Pion

Par Rachael

1643 AÉ, 010 ième

Nigato, il y a dix ans.

 

Je ne cesse de penser à ce rendez-vous mystérieux toute la journée, pendant la cérémonie de clôture du tournoi. J'ai décidé de ne pas assister à celle-ci. Garante de la tradition, toute la bonne société d'Aïndol s'y presse et il n'y a personne que j'ai envie d'y croiser. J'ai déjà rencontré les rares individus qui m'importent encore ici, comme mon vieux maître de Shuzo.

J'en ai vu quelques-unes, de ces cérémonies, à un âge où me laissaient froid le protocole un peu guindé et les émotions exprimées avec toute la retenue nécessaire par les héros du jour.

Plus tard, autres enjeux, autres impressions : je connaissais tous ceux qui défilaient, un sourire fier aux lèvres. J'étais l'un d'entre eux.

Puis... plus vraiment.

Aujourd'hui, ma ferveur est émoussée, les tenues traditionnelles et la musique n'insufflent plus vie à ces processions sans fin de lauréats. Les parterres de novices, benjamins ou cadets, bien alignés en taches de couleurs uniformes, ne me plaisent plus que quand ils se dispersent et se mêlent en éclats de rire joyeux, à la fin de la cérémonie.

Seules les démonstrations, engagements entre adversaires de haut vol, auraient le pouvoir d'arrêter mon regard, toutefois j'ai déjà décidé qu'à défaut de mieux, je les suivrai par l'intermédiaire d'un écran. Capturés en trois dimensions, prêts à être étudiés une, dix ou vingt fois, ces duels me deviendront si familiers que je n'aurai plus l'occasion de regretter mon absence à leur première édition.

Je sors par le devant de l'hôtel et arpente la galerie couverte chauffée, avec ses auberges, ses petites échoppes, ses artisans, ses chalands, sa foule toujours affairée.

Tout cela distille une atmosphère un peu vieillotte, en dehors du temps comme Nigato elle-même. Ces rues typiques ne sont pas là pour attirer d'improbables touristes. Les badauds sont tous Nigatiens, beaucoup habitent ici. Les Aïndoliens aiment l'ancien, les choses solides polies par l'âge ou par les mains d'un artisan méticuleux. La technologie n'a pas réussi à changer leur façon de vivre sur leur morceau de glace. Ceux qui veulent suivre les modes fédérales ou simplement mener une existence différente n'ont qu'à partir. Cela deviendra plus aisé dans quelques années, avec le développement de l'hyperespace. Combien vont abandonner, comme Hido, et chercher ailleurs ce qui se dérobe ici ?

À tout prendre, Aïndol sent la poussière et les vieilleries ; sa nostalgie si révérée exhale des effluves qui laissent au fond du nez comme un relent de pourriture.

Constamment dérangé par les bruits, les odeurs de nourriture familière, les harangues des commerçants, bousculé par les passants, je ne parviens plus à penser. Malgré le froid, je sors de la galerie par une issue étroite entre deux auberges.

Dehors, sous un ciel plombé par les nuages lourds de neige, j'arpente les allées du grand parc central de la ville, domaine de la guilde du Shuzo, déserté aujourd'hui. Un écran entre mes mains gantées, je suis distraitement le déroulement de la cérémonie. Mes pensées se dédoublent ou plutôt reviennent en permanence vers les manipulations qui se dessinent au travers des dossiers. Que se passera-t-il sur Chuoo dans deux semaines ? Peut-on l'empêcher ? Et surtout, pourquoi m'a-t-on contacté moi en particulier ? Je ne représente plus rien dans l'armée et je suis bien le dernier qu'elle prendrait au sérieux si je venais à déblatérer contre des télépathes ourdissant un complot.

Je marche sans but précis. Une question tourne et retourne dans ma tête : si on me donne l'occasion d'agir contre ces spions, que ferai-je ? Me frotter à eux m'a jusqu'ici peu réussi.

 

¤¤¤

 

À l'heure dite, je fais les cent pas dans ma chambre, un œil sur ma messagerie, un autre sur la porte de l'auberge. Le décor si Nigatien de la pièce - panneaux de bois aux teintes variées et sombres tentures murales égayées de fils or et pourpre - me fait irrésistiblement penser à mes parents, que je n'ai pas revus. À quoi bon ? Je ne tiens pas à forcer leur porte. Je ne suis pas descendu si bas dans ma propre estime que je recherche l'humiliation sous leur regard méprisant.

J'aperçois l'entrée de l'auberge depuis l'une des fenêtres en tendant le cou. Je ne caresse pas l'espoir de voir quelqu'un en chair et en os, mais sait-on jamais ? La foule se presse dans la galerie, toujours aussi nombreuse, toutefois personne d'inconnu ne s'arrête à l'auberge. Les badauds braillent encore plus fort que cet après-midi, célébrant avec un enthousiasme candide les combats d'aujourd'hui. Les soupes de pâtes fumantes vendues dans les échoppes ont ragaillardi les corps autant qu'échauffé les esprits. Un soir tel que celui-ci, on sert des bols bien remplis et on y ajoute de larges rasades d'alcool de grain.

Une demande de connexion sur la messagerie me fait tressaillir. Je l'accepte, mais rien ne se matérialise en réponse. Ni texte ni son.

Perplexe, je fixe l'écran de la chambre en attendant que mon interlocuteur se décide. Une voix me surprend.

- Bonjour commandant.

- Le terme n'est plus approprié, répliqué-je automatiquement, avant de m'interrompre, incertain.

La voix ne provient pas des émulateurs sonores ; je ne sais pas comment ni pourquoi j'en suis aussi sûr. Profonde et apaisante, elle appartient sans équivoque à un homme. Un homme d'un certain âge ?

Mon cœur s'emballe et je m'assois brusquement, les jambes coupées, tandis que je réalise que la voix est située à l'intérieur de ma tête.

- Ne vous inquiétez pas, Maeste Irragaëhl, il ne s'agit que d'un moyen de communication très pratique et totalement indétectable. Vous ne devez imaginer là aucune forme d'indiscrétion de ma part à votre égard.

J'ai mis mes mains sur mon visage et m'efforce de contenir la panique qui monte. À ma connaissance, aucun gadget technologique ne permet cela. Comme avec une vraie voix, je perçois jusqu'aux vibrations de ses cordes vocales. Simulation parfaite.

- Seul un spion peut réaliser ce genre d'exploit.

Ma voix sort étouffée d'entre mes doigts, pourtant elle tremble quand même d'indignation.

Il rit :

- Ça n'a rien d'un exploit, ce n'est pas si compliqué, mais oui, vous avez raison, je suis télépathe.

- Alors, dites ce que vous me voulez et dégagez vite fait de ma tête !

- Je désire vous parler des trois individus dont vous avez lu les dossiers. De leurs ambitions, de leurs plans et de la façon dont ceux-ci pourraient être contrecarrés.

Elles paraissent si sensées, ces explications murmurées d'une voix calme ; si posé, ce vouvoiement respectueux. Tout cela me frappe comme singulièrement absurde. Je ne peux m'empêcher de le souligner :

- Je hais les télépathes et tout ce qu'ils représentent, alors pourquoi vous écouterais-je et surtout pourquoi vous croirais-je si vous prétendez vouloir arrêter ces trois-là ?

- Voyons, Maeste Irragaëhl, vous n'êtes pas binaire au point de jeter tout le monde dans le même sac sans discernement ? Ceux-là ont choisi le meurtre ou la manipulation pour s'assurer de dominer leurs contemporains. Quelles que soient leurs motivations, leurs moyens sont condamnables. Je me suis fixé comme objectif de mettre un terme à leurs activités, afin de préserver la liberté des bons citoyens. Je veux les livrer à la Fédération. Ou plutôt, vous aider à le faire. Pourquoi vous aurais-je communiqué ces dossiers autrement ?

Je pèse ses paroles - enfin, plutôt ses pensées - un instant, cherchant des failles. Tout peut aussi bien être faux... Ou une partie. J'ai noté en passant l'emploi du mot « Maeste » qui dénote mon appartenance à une des premières familles. Mon interlocuteur est au fait des coutumes locales. Un natif de Nigato ? Son accent neutre ne dévoile rien.

- Quel grand honneur, répliqué-je avec sarcasme. Admettons un instant que je vous crois ; pourquoi moi ?

- Vous êtes un homme intelligent, déterminé, courageux et qui a tout à gagner dans cette opération : si vous réussissez, vous retrouvez votre place dans l'armée et vous la convainquez que ceux que nous appellerons des télépathes puissants doivent être surveillés. Quant à moi, si je vous aide, je résous mon problème, livrer ces trois aux autorités tout en restant en retrait.

- Et si j'échoue, pour vous rien n'est changé, puisque j'aurai endossé tous les risques.

- Il y a du vrai là-dedans, je vous laisse prendre des risques à la hauteur des enjeux. Mais vous pourrez compter sur mon assistance.

Sa voix est plaisante, son ton raisonnable, pourtant tout en moi se hérisse.

- Si nous supposons pour le plaisir de la discussion que j'accepte de vous aider, en quoi un simple humain comme moi peut-il contribuer à arrêter des monstres probablement capables de tuer en une pensée ?

- Un homme seul bien entraîné peut accomplir plus qu'une armée. Vous saurez les prendre par surprise. Je ne vous cache pas que pour cela il faudra protéger votre esprit, ce qui n'est réalisable qu'en se soumettant à un contact poussé avec un télépathe.

Mes ongles crissent sur le tissu du fauteuil, une relique lui aussi que je m'en voudrais de détériorer.

- Inconcevable !... Si je refuse ?

- Si vous refusez, il ne vous restera aucun souvenir de cette conversation ou de ces dossiers. Vous aurez passé la journée à regarder la cérémonie, comme tout le monde ici.

- Et vous dites que vous valez mieux qu'eux ? Manipulation mentale... Vous pratiquez couramment ?

Ma voix sarcastique sort de ma gorge avec des accents d'indignation et un volume qui m'apparaît soudain beaucoup trop élevé. Si l'on m'entendait parler tout seul depuis les chambres voisines ? Je baisse d'un ton et continue :

- Pourquoi voudriez-vous les livrer à la Fédération, au risque d'attirer son attention sur ceux qui leur ressemblent... comme vous ?

- La flotte fédérale est déjà alertée, depuis la guerre. Je le déplore, mais le temps des secrets est révolu.

- Qui me garantit que vous me dites la vérité ? Que vous ne me ferez pas disparaître moi aussi, quand tout sera réglé à votre convenance ?

- Une bien concevable méfiance, admet-il d'un ton toujours égal.

Là, mes souvenirs deviennent un peu fumeux. Il me revient de vagues échos d'un discours visant me convaincre qu'il dit vrai, qu'il n'est pas intéressé par le pouvoir, mais par le maintien de l'équilibre. Un concept très Nigatien que je saisis intuitivement, d'ailleurs. J'en retire une certitude immédiate, qui s'impose à moi : il est d'ici, lui aussi. Et dans ce cas, ce n'est pas l'Autre ; il ne s'agit pas d'un plan qu'il aurait ourdi pour se venger. Cela me rassure, comme si l'absence d'un piège démontrait le bien-fondé de cette entreprise insensée.

En outre, ajoute-t-il, il n'existe nul besoin de me tuer après la mission ; s'il le souhaitait, il lui suffirait de gommer de mon esprit le souvenir de son existence.

Tout est tellement bien tourné que je trouve très logique cet effacement visant à préserver ma tranquillité future. Comme m'apparaît naturel celui que je subirai si je refuse la mission.

Logique ? Naturel ?

Quoi que je décide, je suis déjà devenu un pion au milieu d'un jeu qui me dépasse. Que faire ?

Désorienté, je coupe le lien en lui demandant fermement de me laisser réfléchir une nuit, ainsi qu'une journée entière.

Effrayé.

Tout est si confus.

Et ce n'est là que mon premier contact avec les raisonnements alambiqués et sinueux des télépathes.

 

 

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Rimeko
Posté le 23/01/2017
Ah oui, contacté par un spion, tu m'étonnes que ça ne lui plaise pas ! (C'est amusant de constater qu'il se demande tout de suite s'il ne s'agit pas de l'Autre ^^) En tous cas, ça ouvre des perspectives intéressantes. Et puis ça va peut-être permettre à Sengo de ne plus mettre tous les télépathes dans le même panier ! (Même si je me demande si celui-là n'en aurait pas profité pour le manipuler quelque peu, il semble accepter un peu facilement... En même temps, on sent une évolution chez lui, avec notamment cette légère aversion pour Aïndol en début de chapitre...)
Bon, j'imagine qu'à partir de ça on va avoir le droit à la première "chasse" de Sengo ! Et je me demande si celui qui va le protéger pour la première fois ne serait pas déjà l'Autre... Ou alors c'est juste qu'il est tellement présent dans cette histoire, en filigrane, qu'on le voit partout XD
Rachael
Posté le 23/01/2017
Il ne les aime toujours pas trop, hein... En même temps, on comprend bien pourquoi il a été choisi, du coup...
eh, eh, en effet on va avoir droit à la première "chasse" de Sengo. 
L'Autre ou pas l'Autre, là est la question. ^^ 
Elka
Posté le 06/04/2015
Ah j'avais oublié de te parler des dossiers ! J'aime voir le passé se mettre en place, et la route que ça a pris pour nous amener jusqu'à leur première rencontre !
L'Autre serait aussi de Nigato alors ? Ou a-t-il tellement fouillé dans la tête des gens depuis qu'il a débarqué pour le tournoi qu'il a fait sienne leur coutume ? Quoique... il a l'air étrangement respectueux de l'intimité de chacun (assez pour proposer à Sengo de tout oublier aha)
On sent en tout cas son charisme à cette seule discussion à moitié rapporté. Son calme, ses tournures de phrases, sa façon justement d'en appeler au parler de Nigato : tout vise à rassurer Sengo. Ca rend l'Autre aussi classe et mystérieux qu'inquiétant. C'est à se demander s'il est capable d'échouer.
Ce serait donc une sorte de justicier télépathe ? Désireux d'enfermer les siens, s'ils ne respectent pas les lois et représentent une menace ? Agit-il dans l'ombre parce qu'il a des plans encore plus sombres ou parce que s'exposer risquerait de le mettre en danger ? Hmm dur à dire avec lui !
Pauvre Sengo en tout cas, on devine bien la confusion que ce genre de conversation engendre. Et la peur aussi, mine de rien, vu la réputation des télépathes.
C'est toujours aussi chouette Rachael <3 Je prends toujours autant de plaisir à lire !
Rachael
Posté le 06/04/2015
Re-coucou,
Ah zut, alors là, il y a un truc qui me perturbe...
J'explique :
Tu as été d'instinct persuadée que le mystérieux correspondant "mental" de Sengo ne pouvait être que l'Autre, alors que Sengo, lui est persuadé du contraire. Quand Sengo dit que son interlocuteur est d'ici (de Nigato), pour lui, il est dès lors évident que cela ne peut pas être l'Autre, puisqu'il est étranger à la planète (mais peut-être qu'à ce moment-là, je devrais le repréciser, parce que le moment où j'en parle est déjà un peu éloigné ?)
Dans mon idée, il faut qu'il soit clair que pour Sengo, à ce moment-là, son interlocuteur ne peut pas être l'Autre, puisqu'il n'est pas de Nigato. 
D'où pour le lecteur une certaine incertitude ou un doute, que tu n'as pas l'air d'avoir eu... (chuis claire là ?)
Bon voilà, merci pour ce retour, et dis-moi vite si tu penses qu'il faut ou pas que je précise plus les choses.
Je m'en voudrais énormément de ne pas laisser assez le lecteur mariner dans le doute... (-_-)
Tout ça me donne trop envie de me replonger dans cette histoire :D 
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