Extrait du cours élémentaire standardisé : peuplement humain
On recense une population humaine de 246 milliards d'individus, répartie sur 46 planètes mères, 21 colonies et 11 planètes en cours d'exploration. Elle se décline en une infinie variété de types physiques, liés aux conditions planétaires, ainsi qu'à l'origine génétique des populations et à leur niveau de métissage.
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Prenant la mesure des problèmes de Naelmo, Théola l'entraîna tous les soirs à consolider la barrière qui la protégeait des autres par des exercices de méditation et de gymnastique, afin de contrôler les flux d'énergie de son corps ainsi que les vagabondages de son esprit. Cela fonctionnait... plus ou moins. Mais de toute façon, selon Théola, il ne fallait pas s'attendre à des résultats miracles. L'équilibre de l'enfance était rompu, Naelmo changeait sous l'effet de la puberté ; elle allait cheminer pendant un temps sur un sentier aux appuis traîtres qui ne demandaient qu'à se dérober sous ses pieds.
Naelmo appréciait les images que sa mère avait choisies, mais moins leurs implications.
Elle avait plaidé sans trop d'espoir :
- Maman, pourquoi je n'apprendrais pas seule pendant un moment ? Pour rester à l'abri, ne pas devoir subir ce tintamarre permanent. Je suis capable d'avancer bien plus vite par moi-même qu'en suivant les cours standards avec les autres.
- Le problème n'est pas là, ma fille, et tu le sais très bien. Je refuse que tu te singularises davantage. Nous sommes considérés comme des originaux ici, toi comme une surdouée ; je ne veux pas qu'ils laissent travailler leur imagination si tu disparais de l'école. Rien de bon n'en sortirait.
- Ils pensent déjà que je suis anormale, asséna Naelmo.
- Raison de plus pour ne pas en rajouter. Il faut au contraire te forcer à davantage d'efforts pour t'intégrer. Comment vas-tu apprendre à renforcer ta barrière si tu t'isoles ? Tu dois endurer leur présence et te dire que tu n'es pas la première. Tu n'es pas non plus seule face à cette épreuve, c'est une chance que beaucoup n'ont pas eue.
Clore la conversation en parlant de chance, c'était quand même un comble.
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Surdouée... À leur arrivée, ses parents l'avaient qualifiée de surdouée devant les autorités de la colonie, qui n'avaient pas remis ce postulat en question.
Mais ce n'était pas ça, pas du tout... Naelmo était... différente. Singulière. À l'école, elle retenait sans effort tout ce qui l'intéressait et restait hermétique à ce qui l'ennuyait.
Elle excellait dans les matières scientifiques et avait progressé en accéléré. Quant au reste... ça l'enquiquinait, comme la littérature ou les civilisations. Ça ne la touchait pas, ni les récits qu'on trouvait dans les livres ni l'Histoire de l'humanité. Et encore moins le peuplement de la Fédération, avec ses planètes dont il fallait connaître les caractéristiques sur le bout des ongles : démographie, urbanisation, terres cultivables, économie. Quelle barbe ! Ça ne parlait pas d'elle ou des gens comme elle. L'Histoire restait étrangement muette sur les télépathes, alors que sa mère lui avait dit qu'ils existaient depuis toujours, cachant leurs dons maudits pour survivre au milieu d'une population hostile.
Elle esquivait aussi tous les activités collectives, et se soustrayait souvent au rituel du sport quotidien, une pratique pourtant jugée aussi nécessaire à la santé qu'une alimentation contrôlée. Les normes fédérales étaient heureusement moins strictement suivies dans ce bout d'univers que sur les planètes majeures. Voir ses condisciples ramer, pédaler ou se tortiller sur des simulateurs la faisait grimacer de mépris. Si au moins ils étaient allés courir dans la forêt !
Dans toutes les matières scientifiques, en revanche, Naelmo assimilait tout sans effort. Elle s'amusait. Elle visualisait les mathématiques comme des énigmes élaborées stimulantes à résoudre. Les autres sciences décryptaient pour elle le monde réel, grâce à des constructions intellectuelles qu'elle jugeait élégantes, révélatrices de la puissance de l'esprit humain, seul capable d'insuffler du sens dans le chaos.
Dans ces domaines, les programmes d'apprentissage adaptatifs l'avaient propulsée d'un niveau au suivant, insensibles à l'énorme différence d'âge avec les autres que cela créait pour elle. Dans les groupes où les élèves travaillaient en collaboration, sa facilité, conjuguée à son âge, suscitait l'envie, voire la jalousie. Elle prenait pourtant la précaution de semer quelques erreurs à chaque test, selon les recommandations de ses parents. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien faire de plus ? Elle n'allait quand même pas s'arrêter d'apprendre ?
À cause de cela, certains essayaient de la rabaisser de toutes les manières possibles, de la coincer dans des situations embarrassantes ou humiliantes. Quoi de plus facile : elle avait trois à quatre ans de moins qu'eux, était petite et filiforme. Physiquement, elle ne faisait pas le poids. Et elle ne pouvait même pas déjouer tous les pièges, sous peine de leur mettre la puce à l'oreille. Alors, Naelmo naviguait entre les écueils, en prenant soin d'en heurter un de temps en temps, quand cela ne prêtait pas trop à conséquence.
Sa langue acérée, conjuguée à la rapidité de ses réparties lui évitait quand même le pire. Il existait quantité de cibles beaucoup plus faciles à saisir que Naelmo-le-hérisson.
Théola et Delum savaient tout cela, bien sûr, dans les grandes lignes ; ils la protégeaient autant que possible, mais la vie n'était pas drôle tous les jours, dans le petit monde étriqué de la colonie où rien n'échappait à personne.
Elle l'était devenue encore moins depuis que la barrière de Naelmo fonctionnait de manière aléatoire. Cela n'avait qu'un avantage : la jeune fille ne pouvait ignorer ce qui traversait les esprits de ses condisciples, en particulier quand cela la concernait.
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Justement, depuis quelque temps, un garçon de son cours de maths, Shielfen, pensait à elle bien trop souvent. Évidemment, pas question de le lui reprocher ni de lui dire de cesser. Les dents serrées, elle endurait son attention, comme une intrusion dans son intimité. Insupportable que ce type l'observe, la dévisage et en plus, s'arroge le droit de s'interroger sur elle.
Insupportable aussi qu'elle ne parvienne pas à saisir les causes de son intérêt. Il était grand, athlétique, plutôt beau, excessivement populaire à l'école. Notable aussi par une peau d'un brun profond inédit dans la colonie assez uniformément pâlotte. Ouais, éblouissant, en fait...
Elle, elle avait la poitrine encore toute plate, de longues jambes maigres et un minois rond de gamine. Elle n'était pas non plus sociable. Que voulait ce gars ? S'il n'avait jamais fait partie de ceux qui lui cherchaient des noises, il ne lui avait jamais auparavant porté la moindre attention.
Naelmo aurait dû l'ignorer ; c'était ce qu'elle aurait d'ailleurs fait en temps normal, mais ses nerfs à vif laissèrent déborder sa colère un soir. Elle l'aborda à la sortie du cours, alors qu'il était resté à fouiller dans son casier.
- Eh ! Arrête de me dévisager, OK ! Ton petit jeu ne m'intéresse pas.
Il la fixa, l'air stupéfait, tandis qu'elle tournait les talons en s'éloignant telle une furie. Trois minutes plus tard, sur le chemin de la maison, Naelmo regrettait déjà son éclat. Elle avait perçu sa perplexité : il pensait à elle, certes, mais il ne l'avait pas spécialement regardée, d'autant plus qu'elle était assise derrière lui cette fois-là.
De ce jour, la jeune fille sut qu'elle était devenue l'objet de sa suspicion. Il n'était sûr de rien, néanmoins il se demandait si sa précocité ne cachait pas autre chose. Elle vit dans son esprit qu'il avait entrepris des recherches sur le sujet, sans trouver d'éléments déterminants. Il circulait tellement d'informations fantaisistes sur les télépathes.
Elle se sentit surveillée, scrutée en permanence.
Elle aussi prit la décision de l'espionner : simple précaution ! Sportif, musicien, assez bon en classe mais sans éclat, ce charmeur de dix-sept ans était entouré d'une cour d'adoratrices. Il suffit à Naelmo de saisir au vol les pensées peu gardées de ces donzelles éperdues d'amour pour découvrir un univers qu'elle avait choisi d'ignorer jusqu'ici, le petit monde des adolescents de PortNeuf et celui de Shielfen en particulier.
Il pratiquait la natation et le vélo. Un bon point pour lui : l'équipe cycliste regroupait les rares citadins qui s'aventuraient un peu en dehors de la ville, sur les parcours tracés par Delum dans la forêt proche. Non qu'il le fasse par amour du grand air, cependant, mais plutôt pour ses admiratrices en pâmoison qui voyaient là un exercice périlleux à la hauteur de son courage sans égal. La natation, quant à elle, lui procurait l'occasion d'exhiber sa peau brun sombre et son anatomie irréprochable. L'éclairage intimiste du bassin à la tombée du soir faisait scintiller les gouttelettes ruisselant sur ses muscles à sa sortie de l'eau. Depuis qu'il s'y laissait apercevoir, la piscine attirait toutes les nymphettes de la colonie.
Elles se pressaient aussi à ses répétitions, lorsqu'il jouait de la musique avec sa bande d'amis. Force était de constater qu'elles l'idolâtraient moins pour son style que pour son look, tenues désinvoltes qui laissaient voir plus de peau brune qu'elles n'en cachaient et longs cheveux noirs crépus nattés de façon sophistiquée.
Résultat, Shielfen se faisait remarquer auprès des filles. De l'avis de Naelmo, son visage était pourtant relativement quelconque : un nez aux narines larges, des lèvres épaisses et des yeux plus sombres encore que sa peau. Mais le moindre sourire creusait sur ses joues des fossettes irrésistibles et une rangée de dents blanches conquérantes. Il n'hésitait pas non plus à s'enlaidir en exécutant quelques grimaces comiques quand l'occasion se présentait de faire rire. Il n'arrivait pas le dernier dans la course aux rendez-vous amoureux et avait perdu son innocence depuis peu, s'il fallait en croire les babillages des filles qui gravitaient autour de lui. Il aimait se mettre en avant, d'une façon humoristique et bravache qui plaisait. Un vrai séducteur né.
Finalement, tout se ramenait à ça ? Ecœurant ! Naelmo ouvrait les yeux sur une peuplade étrange, plus exotique que n'importe quelle espèce de la faune d'Hevéla. Elle termina son examen avec un sentiment de dégoût, tant ce comportement superficiel et ces préoccupations futiles - garçons ou filles - lui semblaient aux antipodes de ce qu'on attendait de colons installés aux frontières de la civilisation humaine.
Ce Shielfen deviendrait peut-être un type bien un jour, mais pour l'instant, ce n'était qu'un petit frimeur de dix-sept ans qui se croyait tout permis et cherchait à contrôler son petit monde.
Qu'est-ce qu'il pouvait bien lui vouloir ? Pourquoi cet intérêt, si manifeste dans ses pensées, dont elle se serait bien passée ?
Quelle idiote ! En l'interpellant, elle avait piqué encore davantage sa curiosité. Elle se sentit piégée : le moindre faux pas lui fournirait des indices précieux pour renforcer ses suspicions. Or, Naelmo marchait constamment sur un fil depuis des semaines. Les interrogations de Shielfen à la lisière de son esprit agissaient sur elle comme un souffle traître qui la faisait chanceler. Tomberait, tomberait pas ?
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Une fin d'après-midi, après une journée particulièrement éprouvante, Naelmo s'éclipsa avant l'heure d'une façon qu'elle crut discrète. Elle n'en pouvait plus. Sa barrière en panne sèche, elle avait dû supporter les pensées de chacun et chacune dans les cours depuis le matin. Elle se sentait gonflée comme une outre, prête à vomir les mots et les phrases qui ne lui appartenaient pas sur le sol de la classe. Elle attrapa ses affaires dans son casier en quatrième vitesse et partit en courant vers la forêt. Elle s'écroula une fois à l'abri du couvert en sanglotant, la tête sur ses genoux tremblants. Combien de temps parviendrait-elle à continuer ainsi ?
Toute la tension s'échappait peu à peu de son corps, s'écoulant avec les larmes, quand une main se posa sur ses cheveux.
- Eh ! Ça va ?
Naelmo sursauta. Renfermée à l'intérieur d'elle-même avec un succès inespéré, elle ne l'avait pas entendu arriver. Décidément, tout allait de travers.
- Laisse-moi tranquille, Shielfen ! s'agaça-t-elle en le découvrant. Qu'est-ce que tu me veux à la fin ?
- Shiel, tout le monde m'appelle Shiel. Je veux t'aider, rétorqua-il avec assurance.
- Tu ne peux pas m'aider, et je ne veux pas de ton aide.
Il éclata de rire et continua, la voix indulgente :
- N'essaie pas de me prendre de haut. Tu peux garder pour d'autres tes airs de chipie arrogante.
Il ajouta aussitôt, sur un ton railleur qui déplut à Naelmo :
- Plutôt que de t'aider, je pourrais dire à tous ce que tu es. Oh, pas la peine de te fatiguer, tu nieras devant les autres, ce sera bien plus drôle !
- Je ne comprends rien à ce que tu racontes.
- Ne me prends pas pour un idiot, Nael. Tu comprends très bien... Tu comprends très bien, puisque tu entends ce que je pense.
Naelmo ne desserra pas les lèvres. Elle se sentait vaincue, avant même d'avoir combattu. Il paraissait si sûr de lui et, au fond de lui, il était sûr, elle le lisait dans son esprit. Comment avait-il vu si bien au-delà de son comportement de petite fille sérieuse ? Pouvait-elle seulement contester ?
Il la regardait d'un air engageant, un demi-sourire sur ses lèvres pleines. Ses yeux noirs pétillaient d'amusement. Qu'il garde pour d'autres ses sourires charmeurs ! songea Naelmo. Elle ne se laisserait pas abuser.
Elle continua de garder un silence buté, menton levé. Elle ne niait pas, cependant pas question d'avouer non plus.
- Laisse-moi te dire ma façon de voir, énonça-t-il. Si tu ne veux pas que je fasse éclater la vérité et que je déclenche le plus énorme scandale depuis l'installation de cette colonie, tu vas faire exactement ce que je te demande. Mhm ! Ce serait pourtant drôle de jeter cette bombe sur leur douce tranquillité. Tu sais combien ils sont tous si travailleurs, si organisés, si conformistes. Ça produirait un effet du tonnerre !
Il s'interrompit, imaginant le tonnerre en question avec un sourire songeur. Naelmo se sentit prise au piège. Il ne bluffait pas, il contemplait vraiment le résultat d'une révélation publique avec la gourmandise de l'amateur d'attention.
Il lui laissa bien le temps de considérer, elle aussi, l'éventualité d'une catastrophe, puis reprit d'un ton sans appel :
- Pour commencer, demain matin, on se retrouve au club une heure avant les cours. Tu viendras pédaler avec moi. Tu me montreras la forêt, et moi je te promets que pousser sur tes jambes te fera oublier tes problèmes. Comme test de ta bonne volonté, tu me fourniras quelques informations par-ci par-là.
- Tu peux toujours rêver ! lança Naelmo, outrée.
S'il croyait qu'elle allait espionner pour lui, il se gourait. Et d'où lui venait cette idée grotesque de faire du vélo ?
Il rit devant son air indigné.
- Tu ne me parais pas tellement en position de négocier, Nael. Méfie-toi, je serais en mesure de réclamer bien davantage. Mes exigences restent tout à fait raisonnables, considérant ton petit secret... D'ailleurs, je ne demande pas une réponse ce soir. Tu verras toi-même d'ici demain que tu ne perds rien à essayer.
Comble de l'horreur, il ajouta, d'un ton paternel enjoué, comme s'il parlait à une toute petite fille :
- Tu sais faire du vélo au moins ?
Son rire redoubla et il balança son sac sur son épaule alors que Naelmo le fixait, déconfite, les oreilles brûlantes de fureur et de honte mêlées. Puis, sans plus la regarder, il se dirigea d'un pas chaloupé vers le club de cyclisme.
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Naelmo ne dormit pas de la nuit ou peu s'en faut. Elle oscillait entre colère et frayeur, et l'une comme l'autre l'empêchait de se concentrer sur une résolution logique de son cas.
Problème : Shielfen avait éventé son secret.
Solution ? Naelmo avait tendance à penser que tout problème pouvait trouver une solution. Pourtant, celle-ci refusait d'éclore de ses émotions désordonnées.
Au petit matin, après un court somme agité, elle se réveilla, sa fureur intacte, mais sa peur apaisée. Quelles que soient ses motivations, elle aurait juré que Shielfen n'avait pas l'intention de la dénoncer. Non, il se délectait à l'idée de jouer avec elle ou de l'exploiter. Et elle, elle ne voyait d'autre choix que de se plier à ses exigences. Sa colère n'était pas près de se calmer.
Elle résolut de ne pas en parler à ses parents. À quoi bon les inciter à précipiter un départ qu'aucun d'eux ne souhaitait ? Delum était tombé sous le charme d'Hevéla, et Théola s'épanouissait à le sentir heureux. Naelmo, elle non plus, n'avait aucune envie de quitter Hevéla. Pour où d'ailleurs ? Elle n'allait quand même pas laisser un petit maître chanteur la chasser de sa forêt ! Non, elle entrerait dans son jeu et elle verrait bien où cela la mènerait. Elle devait tâcher de tirer avantage de la curiosité de l'adolescent.
Comme promis, il la mit sur un vélo et la fit pédaler jusqu'à épuisement trois matins par semaine, avant les cours. À sa décharge, une demi-heure à transpirer suffisait à vider Naelmo de son énergie : elle n'avait jamais envisagé le sport que comme une gesticulation aussi futile que frénétique et s'en était tenue à l'écart avec détermination.
Au début, elle bouillonnait de rage, le suivait sans desserrer les dents, malgré ses tentatives pour engager la conversation. Flegmatique, il ne s'offusqua pas du manque de civilité de la jeune fille. Elle l'observait avec inquiétude et rancœur, tandis qu'il répondait à cette hostilité par une patience tranquille.
L'effort physique intense apparut d'abord à Naelmo comme une épreuve imbécile doublée d'une punition sadique. Shielfen était grand et entraîné, elle devait monopoliser toutes ses ressources pour ne pas se laisser distancer, tandis qu'il avait l'air de se balader - c'était certainement le cas. Au milieu de la deuxième semaine, elle comprit l'idée de Shielfen : tant qu'elle pédalait, concentrée sur sa fureur et sa fatigue ou espionnant Shielfen pour tenter de saisir ses motivations, elle n'entendait plus les autres. L'effet se prolongeait dans la journée, quelquefois même le lendemain. Bien plus efficace, finalement, que la méditation enseignée par sa mère.
Comment avait-il deviné que cela produirait un tel effet ? Si elle lui posait la question, cela signifiait qu'elle devrait lui parler ; or, elle ne lui avait plus adressé la parole depuis qu'il la faisait chanter, se murant dans un silence qu'il avait échoué à rompre. L'espionner ne donnait rien : elle voyait l'immédiat - des images, des pensées éparses -, mais rien de construit ni de complexe. L'espionnage, le vrai, celui qui dévoilait les scandales intimes et escamotait les secrets d'État, cela n'avait rien d'inné. Naelmo n'entendait les choses qu'au hasard, rarement avec la clarté qu'elle aurait souhaité. Avec sa télépathie, surtout en ce moment, elle captait l'équivalent de bribes crachotantes de conversation entremêlées.
La curiosité prit le pas sur la colère. Naelmo se décida à interroger Shielfen le lendemain, à vélo :
- Comment tu savais que ça marcherait ? lâcha-t-elle sans prévenir, en se plaçant à sa hauteur.
Il zigzagua de surprise, sa roue avant glissa sur la terre mouillée et il ne se rattrapa que de justesse. Il freina avec précaution puis s'arrêta tout à fait, posant un pied à terre.
- Parce que ça fonctionne ? demanda-t-il en souriant. C'est vrai que tu parais aller mieux, Nael.
Naelmo le scruta avec une moue boudeuse. Avait-il réellement fait cela pour l'aider, comme il l'avait prétendu au début ?
- J'ai un cousin spion ; c'est comme ça qu'il s'en est sorti, quand il a commencé à entendre tout à l'adolescence.
Naelmo tapa son guidon du plat de la main.
- Qu'est-ce que tu cherches, à la fin, Shiel ? Je ne t'ai rien demandé, moi !
- Malgré tes manières de pimbêche, tu es la seule personne intéressante dans cette ville ennuyeuse. Je veux savoir comment ça fait de voir les pensées des autres. Tu me montreras. Et puis, il n'y a pas que ça. Je veux apprendre à connaître la forêt. Toi, tu y vas avec ton père.
- Je veux, je veux... Et si je refuse ? Tu comptes toujours me menacer ?
- Si c'est l'unique moyen...
Naelmo grogna d'exaspération. Ce garçon possédait le don de l'énerver au plus haut point. Tout lui donnait envie de le gifler : sa curiosité sans limites, son assurance infernale, son attitude tyrannique envers elle. Là, tout de suite, sa mine de bon samaritain fier d'avoir accompli sa mission l'insupportait encore davantage que tout le reste.
- Ça ne te gêne pas que je t'espionne ?
Elle s'était exprimée sans paroles, directement dans son esprit. Cette fois-ci, elle avait réussi à le sortir de sa quiétude. Il lui lança un regard anxieux, qu'elle vit reflété dans ses pensées. Cela ne dura qu'un instant :
- Ce sont les effets secondaires inévitables, philosopha-t-il. Quand on tient une chèvre par la queue, il faut se préparer aux coups de cornes.
Naelmo frappa de nouveau sur son guidon, outrée par la vision d'une jolie chevrette blanche bêlante, très nette dans l'esprit du garçon. Il le faisait exprès, se concentrant sur l'image, conscient qu'elle l'épiait.
Elle démarra, écrasant ses pédales avec rage :
- Je te déteste ! Et je déteste aussi quand tu m'appelles Nael.
Elle entendit Shielfen rire, alors qu'il s'élançait pour la rattraper. C'était la première fois qu'elle passait devant...