Extrait du cours élémentaire standardisé : peuplement humain
Les 46 planètes mères sont des entités souveraines, au contraire des colonies, placées sous la juridiction de la planète qui a financé leur exploration.
35 de ces planètes mères sont regroupées au sein de la Fédération, entité dotée d'un exécutif, d'une armée et de pouvoirs législatifs. Le gouvernement fédéral siège sur le satellite artificiel Chuoo, cœur géographique et politique de ce système.
****
Le week-end suivant, Naelmo et son père emmenèrent Shielfen dans la sylve. Théola prenait rarement part à ces escapades forestières ; elle avait cette fois encore décliné l'invitation. Naelmo renâclait à l'idée de laisser le jeune homme troubler son tête-à-tête avec son père, mais il avait insisté, et elle ne pouvait bien sûr pas refuser. Quant à Delum, en toute naïveté, il était ravi que quelqu'un s'intéresse à sa fille et à son travail. Dans quel ordre ? se demanda Naelmo. Enfin, difficile de le blâmer, comment aurait-il deviné ce que cachaient le visage angélique de Shielfen et sa curiosité débordante ? D'ailleurs, Naelmo elle-même s'interrogeait encore.
Deux heures après la fin des cours, ils se retrouvèrent tous les trois à installer l'abri sous le couvert des arbres. En ce début de soirée, la chaleur était suffocante : les feuilles foncées des géants dominant la sylve emmagasinaient tout le jour l'énergie du soleil, puis la renvoyaient vers le sol le soir, stabilisant la température. Celle-ci ne descendait que lentement au cours de la nuit, une situation qui permettait aux espèces fluorescentes de prospérer.
Naelmo était habituée à la touffeur vespérale : elle la supporta sans flancher le temps du montage de l'abri. Elle goûta au plaisir de se moquer de Shielfen, qui dut réintégrer la navette à peine sorti, au bord du malaise. Il faisait vraiment très chaud, pour qui n'y était pas accoutumé. Pas loin de cinquante degrés, dans une atmosphère saturée d'humidité et d'odeurs étranges. La violence du choc thermique entre l'engin climatisé et l'extérieur pouvait créer un sentiment d'étouffement confinant à la panique. S'ajoutaient au tableau les insectes qui tourbillonnaient autour des explorateurs en un manège vrombissant. Qu'il s'affole, se dit Naelmo, ça lui servira de leçon. Maintenant, il est coincé là pour le week-end !
Elle alla chercher le garçon pour le mener dans l'abri dès que celui-ci fut installé. L'uma - unité mobile d'habitation - se débrouillait toute seule, à vrai dire : le cube argenté, ne mesurant pas plus d'un mètre cinquante de côté, sortait de lui-même de la navette et flottait à un mètre de haut. Une fois l'emplacement sélectionné par le système semi-intelligent qui gérait l'uma, il se dépliait et s'arrimait de lui-même au sol, formant une structure semi-souple d'environ trois mètres sur cinq, munie d'un champ de force résistant à des situations extrêmes.
Naelmo arborait un petit sourire satisfait, à la limite de la condescendance.
- Tu n'es pas très à l'aise, on dirait ?
- Oh, ça va maintenant.
L'infernal Shielfen ne manquait pas de ressources. Il avait retrouvé son assurance et humait les odeurs étranges, ses larges narines palpitantes, en balayant avec des yeux écarquillés le paysage autour de lui. La nuit s'installait, les plantes luminescentes éclairaient la forêt de teintes violettes, blanches ou jaunes. Elles montaient le long des troncs, couraient sur les branches des arbres, créant des alternances d'ombre et de lumière. Un tableau étrange, qui aurait pourtant dû paraître familier aux colons, s'ils n'avaient décidé de vivre à l'écart de la forêt d'Hevéla, dans un cadre bétonné, nu et triste.
- C'est magique, ici ! Il fait presque plus clair qu'en plein jour.
- Il fait plus clair qu'en plein jour, Shiel ! le corrigea Naelmo. Tu ne connais vraiment rien de la planète où tu vis.
- Désolé, mais je n'ai pas un père biologiste, moi. Mes parents n'ont jamais voulu mettre les pieds dans la forêt et encore moins m'y emmener. Tu ne te rends pas compte de ta chance !
En entrant dans l'abri, Shielfen fut accueilli par un Delum contrit :
- Je suis navré, je n'aurais pas dû autoriser Naelmo à te laisser sortir. Nous, nous sommes acclimatés. Ma fille est une peste avec toi, on dirait bien !
- Oh, j'ai l'habitude qu'elle me taquine, répondit le garçon d'un ton d'adulte indulgent.
Juste ce qui pouvait faire enrager le plus Naelmo...
****
L'abri se composait d'un espace central, à la fois bureau, laboratoire, salon et cuisine, flanqué d'une alcôve sur chaque côté. Un renfoncement derrière la cuisine cachait un lavabo et des toilettes. Une vraie petite maison en miniature. Quand elle partait avec son père, Naelmo prenait une couchette, Delum celle d'en face. Le grand luxe. À trois, cela devenait spartiate, l'un devait partager son lit.
Après un repas vite expédié, il fut décidé que Delum dormirait avec sa fille et que Shielfen occuperait l'autre côté. Ils devaient se coucher tôt, pour sortir vers quatre heures du matin, au moment où la température devenait supportable dehors. Cela permettrait à Shielfen de contempler l'extinction de la forêt, au lever du soleil. Un spectacle ensorcelant, dont Naelmo ne se lassait jamais. Les rayons rasants de l'astre caressaient les feuilles et semblaient les amadouer afin de les traverser. La lumière filtrée allumait sous la ramure un arc en ciel dans les tons orange, rouges et violets qui donnait le signal de l'endormissement des plantes, fatiguées d'avoir brillé toute la nuit. Cet intermède magique ménageait une transition entre l'agitation nocturne et la torpeur de la journée.
Après ce petit instant de grâce, ils auraient jusqu'à la mi-matinée pour explorer les environs. Après, la chaleur recommençait à croître, pour atteindre son pic le soir.
Naelmo s'allongea, mais le sommeil la fuyait. Ici, le silence était presque total. Un silence empli des affairements de la forêt : là des froissements, là des grincements, là des stridulations d'insectes. Mais dépourvu d'humains : à une telle distance, les esprits de la ville ne parvenaient plus à Naelmo que comme un grondement atténué. Elle se relaxait, osait abaisser ses défenses malmenées pour se laisser baigner par ce calme. L'esprit familier de son père émettait un bourdonnement réconfortant. Ses pensées incohérentes, il dormait et s'était mis à ronfler avec ardeur.
Shielfen, de l'autre côté, la troublait. Il la contraignait à lui obéir ? Elle l'espionnait sans remords, et il n'en ignorait rien. D'un autre côté, étant donné qu'il connaissait son secret, elle appréciait le confort de rester naturelle devant lui et de lui livrer ce qu'elle ne pouvait partager avec personne.
De cette manière étrange, ils étaient devenus proches, oui, très proches. Elle avait pris l'habitude maintenant de le sentir à côté d'elle, physiquement et en pensées. C'était parfois détestable, souvent fascinant.
Naelmo n'avait jamais, auparavant, espionné quelqu'un de manière aussi délibérée et prolongée. Cela ne se « faisait pas », avait expliqué sa mère. Eh bien, là, cela se concevait comme une juste riposte à son chantage : un point partout !
Cette plongée dans l'intimité d'un jeune mâle de dix-sept ans était pour le moins instructive. Shielfen était tout le contraire de Naelmo : un garçon déluré, apprécié, communicatif quand elle était une fille isolée et renfermée. Il n'avait rien d'un puits de science comme elle, mais ses quatre années de plus et sa personnalité exubérante lui avaient procuré une connaissance pratique de la vie qui manquait à Naelmo.
Shielfen avait dit vrai : il s'ennuyait. Malgré sa popularité, ou à cause d'elle, il jugeait les gens d'ici insipides et n'avait qu'une envie, quitter cette planète, si la possibilité lui en était un jour donnée.
Enfin, ça, c'était avant. Shielfen ne s'embêtait plus depuis qu'il avait découvert le secret de Naelmo et bouleversait son existence. En somme, c'était bien sa veine, elle avait amélioré de façon sensible son quotidien et piqué son esprit curieux.
Le plus troublant, dans tout ça, c'est qu'elle avait cessé de trouver les journées à l'école interminables, elle aussi...
Naelmo bâilla, fatiguée mais incapable de s'assoupir. Pff ! Impossible avec les vrombissements de son père dans les oreilles. Shielfen sombrait, au bord de l'endormissement, ses pensées s'effilochaient. Elle se leva, attrapa ses écouteurs pour se passer un peu de musique et s'approcha du jeune homme au passage.
Se plantant à côté de sa couchette, elle le dévisagea avec curiosité, comme si son visage, davantage encore que ses pensées, pouvait lui livrer de nouvelles clés.
Ses cils frémirent, et il ouvrit les yeux à demi.
- Qu'est-ce que tu fabriques ici ? murmura-t-il d'une voix ensommeillée.
- J'arrive pas à dormir de mon côté. Mon père fait trop de bruit.
- J'y peux quelque chose ?
Elle hésita, puis finalement formula :
- Si je ne dors pas, je serai de très mauvaise humeur demain, et ta visite sera ratée. Y a largement de la place pour deux sur ta couchette.
Il haussa un sourcil.
- Quoi ? lança-t-elle. Tu crois que tu me fais peur ? De toute façon, mon père est à côté.
Il sourit, comme s'il trouvait la réflexion amusante :
- Je les aime un peu plus plantureuses, tu sais ! Tant que tu ressembles à un sac d'os, tu n'as pas grand-chose à craindre.
Elle esquissa une moue offusquée. Même à moitié endormi, il réussissait à se moquer d'elle.
Il se cala vers le fond, lui dégageant un espace ; Naelmo s'installa sur la couchette le plus loin possible de lui, bras croisés, musique dans les oreilles. Elle ne ressentait aucune appréhension ni gêne devant ce rapprochement physique : après tout, elle côtoyait déjà ses pensées la plupart du temps.
Mais il l'agaçait, il l'agaçait !
****
Quand elle se réveilla, un peu avant l'heure, Naelmo avait dormi tranquillement. Sans qu'elle sache bien pourquoi, Shielfen l'apaisait, alors même qu'elle le trouvait détestable avec elle depuis le début.
Justement, ce matin, elle comptait profiter de l'avantage qu'il lui avait donné en s'aventurant sur son terrain : la forêt.
La sylve d'Hevéla paraissait sombre et triste à ceux qui la voyaient pour la première fois. D'une couleur prune éteinte, les larges feuilles des arbres cachaient le ciel. Sous le couvert, on était éclairé d'une lueur un peu verdâtre, que certains ne supportaient pas. Pourtant c'était précisément grâce à cette pénombre que s'épanouissaient les espèces photosensibles. Elles ne toléraient pas une clarté trop vive mais emmagasinaient comme des piles le peu qu'elles recevaient dans la journée, pour le restituer une fois le soleil couché. Les nuits sous la forêt n'étaient jamais sombres, elles brillaient d'un éclat changeant. Mais l'arc en ciel de couleurs déplaisait à beaucoup.
Les trois visiteurs s'engagèrent très tôt au cœur de la sylve, à la lueur des végétaux luminescents. Ils n'étaient jamais venus dans cette zone. Très vite, Naelmo et Delum remarquèrent que les plantes étaient plus grandes qu'ailleurs, les teintes plus franches, le paysage plus luxuriant. Même les odeurs étaient plus entêtantes, sucrées ou poivrées, écœurantes pour certaines. De longues lianes lumineuses comme des guirlandes pendaient depuis les hautes ramures jusqu'au sol ou s'enroulaient autour des troncs. Le rafraîchissement nocturne avait condensé l'humidité de l'air. Toute la végétation luisait, couverte de gouttelettes scintillantes. Des insectes de couleurs vives s'affairaient en tous sens, à terre, en vol ou agrippés aux branches et aux lianes. La température était devenue très supportable, aux alentours de trente-cinq degrés. Les feuilles avaient restitué toute leur énergie aux plantes au-dessous d'elles, qui se refroidiraient doucement jusqu'à l'apparition du soleil.
Ils s'activèrent, prirent des clichés, effectuèrent des repérages. Delum furetait partout comme un enfant émerveillé. Naelmo observa avec affection sa grande silhouette qui se pliait et se dépliait face à chaque nouvelle espèce animale ou végétale. Delum était un scientifique à l'esprit rigoureux, mais habité du petit grain de folie d'une passion intense pour son travail et pour la planète qu'il découvrait et inventoriait petit à petit. Malgré ses cinquante-sept ans, ses cheveux bruns mêlés de blanc, son visage au teint mat où les rides se multipliaient, il gardait un enthousiasme intact, une fraîcheur juvénile devant la magie d'Hevéla.
Comme lui, Naelmo connaissait chaque plante déjà répertoriée, ses propriétés et ses dangers - ou ceux des animaux qu'elle abritait. C'était la condition qu'avait posée son père pour qu'elle l'accompagne. Elle n'aurait pas fait œuvre utile si elle avait dû l'appeler dès qu'elle voyait une espèce inédite pour elle ou s'il n'avait pu la quitter des yeux de peur qu'elle se blesse.
Shielfen suivait dans les traces de Naelmo. Celle-ci l'avait relégué au second plan de ses préoccupations, malgré son intention de lui donner une leçon ce week-end. Ce nouvel aspect de la forêt la fascinait, elle se demandait pourquoi tout était plus beau et plus grand ici.
Ils trouvèrent une explication plausible assez vite. Le sol était spongieux, couvert d'une sorte de mousse élastique gonflée d'eau, qui s'enfonçait sous leurs pas. On marchait sur un matelas, mais, étrangement, chaussures et pieds restaient parfaitement secs. Delum procéda à des relevés, qui montrèrent que la composition du terrain avait changé.
Pendant qu'ils analysaient et discutaient avec passion, Shielfen explorait les alentours, sans s'éloigner : la sylve n'était pas exempte de dangers, surtout dans un endroit inconnu comme celui-là. Il avait eu droit à un cours de Delum sur les principales plantes connues à ne pas approcher et encore moins toucher. La grande beltieuse, par exemple, était couverte d'un suc très allergisant. Rien de très grave, néanmoins on s'exposait à se gratter pendant des jours si on s'y frottait. La poutriène, autre espèce locale, abritait des colonies d'insectes piqueurs. Dangereux, ceux-là.
- Le mieux, c'est que tu ne touches à rien ! avait martelé Delum en conclusion.
Évidemment, Naelmo en avait rajouté, en lui dépeignant avec maints détails horrifiques tout ce qui l'attendait s'il rencontrait des tolomés, des mygranes, ou des hydres des marais, les animaux les plus agressifs d'Hevéla. Sans compter toutes les bêtes forcément féroces qu'on ne connaissait pas encore...
- Pourquoi tu crois que mon père est armé ? avait-elle ajouté, en une conclusion pleine de sous-entendus.
Les tolomés, prédateurs à six pattes et à la gueule munie d'une double rangée de dents aiguisées, ne se voyaient guère dans ces régions ; Naelmo avait omis de le préciser. La mygrane ailée des forêts, elle, ne fréquentait pas le coin à cette saison. Quant aux hydres, nommées par son père d'après une créature mythologique, on ne les rencontrait qu'aux abords des zones marécageuses. Heureusement, car elles étaient de loin les créatures les plus cauchemardesques qu'on eût repéré sur Hevéla jusqu'ici : leur vingtaine d'appendices, mi-pattes mi-têtes munis de becs acérés nourrissaient des bouches voraces et leur permettaient de se déplacer avec agilité aussi bien dans l'eau que sur la terre ferme. Si Naelmo avait aperçu des mygranes en vol, elle n'avait jamais vu ni des tolomés ni des hydres autrement qu'en vidéos. Pas plus mal.
****
Les deux matinées se passèrent sur le terrain à peu près de la même façon. Les après-midi, Delum et sa fille répertoriaient au frais dans l'abri les échantillons qu'ils avaient collectés, pendant que le garçon somnolait ou lisait.
Naelmo ne s'intéressa à Shielfen que vers la fin du séjour, découvrant avec surprise qu'il n'avait pas trouvé le temps long comme elle l'aurait cru. Il émanait de lui une satisfaction tranquille et pas l'ennui mortel qu'elle attendait. Cela l'agaça. Non qu'elle l'eût délaissé exprès ; elle avait même regretté après coup de ne pas lui avoir joué un ou deux tours, au lieu de travailler en continu avec son père. Il faut dire qu'ils avaient inventorié pas loin de vingt espèces inconnues.
- Tu ne t'es pas embêté ? demanda-t-elle au retour dans la navette, d'un ton faussement contrit.
- C'est vrai, c'est vrai, interrompit Delum, je suis désolé de t'avoir négligé autant, Shielfen.
- Ne vous inquiétez pas, répondit-il. La forêt est si extraordinaire ! C'était fascinant de vous voir travailler tous les deux. Si votre fille était aussi intéressée par l'école, ce n'est pas trois ans d'avance qu'elle aurait, mais beaucoup plus...
Naelmo traduisit pour elle-même : « j'en ai encore beaucoup appris sur toi ce week-end... »
Delum, lui, rayonnait de fierté parentale, conquis par l'adolescent. Il l'invita à revenir quand il voulait pour partager leurs explorations de la forêt.
Quel manipulateur, celui-là ! estima Naelmo.