Extrait du cours élémentaire standardisé : peuplement humain
11 planètes se sont maintenues en dehors de la Fédération par choix ou en raison de leur éloignement. La plus connue est aussi la plus centrale : Ione, planète des tempêtes, est née de l'occupation illégale d'une terre déclarée impropre à la colonisation. Malgré des conditions peu favorables, elle a prospéré et se retrouve aujourd'hui propulsée sur le devant de la scène en abritant la Fondation Eckarn, sur laquelle repose entièrement le développement du programme hyperespace.
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Les semaines suivantes, Shielfen se rapprocha encore davantage de Naelmo. Il vint s'asseoir à côté d'elle en cours de maths spatiales, déclenchant la surprise de son groupe de copains.
- Il faut que tu m'aides, lui déclara-t-il silencieusement.
Naelmo avait expérimenté avec Shielfen la communication mentale qu'elle employait quelquefois avec son père. Il pensait à son intention, et elle lui répondait. Encore un talent qu'elle utilisait sans effort, mais qui n'avait rien de banal, elle s'en rendait compte à présent qu'elle avait grandi.
Petite, Naelmo croyait que tout le monde était comme elle. Très vite, elle avait réalisé que sa mère et elles formaient un clan à part. Récemment, Naelmo avait dû se rendre à l'évidence : personne n'était comme elle, même pas sa mère.
Les télépathes comme Théola sentaient l'humeur de ceux qu'ils approchaient et percevaient quelques pensées de manière plus ou moins précise, selon l'effort exercé et leur degré d'entraînement. Ils ne pouvaient en aucun cas déplacer des objets à distance, comme Naelmo le pratiquait avec naturel.
La possibilité de déposer ses pensées dans l'esprit de Shielfen, comme si elle lui envoyait un message, faisait également partie de ces exploits hors de portée des télépathes ordinaires. Ils « entendaient », mais ne « parlaient » pas.
Shielfen n'aurait pas pu s'en soucier moins, puisqu'il ignorait ce détail. Il usait de plus en plus du procédé, ravi de posséder un moyen de dialoguer en classe avec elle, pour dissiper l'ennui des cours.
- Tu comprends tout sans effort.
Son ton accusateur amusa Naelmo. Pourquoi aurait-elle dû s'en excuser ?
En général, elle se retrouvait toute seule devant l'application d'apprentissage, alors que les autres travaillaient en groupe, par deux ou par trois, comme on les y encourageait. Elle s'en fichait, parce qu'ainsi, elle finissait avant eux, tout en ayant résolu un plus grand nombre d'exercices et accumulé davantage de points.
Les points... Même ici, sur cette terre reculée, le programme d'élite de la Fédération avait tout perverti. Le gouvernement fédéral promettait une éducation hors pair et surtout hors planète à tous ceux qui atteignaient l'excellence en science. En gros, cela signifiait comprendre les subtilités de la théorie de l'hyperespace, ce qui, au niveau de la classe de Naelmo, se traduisait par un début de maîtrise des mathématiques qui en constituaient le langage. Les autorités fédérales nourrissaient le projet de former une armée d'ingénieurs capables de rivaliser avec ceux de la Fondation Eckarn, qui détenait encore aujourd'hui un monopole absolu sur l'hyperespace.
- Tu veux entrer en lice pour le programme hyperespace, toi aussi ? railla-t-elle.
Shielfen rougit et fit mine de se concentrer sur le texte à l'écran. Il s'appliquait tant à afficher en toute circonstance un air désinvolte comme si rien n'avait d'importance ; une telle ambition ne collait pas du tout avec son image...
- Quelques centaines de personnes par an, sur quelques centaines de milliards d'humains... Une chance sur un milliard ! Tu y crois vraiment ? continua Naelmo.
Shielfen se défendit, vexé :
- Je sais bien que je ne suis qu'un garçon ordinaire ; je ne suis pas hors du commun, comme toi. Mais quoi que je veuille devenir, toute la sélection est basée sur ces fichues maths : si je ne franchis pas ce cap, je serai à jamais coincé ici, à jouer les colons sur ce bout de planète.
« Elle est très bien cette planète », pensa Naelmo. Pourtant, elle ne transmit pas cette réflexion à Shielfen, se contentant de le regarder avec un petit sourire. Finalement, cela lui plaisait assez qu'il se révèle moins superficiel qu'il le laissait voir...
Devant son absence de réaction, celui-ci enchaîna :
- Eh, ne me dis pas que tu aspires à passer ta vie dans ce trou perdu du fond de l'univers ?
Elle haussa les épaules, comme si la question ne valait même pas une réponse. Pourtant elle devait bien s'avouer qu'elle ne se l'était jamais posée...
- D'accord, je t'aide, décida-t-elle en ignorant son intervention, mais il va falloir que tu sois un peu plus gentil avec moi, à l'avenir.
Et elle commença à lui expliquer à voix haute les définitions du jour.
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Naelmo était absorbée dans un cours sur le peuplement humain. Le nenem somnolait sur le lit, à côté d'elle, dépité qu'elle ait choisi l'étude plutôt qu'une balade en forêt. Il releva la tête et protesta dans son drôle de langage, en modulations sur trois notes se terminant par une interrogation
- Mi la sol ?
- ...
- Mi la sol ?
Cela ne suffit pas à distraire Naelmo. Le petit animal se leva, s'étira et s'éclipsa sans qu'elle relève la tête, pressé d'aller se nourrir des insectes qui entamaient leurs activités dès la tombée du jour.
D'un niveau intermédiaire, le cours offrait la possibilité à Naelmo d'approfondir ce qu'elle souhaitait : un cours était associé à un autre, on naviguait entre les sujets, entre les planètes ; on se retrouvait dans la métropole de Belquar - LA métropole, qui couvrait presque toute la surface du globe - alors qu'on était partis de la jungle sauvage d'Ione ou des mers de Kosimar.
Ce genre d'exploration l'aurait ennuyée à mort une semaine plus tôt ou carrément endormie. Naelmo avait toujours été incapable de se concentrer quand cela ne l'intéressait pas. Son esprit vagabondait, ou alors elle piquait du nez, hypnotisée par les mots qui défilaient sur l'écran devant elle.
Là, depuis la remarque de Shielfen, les interrogations tournaient en rond dans sa boîte crânienne. Cela aurait sûrement paru idiot à l'adolescent, mais elle ne s'était jamais encore projetée au dehors du cocon familial, dans un monde hostile aux gens comme elle... Elle préférait la compagnie de ses parents à toute autre et, en dehors d'eux, elle ne se sentait bien que dans la forêt...
Cependant, au fond d'elle-même, elle savait bien que l'univers était vaste et ne se résumait pas à un lieu inhospitalier pour les télépathes. Avait-elle vraiment envie de se cacher à jamais dans un trou de souris ?
Naelmo avait donc décidé de se construire une vision du monde extérieur à Hevéla, entreprise qu'elle avait soigneusement esquivée jusqu'ici. La tâche se révélait intimidante, considérant la quantité d'informations à ingurgiter sur chaque planète. Mais sa nouvelle motivation disciplinait son esprit, qui avalait sans rechigner tout ce qu'elle lisait. Naelmo se réveillait un peu plus éclairée chaque matin et se demandait comment elle avait pu rester aussi niaise, à ignorer la richesse étonnante de l'univers au-delà d'Hevéla. Un aveuglement volontaire et pour le moins stupide...
On trouvait de tout sur les planètes investies par l'homme : déserts de glaces, étendues de laves déchiquetées, mers empoisonnées ou jungles impénétrables. Mondes à l'hyper-technologie conquérante ou communautés rétrogrades vivant des produits de la mer et du sol. Villes tentaculaires sous le ciel pourpre de Pellios ou métropoles enfouies au fond des canyons d'Oolkyuth, abritant des humains pour qui le mot « ciel » ne revêtait aucune signification concrète. Et tout cela en mouvement, subissant une évolution accélérée depuis que l'hyperespace avait supprimé les distances entre des cultures séparées par des années de voyage.
Naelmo éteignit son écran, les yeux rougis de fatigue, la tête farcie d'images et de chiffres :
- Je vais dans la forêt, je rentrerai pour le dîner ! lança-t-elle en sortant vivement, sur la piste du nenem.
Certaines choses restaient quand même prioritaires.
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Maintenant qu'elle avait décidé de s'ouvrir au monde extérieur, un sujet turlupinait Naelmo ; une question qu'elle avait esquivée jusqu'ici, et dont la réponse ne figurait nulle part, dans aucune encyclopédie ni aucun coin du grand réseau fédéral.
Pourquoi Naelmo n'était-elle pas comme sa mère ?
Naelmo n'était comme personne et ça, chacune des deux faisait semblant de l'ignorer depuis trop longtemps. Une fois triées les bêtises, ce qu'on lisait sur les télépathes montrait qu'ils ressemblaient à Théola, pas à Naelmo. Pourquoi était-elle si différente ? Existait-il d'autres personnes comme elle ? Cela donnait aussi un relief particulier à la question de ses origines.
Après le dîner, Naelmo vint trouver Théola, en train d'écrire son journal sur le long bureau qu'elle affectionnait, simple console poussée contre la baie vitrée. En arrière-plan, comme toujours ici, la forêt et sa lumière fantomatique ; devant, la petite serre où poussaient des plantes étrangères à la planète. Elles y étaient recluses, mais s'en satisfaisaient, donnant à la famille des légumes toute l'année.
- Pourquoi tu m'as adoptée ? Pour ne pas être seule ? Parce que j'étais comme toi ?
Théola sursauta et releva les yeux, encore à demi dans sa rédaction. Elle fit oui de la tête, puis non, mais ne continua pas, peu habituée de la part de sa fille à ce genre de questions abruptes, presque criées dans son esprit. Naelmo s'entêta, décidée à ne pas lâcher :
- Mais je ne suis pas comme toi. Tu le savais en m'adoptant ?
Théola leva la main, lui faisant signe de patienter, réfléchissant avant d'expliquer :
- Je l'avais compris. À un an, tu parlais déjà dans mon esprit. La plupart des télépathes se révèlent à l'adolescence, tu le sais bien.
Naelmo se sentit déçue. Alors sa mère ne connaissait rien de plus ? Elle avait juste remarqué que sa fille était différente ?
Mais celle-ci continuait, ressentant chez Naelmo le besoin exacerbé d'explications.
- Ce n'est pas pour cela que je le savais. Je le savais, parce que quand j'étais adolescente, j'ai rencontré quelqu'un comme toi.
Théola se rencogna dans son fauteuil en soupirant, le regard lointain.
Exultante, Naelmo s'assit sur le tapis moelleux, ceintura ses genoux de ses bras et fixa son attention sur sa mère.
- Quand je me suis enfuie de chez moi, après la révélation de mes dons, j'ai survécu deux ans en marge de la société, en me débrouillant comme je le pouvais. C'était dur, je ne mangeais pas à ma faim tous les jours, j'avais souvent peur. Et puis un jour, j'ai eu l'immense chance de rencontrer un homme et son fils. Le petit garçon avait trois ans, il était comme toi. Son père m'a embauchée, et je me suis occupée de lui pendant trois ans. Je ne peux pas te donner son nom. Pas tant que tu n'es pas parfaitement protégée. Mais je peux te parler de lui.
Naelmo ne comprit pas ce que signifiait « parfaitement protégée », toutefois elle laissa filer pour le moment. Il existait donc d'autres personnes comme elle ? Elle regarda sa mère avec espoir et un peu de reproche. Pourquoi ne lui avait-elle rien dit plus tôt ?
- À trois ans, il faisait tout ce que tu as découvert toi aussi vers cet âge : me confier ses pensées, sentir les émotions autour de lui. Ensuite, en grandissant, de nouvelles facultés étranges ont émergé. À six ans, il pouvait ouvrir les serrures magnétiques, allumer ou éteindre des appareils électriques et faire bouger des objets pas trop lourds. J'ai dû le quitter, parce que j'ai retrouvé mes parents, et nous sommes partis de Chuoo, mais j'ai su qu'il avait continué à développer ses étonnantes capacités à manipuler les champs d'énergie.
Naelmo secoua la tête, perplexe. Manipuler les champs d'énergie ? C'était ce qu'elle faisait, elle aussi, quand elle déplaçait des objets ? Ouvrir des serrures, ça, elle n'avait jamais essayé...
Consternée, elle mesura d'un coup toute l'étendue de son ignorance.
- Pourquoi tu ne m'as jamais expliqué ça avant ?
Théola croisa les bras. Elle parut soudain vieille et lasse, comme si elle portait un poids très lourd depuis trop longtemps :
- Je voulais te protéger. Préserver ton innocence et ta spontanéité. Mais tu as treize ans maintenant. Je n'ai probablement que trop attendu...
Théola fit une pause ; le silence s'étira, empreint de solennité. Elle ajouta, tout haut, sur un ton attristé :
- J'aurais tant aimé que tu restes ma petite fille, encore des mois et des années, ici avec nous...
La gorge de Naelmo se serrait à présent. Quoi que sa mère dise, elle comprenait que cela marquerait la fin d'une époque, la fin de son enfance. En toute honnêteté, elle sentait bien depuis quelques semaines que ce temps était compté...
- Ce jeune garçon, continua-t-elle silencieusement, vivait dans un monde plus hostile que le tien. Nous avons cherché ensemble le moyen pour lui de se préserver des périls. Il l'a trouvé et pris conscience de certaines choses. Est venue l'heure pour toi d'en prendre conscience à ton tour.
Après une grande inspiration, Théola se mordit les lèvres et termina d'un trait :
- En inventant une façon de se protéger, il a compris que ses dons étaient dangereux, ou plutôt faisaient de lui quelqu'un de dangereux. Il a découvert qu'il était susceptible de tuer quelqu'un par la seule force de son esprit. Il en a conclu que les gens comme lui ne pourraient jamais, jamais, vivre au grand jour parmi les humains ordinaires.
Naelmo ne dit rien, le cerveau en désordre, incapable d'aligner deux pensées cohérentes. Une angoisse énorme venait de s'abattre sur elle. Depuis des jours, la barrière qui l'isolait des autres lui paraissait fine et fragile comme une feuille de papier... Possédait-elle vraiment des talents aussi redoutables que ce garçon ? Quel risque courait-elle d'en perdre le contrôle ? De tuer quelqu'un par accident, ou par maladresse ?