je décrypte sans même m'en apercevoir parce qu'il me parle. <br />
Cependant je suis content d'une chose, ton rêve est d'une certaine manière moins sombre que le mien, mais j'en vois des motifs communs.
Tu peux pas savoir combien ça me fait plaisir que tu ressentes cet effet "familier". C'est une sensation que je retrouve très souvent dans mes rêves, comme si c'était le même monde mais pas le même continent justement, ou bien pas la même époque. C'est un réel honneur que d'être comprise par un autre "rêveur" !
Je n'ai pas encore lu ton propre rêve (mais bientôt, bientôôôt), mais j'ai la même impression. C'est peut-être parce que mes rêves sont plus "enfantins" ? Ils ne sont jamais très sombres, ou alors ce sont des cauchemars, mais la plupart du temps il y a pas mal de couleurs et même si ça m'arrive de ressentir de l'angoisse, ce n'est plus aussi puissant que les cauchemars que je faisais plus petite ^^ En tout cas pour les motifs communs, je veux bien te croire !
Merci encore !
Je suis désolée, je mets toujours tellement de temps à revenir te lire… pourtant j'aime beaucoup ce que tu écris, un peu hors du temps (enfin, je parle de cette histoire qui est la seule que je connaisse de toi^^). Là par exemple, j'ai imaginé que toute la première partie du chapitre se passait sur un nuage :-) Et ensuite, c'est la dégringolade, tout le monde veut ta peau (et c'est véridique…on n'arrive jamais à s'enfuir !!! et c'est ce qui est effrayant).
J'ai bien aimé aussi la petite réflexion sur ce qu'on aurait aimé être, ce qu'on aurait aimé faire, tout mais pas ce qu'on est ni ce qu'on fait. On est bête d'avoir autant de regrets au vu de ce qu'on a fait, quand même, mais c'est plus fort que nous ^^ et je me suis carrément reconnue là-dedans (comme mes histoires en témoignent, je suis une grande nostalgique xD). Donc voilà, j'ai aimé ce côté-là aussi.
Je poursuis ma lecture, bien sûr ! La fin m'a mis l'eau à la bouche. Est-ce que comme dans beaucoup de rêves, tu te réveilles par réflexe de survie, ou alors est-ce que tu fais partie des rares personnes qui meurent dans leurs rêves ? (il paraît que c'est un signe de chance dans la vie ^^)
C'est vraiment gentil tout ce que tu dis en tout cas, merci ! Ça me fait plaisir que tout ça te renvoie à ta propre expérience, à des choses que tu connais. Non seulement c'est la preuve que je ne suis pas la seule à ressentir tout ça, mais en plus, j'aime l'idée que ce texte, assez personnel à la base, puisse parler au lecteur...
Ah c'est marrant, je suis morte dans un rêve y'a quelques jours ! Mais en fait, à chaque fois, je revis. Comme si c'était un jeu vidéo, tu perds à un niveau, mais tu reviens au début du niveau pour le rejouer. Y'avait des collégiens dans la cour en bas de chez moi et ils envahissaient l'immeuble pour me tuer, mais tout ça dans un esprit très ludique, pas du tout inquiétant - enfin quand même, la flippe. Je me jetais du balcon en espérant me réveiller, et hop, c'était reparti. Un signe de chance, vraiment ? Je dois avoir pas mal de chance qui m'attend alors xD
Je réponds vite à la suite ! Et merci pour ta lecture <3