Les Delta se retrouvent à la terrasse du petit café Bleu deux jours plus tard, autour d’une table où leurs espressos et cafés crème refroidissent sans qu’ils y aient touché. L’humeur est morose.
Aucun changement n’est intervenu depuis leur certification concernant leur recherche d’emploi, ils stagnent toujours au même point. Ils avaient conscience que Juillet et Août n’étaient pas des mois favorables pour décrocher un job, mais ils ne supportent plus d’entendre qu’ils manquent d’expérience ou qu’ils n’ont pas les profils les mieux adaptés. Cezary et Violette connaissent une certaine progression car ils ont élargi leur champ d’exploration, néanmoins aucune proposition ne leur a encore été faite.
La situation devient critique pour tous. Violette s’est décidée à accepter un poste de serveuse dans un restaurant pour compléter ses revenus, les allocations étant insuffisantes pour subvenir à ses besoins quotidiens et à ceux de John.
Cherchant des raisons à leurs difficultés, ils s’interrogent sur la qualité de la formation chez WorkInsert. Cela ne peut pas être mis en cause car ils ont des nouvelles des Alpha et des Gamma, et certains parmi eux ont signé leur premier contrat.
- On ne sait peut être pas s’y prendre pour faire un CV, écrire une lettre ou répondre à une annonce ? ou même les trois ? suggère Alphonse qui cherche des raisons à leurs échecs. Il faut qu’on progresse ! Et je ne parle même pas des techniques pour les entretiens ! ni du savoir-être qui parait-il est si important ! mais pour ça il faudrait pouvoir pratiquer. No comment.
- Non, il ne faut pas se dévaloriser, ça va venir, il faut juste être patients. Petit à petit on va se constituer un réseau de connaissances et acquérir de l’expérience et ça va nous aider à trouver, essaie de temporiser Zoé.
- On ne peut plus être patients, répond sèchement Violette qui s’énerve plus que tous les autres réunis, l’argent ne va tarder à manquer et comment ferons-nous ? Il faut manger, payer le loyer, vivre quoi ! Et comment je nourris John ? je ne lui donne que des patates ?
- Je n’en peux plus d’attendre, j’ai l’impression que je vais devenir dingue, ajoute Cezary lui aussi à bout de nerfs.
- Et je n’ai pas envie de culpabiliser en me disant toujours que c’est entièrement de ma faute si je ne réussis pas. J’ai bien bossé, alors pourquoi les recruteurs ne me choisissent pas moi ? je ne comprends pas, s’insurge Violette, toujours en colère.
Les échanges se poursuivent un certain temps, Zoé et Alphonse essaient de positiver, mais chacune de leurs tentatives est démontée aussitôt.par Violette et Cezary. Au bout d’un moment, le silence se fait, tous les arguments sont épuisés. On n’entend plus que les bruits habituels qui proviennent du petit café, le percolateur qui crachote, des tasses qui se choquent, des verres posés brutalement sur le comptoir, les commandes passées à la cuisine.
- J’ai eu une idée lors de mes moments de réflexion sur mon avenir, avance alors Zoé timidement. Vous voulez que je vous en parle ?
Trois paires d’yeux se fixent immédiatement sur elle, Violette, Alphonse et Cezary attendent une explication valable justifiant l’interruption de leurs réflexions.
C’est une vision qui la préoccupe depuis longtemps mais elle n’a osé encore en parler à personne, et là, brusquement, devant le désarroi de ses amis, elle se lance et expose son plan.
- Vas-y, raconte, on a besoin d’avoir des idées, il faut qu’on avance ! dit Alphonse.
- Voilà ! Quand on a fini notre site, je l’ai trouvé tellement beau que je me suis dit qu’il n’était pas possible qu’il soit seulement virtuel, qu’on n’en fasse rien et qu’il disparaisse, mais qu’on devrait peut être lui donner vie, répond Zoé.
- Et alors, que veux-tu dire ? questionne Alphonse
- Eh bien qu’on pourrait vendre des cours de cuisine pour de vrai. Notre site deviendrait alors un site marchand.
- Mais c’est incroyable cette idée ! et tu l’as eue depuis longtemps ? pourquoi on n’y a jamais pensé avant ?
- Cette idée je l’ai eue depuis qu’on a fini le projet, mais je n’en ai parlé à personne, c’était bien trop farfelu à l’époque. Enfin disons que j’y pensais, mais pour moi c’était du domaine de la fantaisie. Maintenant, vu les galères que nous vivons, je me dis pourquoi pas ? On n’a plus rien à perdre, non ?
- Oui tu as raison, ton idée est à considérer vu le vide sidéral dans lequel on est. Et nous serions nos propres patrons, c’est comme ça que tu le vois ? interroge encore Alphonse.
- En fait je ne peux pas te répondre précisément, il faut creuser.
- Je suis bluffé par cette idée ! et tu crois que c’est réalisable ? réaliste ? reprend Alphonse.
- Je ne sais pas, ça trotte dans ma tête depuis plusieurs mois, mais ce sont juste des chimères. Je vous expose l’idée à l’état brut. Si on fait quelque chose, c’est à construire ensemble, on partirait de zéro.
- Oui, mais quand même, ça mérite réflexion. Qu’est-ce que tu as imaginé ? puisque tu y penses depuis longtemps, tu dois bien avoir du concret à nous proposer ? demande Violette
- Non, comme je vous l’ai dit, c’est flou dans ma tête, mais toujours ça me revient, surtout dans les moments où j’ai le moral bas, comme une sorte d’exutoire, quelque chose qu’on réussirait enfin.
- Tu peux préciser ta pensée ? intervient Alphonse.
- Ce que je veux dire, c’est que ce site, c’est la plus belle réalisation que nous ayons faite ensemble, et pour chacun de nous, c’est un aboutissement d’efforts et de créativité. Alors le laisser tomber tout à fait, c’est du gâchis, ça me fait mal au cœur, toute cette belle énergie fichue en l’air. D’autant que nous n’avons rien produit depuis que nous l’avons terminé. Je crois que c’est ça l’origine de mon idée : puisqu’on a rien d’autre, accrochons-nous à cette bouée que nous avons nous-mêmes créée. Et à laquelle nous avons cru pendant des mois. On peut continuer à y croire, et en faire quelque chose qui nous rapporte.
- Ca vous tente ? demande Alphonse en regardant tour à tour Violette et Cezary qui n’affichent pas le même entrain.
- En fait, c’est comme si nous avions fait un bébé pendant le stage, et maintenant il nous reste à le faire naître, dit Cezary.
- La comparaison est tirée par les cheveux intervient Violette, mais ça y ressemble.
- Alors ? insiste Alphonse, qu’en pensez-vous ?
Alphonse est enthousiaste, cette idée est beaucoup plus intéressante que tout ce qu’il a pu faire ou entendre jusqu’à présent, (pour être franc, il n’a pas encore beaucoup cherché et surtout pas avec détermination), et il a envie de se lancer dans l’aventure. Après l’inertie des derniers jours, il a besoin d’aller de l’avant, de bouger, et il piaffe d’impatience comme un cheval avant une course devant cette nouvelle opportunité.
- Ca me tente répond Cezary, mais je vous préviens que je continue mes recherches en parallèle et que je partirai au premier job trouvé. Enfin peut-être pas à la première proposition, mais dès que je trouve un emploi payé comme j’estime qu’il doit être, bonsoir Messieurs Dames, je vous quitte.
- Et l’intérêt du boulot ? s’enquiert Violette, tu ne t’occupes que du salaire ?
- Exactement. Au point où j’en suis, ce n’est que l’argent qui m’intéresse. De toute façon le web, ça me plait, peu importe le reste, du moment que je suis sur mon pc. Je n’ai qu’une question à poser à mon futur employeur, combien ?
- C’est limite ta façon de voir Cezary, poursuit Violette pour qui le travail doit bien payé mais aussi être attrayant.
- Revenons à notre sujet, détaille un peu plus ton idée Zoé, interrompt Alphonse que les échanges entre Violette et Cezary n’intéressent pas.
- Je n’ai rien concrétisé, reprend Zoé, parce que je vous l’ai dit, c’est resté à l’état d’idée. Je n’avais jamais même imaginé vous le dire. C’est juste qu’aujourd’hui en nous voyant tous si abattus, ça m’est venu tout seul. En fait, maintenant que je vous en parle, je comprends pourquoi je ne suis jamais allée au delà de l’idée.
- Pourquoi ? demande Alphonse qui veut tout savoir.
- Parce que le site ne m’appartient pas à moi, mais à nous quatre, nous l’avons construit ensemble, nous en avons bavé pour y arriver, nous avons même failli tout abandonner, et je ne me sens pas le droit d’en disposer à ma guise. Ou tout le monde partage et participe, ou on laisse tomber.
- Participer oui, mais là c’est un peu léger pour nous lancer corps et âme. C’est même moins réel qu’une annonce dont on sait qu’elle n’aboutira pas, alors tu vois ce que j’en pense ? Je préfère m’accrocher pour chercher un vrai job, payé sérieusement.
- Tu ne penses qu’à l’argent Cezary, dit Violette, surprise, mais partageant le même point de vue.
- Tu nous aiderais pour le lancement tout de même Cezary ? s’enquiert Zoé.
- Oui, et je serai toujours là pour vous si vous avez besoin de moi, nous sommes amis, mais ce ne sera pas ma priorité.
- Oui je comprends, répond Zoé.
- Moi aussi je suis intéressée par l’idée, dit Violette, mais j’ai un emploi du temps chargé, parce que je vais travailler dès la semaine prochaine dans un restaurant, alors je n’aurai pas beaucoup de temps à vous consacrer. Et puis il faudrait que tu expliques un petit peu plus là où tu veux en venir, Zoé.
Violette est toujours frileuse lorsqu’il s’agit de partir vers l’inconnu, c’est normal parce qu’elle a un enfant à élever alors elle privilégie la sécurité. Néanmoins, elle a envie d’en savoir plus, la proposition de Zoé répond davantage à ses aspirations qu’un job dans un restaurant. Mais il est évident qu’elle ne cèdera jamais à la tentation de foncer dans l’aventure sans assurer ses arrières, ses freins naturels conditionneront toujours ses choix.
- Pour l’instant je ne peux rien t’expliquer parce que je n’y ai pas réfléchi concrètement. Il faut travailler, approfondir, discuter, ça ne va pas se faire en un jour. Et je ne vais pas le faire toute seule, c’est un travail d’équipe, dit Zoé.
- Eh bien on va se lancer alors si tout le monde est d’accord. conclut Alphonse qui trouve que la conversation s’éternise et qu’ils ne passent toujours pas au concret.
Il est fougueux, mais comme habituellement, il ne propose pas grand chose. Pour lui, une idée s’attrape au moment où elle passe et se lâche tout aussi vite, il est même probable qu’il n’y pensera plus jusqu’à la prochaine rencontre. Zoé sait qu’il est un soutien fragile, mais il essaie d’entraîner l’équipe avec lui et c’est déjà ça de gagné.
- Et puis si ça ne marche pas, poursuit-il, on laissera tomber, on repartira sur la recherche d’emploi. On va au moins essayer de prendre notre destin en main !
- Du coup, il faudrait qu’on s’organise, intervient Cezary, du moins pendant qu’on n’a pas encore de vrai job.
Cezary n’est pas du tout convaincu, il va juste être un bon camarade et aider l’équipe, mais il n’ira pas au bout de la démarche.
- Je propose qu’on commence à réfléchir chacun de notre côté, et on se retrouvera dans une semaine au même endroit à la même heure, on viendra avec nos idées. Ca vous convient ? propose Zoé qui reprend la main sur les échanges.
La voix de Zoé s’étrangle d’émotion. La discussion était dense et tendue, il a fallu argumenter pour convaincre Cezary qui n’a jamais été positif mais qui est très clair, c’était rude.
- Ca marche, acquiesce Cezary.
- Zoé, tu nous as surpris aujourd’hui, mais avec ton idée incroyable, tu nous a redonné de l’énergie et l’envie de nous battre ! dit Alphonse.
- Oui merci Zoé, c’était vraiment bien !
- Courage Zoé, c’est le début d’une belle aventure, termine Violette.
L’équipe se sépare. Zoé est très émue d’avoir provoqué une telle émulation avec sa proposition. Elle se demande si son idée n’est pas une chose impossible et tout en y réfléchissant, elle reprend le chemin du métro pour rentrer chez elle. Au fond d’elle même, elle sent que quelque chose a changé, une petite lumière s’est allumée, qu’il faut entretenir, et qui va grandir et s’épanouir. Quoiqu’il advienne, elle comprend qu’elle a touché du doigt ce qui lui tenait à cœur, et que maintenant il va falloir travailler pour réaliser son rêve.
La soirée se passe comme dans une transe, heureusement elle est toute seule dans l’appartement. Les idées tournent dans sa tête sans discontinuer et de manière obsédante, il me faut un plan se dit-elle, un plan et ensuite ça marchera. Vers minuit, elle est si épuisée par toutes les sentiments qui la traversent qu’elle s’endort sur son lit sans même s’être déshabillée ni avoir éteint la lumière.
Lucia, quand elle rentre de chez Giambattista, la réveille et l’oblige à se coucher normalement. Elle ne comprend rien à ce qui se passe, mais elle réalise que Zoé est bouleversée. Quelque chose d’important s’est passé ce soir et il lui faudra questionner son amie demain pour éclaircir la situation. Lucia est inquiète de voir Zoé dans cet état, et une fois couchée ne cesse de se retourner dans son lit sans trouver le sommeil.
Cezary, Alphonse et Violette eux aussi ont du mal à s’endormir. L’idée de Zoé les a déstabilisés, mais plus ils y pensent, plus ils se demandent si c’est un objectif réalisable et pas juste une idée passagère. En tout cas, c’est une lueur d’espoir dans la grisaille de leur quotidien. Pour certains, ils savent déjà qu’ils ne feront que passer dans l’aventure, pour eux l’initiative est une fantaisie, un engouement éphémère, leur but est ailleurs.
*
Le lendemain, Zoé se réveille, encore sous le choc. Elle a besoin d’une bonne demi-heure pour émerger de son sommeil, et reste amorphe un moment avant de se lever pour se faire un bol de thé. Elle s’assied devant son ordinateur et fait des recherches sur internet sur le e-commerce. Son portable vibre, c’est Olympe. Un frisson parcourt son dos à la vue du nom sur l’écran du téléphone.
- Voici venu le jour tant redouté, se dit-elle. Allez, il faut répondre, de toute manière elle me harcèlera jusqu’à ce que je décroche.
- Allô, allô, Zoé ? fait la voix d’Olympe
- Allô, Olympe je suis là, comment ça va ? Montre un peu d’enthousiasme, se dit-elle pour se motiver, car elle sent bien que sa voix est quasiment inintelligible.
- Très bien. Je me suis dit qu’il fallait absolument que je t’appelle, quelle extraordinaire rencontre l’autre jour dans le restaurant, le monde est vraiment petit, c’est incroyable cette coïncidence ! Où habites-tu ?
- Nous-y voilà, songe Zoé à l’autre bout du fil, mais elle ne sait pas que Zebediah et moi habitons le même immeuble. Elle ne m’appelle pas pour lui alors. A la périphérie de Paris, rue N., parvient-elle à articuler.
- Oh ! ce ne sont pas les beaux quartiers, tu es vraiment loin du centre !
- Oui, pense Zoé, tu n’es pas obligée de venir, nous nous en porterons mieux. Ca va reprend-elle à haute voix, on peut rapidement aller dans le centre avec le métro, ce n’est pas inaccessible !
- Oui c’est vrai mais ce n’est pas terrible comme quartier. Tu ne pouvais pas faire mieux ?
- Non, j’ai de faibles moyens, je cherche un job actuellement.
- Ah oui ? dans quel domaine ?
- Dans le web.
- Super !
Bien qu’elle ne sache rien de la formation de Zoé ni ce que travailler dans le web veut dire, Olympe semble impressionnée. Zoé en éprouve un petit sentiment de fierté. Bien entendu, elle n’aborde pas la nouvelle orientation qu’elle va donner à ses recherches d’emploi, c’est trop récent, et trop personnel aussi.
- Tu ne devrais pas avoir trop de mal à trouver dans ce secteur, non ?
- Je cherche quelque chose de bien particulier, mais c’est encore flou, hasarde Zoé pour ne pas avoir à s’expliquer. Du coup c’est un peu plus long. Et toi alors, que fais-tu ?
- J’ai fait une école de stylisme et je travaille dans la boutique d’un créateur, je fais tout : le design, les modèles, la vente, les achats, c’est tout petit mais ça marche très fort, mon patron a une clientèle riche, exigeante et qui paie bien pour ce qu’elle trouve chez nous. Nous avons un sponsor, elle est anglaise et elle finance la boutique de Paolo. En fait, elle finance tout.
- Ca a l’air très sympa ton job, tu dois t’éclater toute la journée.
Zoé fait une horrible grimace à son écran, heureusement Olympe ne voit rien, mais elle devine peut être au ton de Zoé qu’elle n’est pas très amicale.
- Ah, ça oui, c’est génial. Parfois Paolo, le créateur, a des idées bizarres, il vit dans un autre monde, mais la plupart du temps, c’est top. Je m’amuse !
- Et tu peux porter ses créations ?
- Oui quand il trouve que c’est raté il me donne ! alors tu vois comme il est difficile, j’ai une armoire bien remplie de ses créations. Et puis je les vends dans des boutiques vintage ou de second choix, et comme ça je peux m’acheter des chaussures, des sacs et des bijoux ! En fait il expose des accessoires dans sa boutique, mais ce sont des copains à lui qui les fabriquent, et eux ils ne donnent pas. Je sais bien que cette situation ne va pas durer. Soit il va devenir célèbre et me larguer car je ne serai pas au niveau, soit il va sombrer et je serai exclue tout pareil. Donc je profite pour l’instant, et je me forme au métier.
- C’est bien. Et du coup tu habites Paris ?
- Oui dans le centre, rue H.
- C’est bien situé en effet. Et ta boutique ?
- C’est juste à côté, dans l’avenue de L. Est-ce que tu veux qu’on se voie un soir ? pour prendre un verre par exemple ?
- Oui pourquoi pas ? je peux venir dans ton quartier, pour l’instant je n’ai pas d’obligations.
- Disons demain soir, au Café Jaune, rue de la D. ? vingt heures ça te va ?
- C’est d’accord, alors bonne soirée Olympe, et à demain.
Zoé raccroche. L’échange téléphonique s’est plutôt bien passé, il n’y a pas eu de remarques désagréables de la part d’Olympe. Mais Zoé reste méfiante, elle doit d’abord évaluer son comportement avant de changer d’opinion à son sujet.
Ce coup de téléphone lui a permis de se changer les idées et elle se trouve plus calme. C’est avec davantage de sérénité qu’elle se replonge dans ses recherches et note fébrilement ses trouvailles dans un fichier.
- Pour créer un site marchand je dois d’abord chercher un nom. ‘Toques et Troc’ ce n’était vraiment pas terrible pour un site ! Ha ha, se dit-il en riant, comment j’ai pu trouver un nom pareil, c’est complètement nul ! En fait j’aimerais bien rendre hommage à Mamina, par exemple on pourrait appeler notre site ‘les gourmandises de Mamina’ les délices de Mamina, ou mieux, ‘les douceurs de Mamina’ … c’est un peu long mais au moins c’est explicite, on sait que c’est pour manger. lesdouceursdemamina.com, hum, ça sonne bien, pourquoi pas ? je vais proposer ça aux Delta. Et maintenant, je dois réfléchir à créer une entreprise, peut être une auto-entreprise ? Et comment savoir si notre concept va fonctionner si nous ne testons pas d’abord sur un échantillon ? Et comment s’y prendre pour la comptabilité ? Et comme nous sommes quatre, ça ne marche pas une auto-entreprise …. C’est compliqué tout ça, il ne suffit pas d’avoir un joli site, il faut aussi tout l’administratif, et ça ce n’est pas mon truc. Je n’y connais rien.
Zoé recommence à surfer sur internet.
- Ah oui, il nous faut un hébergeur pour le site. Il faudrait que je me renseigne sur les coûts. Et puis la solution doit être simple, pas trop chère, mais évolutive aussi, on ne sait jamais si ça marche ! Ce n’est pas très passionnant finalement, tout ce côté là, c’est technique aussi, moi ce que j’aime c’est le côté web, la communication ! Et si je demandais à Louis ? lui il a travaillé dans une société, il a peut être des idées pour toutes ces questions ? Je ne dois pas oublier les aspects sécurité, et la réglementation, c’est très ennuyeux tout ça, ça me gâche un peu le plaisir de devoir y penser. On dirait une montagne à franchir, c’est compliqué et barbant, je veux que ce soit facile, limpide et je ne veux pas de tout ce galimatias …
Elle est submergée par la quantité d’informations qu’elle trouve et qui traduisent le volume de démarches qu’elle va devoir entreprendre.
- Je vais me faire un thé et je descendrai voir Louis, il va me donner des conseils c’est sûr. Là, je suis complètement perdue. J’espère que j’ai quelque chose à lui apporter.
Elle ouvre les placards dans la cuisine, et trouve un reste de délicieux pain à la banane dans un sac en papier.
- C’est parfait ce petit gâteau, il n’est pas desséché du tout, et avec le thé c’est une merveille !
Pour Louis, elle verse du thé dans un mug et coupe un généreux morceau du pain à la banane qu’elle enveloppe dans une serviette en papier. Elle attrape ses clés posées sur sa table de nuit et descend dans la cour où Louis est comme à son habitude assis sur le banc. Il commence à faire plus frais, et il n’est pas impossible qu’il pleuve. Louis aime à rester dehors à méditer sur on ne sait quoi, et il voit approcher Zoé avec un sourire.
- Ah Zoé, bonjour, cela fait longtemps qu’on ne s’est pas vus !
- Oui c’est vrai Louis, peut être deux ou trois jours ? ça passe tellement vite, je suis désolée de ne pas être venue vous faire un petit coucou plus tôt.
- Ne t'inquiète pas, même si c’est un grand plaisir pour moi de te voir, je sais que ça ne peut pas être tous les jours, tu as tes occupations !
- Oh là là oui, et voilà que je me suis lancée dans une aventure qui je crois me dépasse totalement. Tenez, je vous ai apporté du thé et une part de gâteau.
- Merci, c’est une super bonne idée, j’avais un peu froid à rester ici sans bouger.
Tandis que Louis grignote le pain de banane et sirote le thé en la regardant attentivement, Zoé lui explique l’idée qu’elle a exposée à ses amis de Delta, et le fait que tous ont accepté de la réaliser.
- Me voilà coincée, je dois faire avancer le sujet et je ne connais rien au commerce. J’ai besoin d’aide. Je voudrais juste pouvoir m’occuper de la partie web. Vous vous y connaissez un peu ? vous sauriez me conseiller ?
Louis semble entrer dans une sorte de méditation. Il se met à réfléchir, ne parle pas, il est très concentré, il pèse le pour et le contre. Ca dure quelques minutes. Zoé finit par se dire qu’elle n’aurait peut être pas dû faire la démarche et ennuyer Louis avec ses problèmes. Elle est prête à s’excuser, se lever et partir, quand Louis pose sa main sur son bras pour la retenir.
- Oui je peux t’aider Zoé. Dans une autre vie, ce que tu me demandes je savais le faire. On m’a pourtant dit que d’autres savaient mieux faire que moi et voilà pourquoi je suis ici. C’est pour ça que j’ai hésité à te répondre, car me replonger dans ce qui me fait maintenant horreur, après le choc que j’ai subi, ce n’est pas facile. Mais je me dis que c’est pour toi que je vais le faire, et que ça n’a rien à voir. Tu m’as aidé si souvent quand j’étais dans la peine et le désespoir que je suis content de pouvoir t’aider à mon tour.
Zoé est stupéfaite. Louis ne lui a jamais parlé aussi longuement, ni expliqué quoi que ce soit de sa vie passée. Aussi elle le regarde avec des yeux ronds et la bouche bée ! Louis sourit en la voyant, il se rend compte qu’elle ne s’attendait pas à sa réponse. Tout ça est très sérieux, ce sont des choix de vie dans lesquels on ne s’engage pas à la légère, pour l’un comme pour l’autre.
- Mais d’abord on va bien étudier ton idée. J’ai besoin de réfléchir .... Tu vois je me dis que tes cours de cuisine payants, ça va être compliqué. Tu as besoin d’un local, d’un professeur, de matériel, d’aliments … et tu n’as pas un sou à investir. Alors il te faut ce qu’on appelle une trajectoire. C’est à dire commencer par tester ton idée, et puis la faire grandir en suivant un plan.
- Vous avez raison, c’est exactement ce que je me suis dit pour le démarrage. Si ça ne marche pas, ce n’est pas la peine de poursuivre.
- Moi je me dis un truc, poursuit Louis toujours sur sa lancée, sur ton site tu peux mettre les recettes que tu veux, tes tutoriels, tes vidéos, ça, plein de sites le font et c’est gratuit, mais il te faut trouver quelque chose à vendre. Une idée que les autres n’ont pas et qui fait qu’on te choisira.
- Et vous avez une idée ?
- Il se pourrait que j’en aie une. Je ne sais pas, j’hésite à t’en parler, c’est peut être une idée un peu niaise.
- Allez-y, pourquoi ça ne serait pas bien ?
- Je me dis qu’on pourrait faire des plats à livrer. Je ne te parle pas de quelque chose de grande envergure, plutôt une solution de quartier, une activité qui crée du lien entre des gens qui habitent à proximité.
- Ah oui, ça me plait bien !
- Te connaissant je m’en doute. Tu sais qu’ici tout le monde me connaît et on discute.
- Oui.
- Je rencontre des personnes qui s’ennuient et qui aimeraient bien avoir une petite activité d’appoint pour se distraire et gagner un peu d’argent.
- Qui donc, des chômeurs ?
- Non ! des grands-mères et des grands pères. Je crois qu’on pourrait leur demander de préparer des plats simples qu’on livrerait aux familles, aux personnes qui n’ont pas le temps de cuisiner et qui les commanderaient sur ton site. Ils pourraient aussi accueillir chez eux des gens qui aimeraient apprendre à faire des recettes ou inversement, aller chez les gens. Ce serait sans prétention, mais tout le monde y trouverait son compte. Ce serait comme on dit dans le business, gagnant gagnant.
- C’est vraiment génial votre idée Louis, j’adore ! Et vous en connaissez beaucoup des grands- mères et des grands pères qui aimeraient faire ça ?
- Oui quelques uns, mais ça peut faire boule de neige ! ici le bouche à oreille marche très fort.
- Pourquoi pas ? c’est vrai que permettre aux gens de se rencontrer, c’est un concept qui me va. Ce ne serait pas cher, mais il faut tout de même que tout le monde vive …
- Oui, c’est pour ça qu’il faut bien concevoir le projet.
- Vous êtes formidable Louis ! vous m’avez donné un espoir incroyable, c’est comme si mon idée prenait vie ! Jusqu’à présent je me disais que c’était un rêve un peu chimérique, et là, avec vos mots, ça devient concret.
- En fait le nom du site en hommage à ta grand- mère a fait tilt dans ma tête. Mamina, grand mère, j’ai pensé à toutes mes vieilles amies du quartier, et l’idée a surgi comme par magie !
- C’est à la fois merveilleux et incroyable, presque irréel ... une sorte de hasard qui fait bien les choses, une alchimie, une rencontre !
Zoé est dithyrambique, elle ne sait plus quels mots dire pour exprimer son enthousiasme. Elle s’est levée et danse autour de Louis qui la regarde, amusé.
- C’est étrange comme parfois on a l’impression que tout converge vers le même objectif. Rien ne nous prédisposait à aller dans cette direction, et puis tout s'enchaîne depuis hier soir, et ce qui n’existait pas encore hier commence à prendre forme, constate Zoé
- Laisse-moi un peu réfléchir et je te proposerai quelque chose à la fin de la journée. Va te reposer, je crois que tu es complètement secouée par tout ce qui vient de se passer. Moi aussi d’ailleurs, ajoute-t-il avec un clin d’œil. Je me sens revivre un peu, tu as mis du feu dans mes artères et mes veines, du carburant dans mon cœur. Je crois que j’ai retrouvé la pêche !
- Oh Louis, tant mieux, j’en suis si heureuse ! balbutie Zoé, émue devant cet aveu qu’elle n’attendait pas.
- Tu sais, peut être que j’allais mieux et que j’attendais une petite étincelle pour m'enflammer et repartir.
- Vous avez raison, je suis complètement retournée, il faut que je me calme, mon cœur bat à deux cents à l’heure, j’ai l’impression qu’il va exploser.
- Va donc Zoé, on se retrouve ici tout à l’heure.
Zoé reprend son mug et se lève, elle sourit à Louis et lentement repart en direction de son bâtiment. Contrairement à son habitude, elle ne monte pas les marches quatre à quatre et il lui semble qu’elle met un temps infini avant de gravir les cinq étages. Elle rentre chez elle et va immédiatement s’étendre sur son lit pour se reposer. Manon arrive, saute sur la couette et se blottit contre elle en ronronnant. Zoé essaie de respirer lentement et profondément, en fermant les yeux. En même temps elle caresse son chat. Au bout d’un petit moment, toutes les deux s’endorment profondément.
*
Plus tard dans l’après midi, Zoé se réveille brusquement, elle entend qu’on frappe à la porte de l’appartement. Péniblement elle se lève, elle n’est pas encore tout à fait sortie de son sommeil, et se traîne jusqu’à la porte qu’elle ouvre.
- C’est toi Lucia !
- Désolée j’avais oublié mes clés ce matin et j’ai claqué la porte en partant. Tu dormais ? qu’est-ce qui t’arrive Bella ? Dimmi [1] !
- Beaucoup d’émotions, J’étais épuisée et je me suis endormie pendant plusieurs heures, répond Zoé en regardant sa montre avec étonnement. Ah, je devais être bien fatiguée pour avoir dormi si longtemps !
- Tu m’expliques ? depuis hier soir tu as un comportement des plus étranges, je ne comprends pas ce qui se passe !
- Viens, je vais tout te dire, mais là j’ai soif, j’ai envie d’un grand verre d’eau pétillante bien fraîche, avec une rondelle de citron.
- Moi aussi, je viens du métro, il faisait une chaleur torride dans les couloirs. Un grande bicchiere d’acqua fresca frizzante, niente di meglio ! [2]
Elles s’installent toutes les deux sur leur sofa rouge avec deux grands verres bien pleins. Zoé raconte à Lucia toutes les péripéties depuis la veille. Lucia ouvre des yeux de plus en plus ronds.
- Incredibile ! Ma da dove viene questa idea ? [3]
- C’est une idée comme une autre pour s’en sortir. Je ne sais même pas comment j’ai eu le courage de la dire aux Delta, j’y pensais depuis longtemps sans jamais en avoir parlé à quiconque. Et ce n’est pas tout …
- Cosa ? [4]
- Je suis descendue voir Louis ce matin, et je lui ai demandé conseil. Là en ce moment il réfléchit au moyen de m’aider. Il a été incroyable, il m’a écoutée, et puis après il est resté sans bouger ni parler, et soudain, comme j’allais partir car je pensais l’avoir dérangé, il m’a retenue et m’a dit qu’il veut me donner un coup de main. Je crois qu’il va faire beaucoup plus, il avait l’air de savoir comment il faut s’y prendre. Et là, il cherche un plan pour qu’on concrétise mon idée.
- Louis t’aime beaucoup, come sua figlia [5]. C’est sûr qu’il va se décarcasser pour toi, s’il le peut.
- Tu vois, tout ça m’a beaucoup secouée depuis hier. Je ne sais pas dans quoi je me suis lancée, mais tout le monde est avec moi, alors je ne peux plus m’arrêter, je dois continuer même si je ne sais pas comment ça va se passer.
- Avec Louis tu as trouvé quelqu’un qui va t’épauler, il doit avoir de l'expérience pour te proposer son aide, c’est quelqu’un de sérieux.
- Oh oui j’ai confiance en lui. On doit se revoir en fin d’après midi. Il me propose de changer la cible du site, pour lui les cours de cuisine c’est compliqué à mettre en place, voire impossible sans investissement. Et des sous on n’en a pas ni les uns ni les autres.
Zoé expose l’idée de Louis et guette avidement le feed-back de Lucia. Celle-ci continue à être sidérée par ce que Zoé lui décrit.
- Allora, non so cosa dire.[6] C’est vraiment bien cette idée, j’ai l’impression que ça peut marcher ! Non so perché, ma è fantastico ![7]
- Moi aussi je trouve que c’est une bonne idée, Louis dit qu’il connait des personnes qui seront intéressées pour faire la cuisine.
- Tu sais quoi ? invite-le à dîner ce soir pour qu’on en parle tous ensemble !
- Tu veux faire partie de l’aventure ?
- Certo !
- Je n’en reviens pas de tout ce qui arrive, même toi tu veux participer !
- Eh moi, so come cucinare come in Italia ![8] je peux faire des choses pour t’aider !
- D’accord ! Je vais descendre voir Louis maintenant et je lui dis qu’il vienne à la maison ce soir.
Zoé se lève, prend ses clés et se dirige vers la porte. Au moment où elle l’ouvre, elle croise le regard de Zebediah qui revient du travail et monte l’escalier.
- Salut Zebediah !
- Bonsoir Zoé !
Zebediah est sanglé dans son costume gris foncé très étroit, sa chemise blanche et sa fine cravate bleu nuit. Il tient un sac à la main dans lequel se trouve son pc. Zoé sait qu’il travaille beaucoup chez lui, le soir, pour rattraper le retard dans son projet, elle le voit peu en ce moment. Elle le regarde et le trouve fatigué et hagard.
- Ca va Zebediah ?
- Oui, épuisé en ce moment, et puis je dors peu donc je ne récupère pas.
- Ca explique les cernes et le teint blafard ....
- Oui pas très sexy.
Zoé éclate de rire. Elle hésite un instant à l’inviter à venir dîner avec eux, serait-il intéressé par leur conversation sur le site de cuisine ? Et Louis apprécierait-il de partager ses idées avec Lucia et Zebediah ? Il va déjà devoir le faire avec Lucia … Et puis soudain elle se trouve idiote, bien sûr que Louis sera content si Zebediah est là, c’est un homme généreux, son idée le prouve.
- Tu veux venir dîner à la maison Zebediah ? Louis vient aussi, on va parler travail, mais tu risque d’être surpris, c’est quelque chose d’entièrement nouveau !
- Pourquoi pas ? c’est sympa, merci pour cette invitation, c’est vrai j’ai besoin de sortir un peu de mon trou ! en ce moment ce n’est pas la joie, tu dois t’en apercevoir, répond Zebediah heureux de la perspective.
- Oui je le vois, à tout à l’heure, je descends voir Louis !
- Merci, à tout à l’heure Zoé.
Zoé dévale les escaliers comme à son habitude lorsqu’elle a le cœur léger. En bas dans la cour elle retrouve Louis qui l’attend, souriant. C’est tout nouveau, habituellement il est plutôt morose et morne.
- Louis, j’ai tout raconté à Lucia, elle voudrait qu’on dîne tous ensemble et que vous nous expliquiez votre vision. Et puis j’ai aussi invité Zebediah qui avait l’air tout triste ce soir, avec son costume et sa petite mallette.
- Arrête de te moquer de Zebediah, tu n’es pas généreuse avec lui, c’est quelqu’un de bien !
- Oui je sais, mais quand il est en costume, ça ne passe pas.
- A quelle heure je monte ?
- On peut y aller quand vous voulez, on aura plus de temps pour discuter.
- C’est d’accord on y va.
Ils se lèvent et se dirigent vers l’escalier qu’ils grimpent en échangeant avec animation.
- Je ne sais pas ce que Lucia va nous préparer pour ce soir, mais c’est elle qui a proposé le dîner, donc je pense qu’elle doit avoir une bonne idée ! Et ce sera forcément italien !
- Pas de souci pour moi, j’aime tout. Surtout la cuisine italienne, fait Louis avec un petit sourire de contentement.
En chemin ils croisent deux ou trois personnes qui descendent et qui les saluent chaleureusement. Zoé est heureuse d’habiter cet immeuble où il règne une atmosphère amicale, c’est si rare. Ici elle n’a connu que des gens agréables et courtois, et elle y a des amis formidables : Lucia, Louis, et Zebediah. Elle sent une vague de bonheur l’envahir sans trop savoir pourquoi. Oui, ce soir elle va dîner avec ses amis et pour elle ce dîner est important, c’est son avenir qui est en jeu. C’est vraiment une bonne raison de se réjouir d’avoir toutes ces personnes autour d’elle, qui pensent à elle et agissent avec elle.
Quand elle éprouve une telle joie, aussitôt elle y associe Mamina qui lui est si chère et qu’elle aimerait voir plus souvent. Et quand elle pense à Mamina toute seule chez elle, elle ressent toujours un pincement de culpabilité au cœur.
Ils arrivent au cinquième étage et pénètrent dans le petit appartement. Louis, qui est très grand, semble remplir l’espace à lui tout seul. Lucia est dans la petite cuisine, elle a mis son tablier à fleurs et agite les casseroles et les plats.
- Bonsoir Louis ! Sono felice di vederti ! come state ? [9]
- Bonsoir Lucia, ça va très bien merci ! tu nous prépares quelque chose de bon ?
- Certo ! On peut boire un verre de vin en attendant ? Zoé, prends la bouteille de Valpolicella dans le placard, et sers nous ! j’ai quelques petits crackers au parmesan et romarin ici.
- Un petit apéritif ! c’est du grand luxe dit Louis tout étonné par cet accueil convivial. Il a perdu l’habitude, lui qui est toujours solitaire, de dîner à plusieurs. Et ce soir, l’atmosphère est familiale. Oui nous sommes en famille, songe-t-il en regardant les deux filles préparer le repas.
- J’ai croisé Zebediah en descendant dit Zoé, et je l’ai invité aussi.
- Pas de souci, mia amica, il y aura suffisamment de risotto. Et je mettrai un peu plus de salade. Oui mais toi, as-tu prévu assez de dessert ?
- Oui, ça ira. Ce sera crumble au méli mélo de fruits : pêches, raisins, prunes, poires. La compote est prête d’hier, je vais faire cuire le gâteau dans quelques minutes, dès que le four sera chaud.
Zoé émiette la farine, le beurre, un peu de sucre et la poudre d’amandes, puis elle verse la préparation sablée sur la compote et enfourne le plat. Voilà, c’est parti !
On frappe à la porte, c’est Zebediah qui arrive au bon moment pour prendre l’apéritif. Il a troqué son costume pour un jean et un polo bleu clair. Ainsi habillé, il est transformé, mais son visage témoigne de son épuisement. Dès qu’il se retrouve dans la chaleur du petit appartement, son sourire revient et il attrape le verre de vin que lui tend Zoé avec bonheur.
- Que je suis bien chez vous ! c’est sympa cette invitation impromptue ! et je crois que je vais apprendre des tas de choses intéressantes ! dit-il en goûtant le vin italien.
Tous prennent leur verre. La petite table est envahie d’assiettes et de couverts, et ils s’asseyent autour, tant bien que mal car il y a peu de place.
- A notre santé et à l’idée de Zoé et Louis ! dit Lucia en levant son verre.
- Expliquez moi tout, j’ai hâte de connaître ce qui vous motive autant ! intervient Zebediah qui trinque avec les trois autres convives.
Zoé et Louis se lancent dans le récit de leur aventure, Zoé commence par raconter la soirée avec les Delta, puis son entrevue avec Louis. Puis ce dernier prend le relais et expose ses idées, et notamment le changement d’orientation sur la cible du site. A son tour, Zebediah est étonné par leur histoire. Il ne pensait pas qu’autant de créativité existait si près de chez lui, lui qui côtoie des consultants dans les grandes entreprises, payés des fortunes pour concevoir moins que ça ! Enfin il exagère un peu, il a aussi beaucoup d’amis ou connaissances qui ont monté leur propre société sur la base d’une idée ou d’un concept original.
Avec son initiative, Zoé le surprend une nouvelle fois. Alors qu’il croyait la connaître, elle lui révèle une nouvelle facette de sa personnalité, il est littéralement subjugué. Comme il a bu un peu de vin italien, ses joues sont roses et son sourire va jusqu’aux oreilles, il est heureux rien qu’à la regarder parler en agitant les mains. Et bien évidemment Lucia la fine mouche a tout compris rapidement.
Louis leur explique son plan dans les grandes lignes, il prendra en charge tous les aspects administratifs. Il va créer une association, s’occuper des statuts juridiques, rédiger les papiers. Tous ceux qui voudront participer à l’aventure pourront être des membres, et ceux qui ne voudront pas rester pourront partir quand ils le veulent.
- Il faut le prévoir, précise-t-il, nous devons réfléchir à tous les cas possibles. Les grands pères ou grands mères qui interviendront seront des bénévoles. Au début, comme nous n’aurons pas de fonds, nous serons tous bénévoles, puis nous pourrons embaucher des salariés et à partir de là, tu auras ton emploi, Zoé.
- C’est vous qui allez faire toutes les démarches et les déclarations pour créer cette association ? vous savez tout ce qu’il faut faire ?
- Non je ne sais pas tout, mais je peux me renseigner, et je serai le dirigeant de l’association, mais je ne serai pas rémunéré. Comme ça tout le monde est gagnant, c’est ce que tu voulais, non ?
- Je crois que j’étais utopiste, il n’y aura jamais suffisamment de travail pour tous les Delta, comment rémunérer quatre personnes avec un si petit site ? On n’a pas d’envergure.
- Il faut grandir d’abord.
- Ils n’attendront jamais, ils ont trop besoin d’argent, sauf Alphonse peut être. Et puis qui nous dit que nous réussirons, on n’a même pas fait d’étude de marché. J’en suis bien incapable d’ailleurs. Ce n’était pas du tout la bonne solution mon idée. Je me demande comment j’ai pu imaginer que ça marcherait.
- On peut essayer tout de même.
- Oui on va essayer bien sûr, il le faut, ce sera à petite échelle et petits gains. Je sais que les Delta m’aideront, et même gratuitement, à charge de revanche. De toute manière, je vais leur proposer, je verrai leur réaction. S’ils ne veulent plus, on tente l’aventure quand même sans eux ?
- Bien sûr, je suis partant, répond Louis.
- Vous êtes des battants tous les deux, dit Lucia, vous devez y aller, ça va marcher.
- Oui, renchérit Zebediah, et moi je suis prêt à vous aider quand vous voulez. Je ne sais pas comment, car je ne cuisine pas, mais vous pouvez compter sur moi.
Ils continuent à deviser autour du repas préparé par Lucia et Zoé. La fatigue descend doucement sur eux, après la longue journée. Vers onze heures, Zoé et Lucia raccompagnent Zebediah et Louis à la porte. Zoé informe qu’elle va prendre rendez vous avec les Delta pour leur expliquer son plan.
Après la vaisselle, Zoé et Lucia partagent une dernière tisane avant d’aller se coucher, la tête pleine d’étoiles et de rêves. A peine Zoé est-elle dans son lit qu’elle est rejointe par Manon qui vient réclamer son câlin du soir. Elle s’est cachée pendant toute la soirée car elle n’aime pas quand il y a du monde, et pour mieux se faire remarquer, elle griffe le sommier avant que Zoé ne lui fasse une place à côté d’elle.
A l’étage au dessus, Zebediah a décidé de ne pas travailler ce soir et de faire une bonne nuit. Il s’est déjà couché, à la fois exténué et heureux par la tournure que prennent les événements. Le fait que Zoé et lui se voient souvent et commencent à construire une histoire ensemble le comble de joie. Il se laisse aller doucement dans le sommeil.
Louis est rentré chez lui, dans son petit réduit triste. Ce soir cependant, il lui semble que la pièce est moins sinistre, parce qu’enfin les choses ont commencé à changer. Il allume une petite lampe et s’étend sur son lit, les mains croisées sous la tête et il réfléchit. C’est un peu délirant cette aventure, mais enfin il a trouvé un but pour s’en sortir, il va s’accrocher comme un fou pour que Zoé réussisse, elle le mérite. Et si Zoé réussit, d’autres personnes réussiront aussi, lui le premier. Oui, c’est forcément un bon plan.
De plaisir il éteint la lumière, ferme les yeux et laisse un sourire illuminer son visage. Cela faisait bien longtemps que ce n’était pas arrivé. Il se laisse aller dans ce bien être qu’il commence à ressentir, et tout doucement il s’endort à son tour.
Il fait nuit noire, il n’y a plus aucun bruit dans la cour ni dans la rue, la paix règne dans ce quartier tranquille. Une petite révolution y est en marche.
[1] Dis-moi !
[2] Un grand verre d’eau pétillante, il n’y a rien de meilleur !
[3] Incroyable ! Mais elle vient d’où cette idée ?
[4] Quoi ?
[5] Comme sa fille.
[6] Alors là, je ne sais pas quoi dire !
[7] Je ne sais pas pourquoi, mais c’est fantastique !
[8] Je sais cuisiner comme en Italie.
[9] Je suis heureuse de te voir ! Comment ça va ?