La marche reprit, plus cordiale qu’avant. Lione se révélait être un jeune homme plein d’humour et de gentillesse. Les cailloux et la roche commençaient enfin à disparaître pour laisser place à une verdure tendre. Après quelques jours à s’esquinter les pieds et à abîmer leurs bottes, ils débouchèrent sur une vallée qui changeait drastiquement du paysage qu’il avait traversé depuis la carrière du Faucon. Un air humide avait remplacé le sec, une brume flottait au-dessus des champs d’herbe verte.
La discrétion n’était plus de mise, il fallait aller jusqu’à Tomar, la ville la plus influente de la région afin d’espérer trouver la troupe. Ils rejoignirent une des artères de la route principale, fréquenté seulement par les villageois. Ils privilégièrent les chemins en terre boueuse car les nouveaux engins roulants de l’armée ne s’y aventuraient pas.
Lione devait couvrir son crâne rasé, trop associé aux soldats, où un petit duvet commençait à pousser. Lyna se rendit dans une petite boutique au bord d’une route afin de lui trouver un couvre-chef. Lione avait d’abord refusé mais elle avait insisté. Elle tenait à évaluer elle-même la situation. Elle craignait qu’on la reconnaisse et avait longuement observé le magasin avant d’y entrer, cachée dans des fourrés.
Mais en apercevant la propriétaire, fripée comme une pomme avec des lunettes grossissantes sur le bout extrême du nez, elle s'était décidée. La vieille marchande ne l’avait ni reconnue, ni bien vue à vrai dire. Lyna en avait profité pour glaner quelques informations sur leur itinéraire qui restait très flou hormis la directive d’aller à Tomar. Visiblement, les sortir du pays n’était pas la priorité du Club des Mémoires d’Or, les mettre en sécurité avait suffi pour l’instant.
De retour avec le chapeau et le journal, elle rejoignit Lione dans une clairière non loin, où ils avaient posé leur campement. Campement qui se résumait à deux sacs à dos. Penché sur un rocher, Lione étudiait avec concentration une fiche remplie de chiffre, frappée d’un logo noir où se dessinait une vague rouge. Elle le reconnut sans mal, c’était le symbole de l’armée.
Elle lui lança le chapeau qu’il attrapa au vol, puis elle se mit à lire les nouvelles. Rien de particulier sur elle, aucune photo pour l’instant. Elle trouvait très suspect qu’aucune image ne soit publiée dans la presse afin de la capturer plus vite.
Rien d’intéressant ne remplissait les pages noires d’encre, ce qui n’était pas étonnant si les journaux étaient contrôlés comme l'affirmait Kami. Elle eut un pincement de déception en voyant la date. La revue datant de la semaine dernière, quelques jours avant le Cube de Verre. Elle ne pouvait rien en tirer. Un détail finit cependant par attirer son attention.
-Il y a une gare pas loin, déclara Lyna à Lione toujours occupé à observer ses chiffres en colonnes. En une ou deux heures, nous serions à Tomar.
-Je sais, répliqua Lione sans relever la tête. Mais comment veux-tu que nous montions dans le train? Les passages sont surveillés. Non, nous devons continuer à pied.
Lyna s’assit par terre, frustrée à l’idée de marcher encore plusieurs jours.
Lione détacha ses yeux de la feuille pour lui tapoter l’épaule.
-Allez, ne fais pas cette tête! Quand on sera à Tomar, tu oublieras toutes ces heures à avoir mal aux orteils.
-J’en ai marre, se lamenta-t-elle en posant sa tête à même le sol. Et puis ce n’est pas dangereux d’aller dans une ville aussi fréquentée?
-C’est dangereux partout. Quand nous aurons trouvé les artistes, nous aviserons ensuite. Passer les frontières sans eux, c’est aussi intelligent de de se rendre directement dans une caserne militaire. Avec la surveillance accrue en plus, impossible. Peut-être que la troupe possède un Pass. Ils sont assez connus pour en avoir un.
Lyna approuva de la tête, déprimée.
Le temps était gris quand ils quittèrent la clairière. Un épais nuage de brouillard pesait sur la cime des arbres bordant la route et une bruine incessante, mouillait petit à petit leurs affaires. Les températures estivales avaient chuté. L’atmosphère était aussi lourde qu’avant un orage. Difficile de croire que c’était l’été.
Ils dépassèrent le panneau cabossé de Midal, village qui abritait la gare ferroviaire. Une affiche longue en tissu affichait le portrait de Larry Wilar, le candidat et champion de la Région 4. Son visage jovial en noir et blanc était aussi grand qu’une maison. À ses côtés, le visage démesuré d’un beau jeune homme affichait “Leonard Bucker pour le condamné Matteo Verne”. Deux textes en lettres rouges expliquaient en détails les méfaits des criminels.
Le lieu était aussi maussade que le temps. Les bâtisses de pierres grises suintaient l’humidité. Les jardinets aux clôtures rouillés étaient délaissés et en friche, le seul établissement animé semblait être un bar d’où on pouvait entendre des rires gras. Il y avait également un petit bureau de poste qui avait dû se réinventer pour accueillir les donations des habitants pour le Cube de Verre. Les paris étaient encouragés et l’argent versé permettait aux candidats de bénéficier d’avantages lors de la compétition.
L’atmosphère de Midal était étrange, lourde, les volets étaient fermés, les visages aussi. Des corbeaux perchés sur les rares antennes téléphoniques surveillaient en croassant.
Les deux fugitifs gardaient la tête baissée sous leurs capuches quand Lione l'arrêta brutalement. Sa main brusque se posant sur son épaule la fit sursauter. Des chiens errants se mirent à aboyer.
-Regarde à droite.
Elle s'exécuta et eut le souffle coupé.
Sur la place minuscule du village où une vieille fontaine trônait, un écran géant relatait les péripéties du Cube de Verre. Des visages fatigués et apeurés se disputaient la victoire. C’était les premières journées, la compétition avait à peine commencé.
Et à côté, sur une affiche de plusieurs mètres, le visage agrandie de Lyna fixait les rares passants.
Cette Lyna était bien différente. Elle était plus jeune, l’air renfrogné, avec ses cheveux longs autour de son visage. Des ombres avaient été ajoutées, rendant son expression sombre et cruelle. L'inscription “Criminelle recherchée” en lettres rouges sang rendait le tout bien plus gore, qu’il ne devait l’être au départ. À côté, deux affiches moins conséquentes présentaient un homme et une femme accusés de trafics illégaux.
Lyna eut soudain l’impression que les rares passants la fixaient d’un air accusateur. Les visages déformés des épouvantails l’épiaient et la statue la montrait du doigt et non plus le petit enfant sculpté à ses côtés. Lione coupa court à sa paranoïa.
-On est dans la …commença-t-il en s'arrêtant soudain.
Il la poussa sans prévenir dans un cabanon miteux à quelques mètres d’eux, au abord d’une maison. Elle s’écrasa contre les planches et sa tête heurta une planche cloutée. Elle retint un hurlement de douleur.
-Mais…
Il posa un doigt sur ses lèvres, le regard inquiet. Elle se tut et regarda au travers des planches pour comprendre ce qui lui avait valu cet accès de violence. Des soldats sortaient du pub devant lequel ils se tenaient quelques instants plus tôt.
Ils portaient des masques à bec comme au temps de la peste. Leurs tenues étaient sombres, et leurs armes lourdement chargées dans leur dos montraient que ce n’était pas de simples patrouilleurs. Ils avaient le brassard rouge et noir au bras.
-Ils nous ont vu?
-Non, sinon il ne resterait pas là planté à discuter. Ils devaient être dans le bar. Heureusement que nous ne nous sommes pas approché des affiches. Nous sommes déjà bien assez louches, à voyager seuls. Il faut qu’on atteigne Tomar rapidement. Kami nous a dit qu’on serait plus en sécurité là- bas. Nous allons tenter le train, tant pis. L’armée est plus répandue que je ne le pensais.
-C’est quoi cette tenue?
-Ce sont des Pisteurs. Ils traquent les gens.
Lyna continuait d’observer les soldats qui s’étaient remis en chemin. Que serait-il arrivé sans la vigilance de Lione?
-Nous allons attendre qu’ils s'éloignent… souffla-t-il en se tournant vers elle. Je ne t’ai pas fait mal au moins? J’y suis peut-être allé un peu fort, s’excusa-t-il.
-Non à peine, répondit Lyna qui voyait encore trouble. J’ai presque un clou enfoncé dans le crâne.
-Désolé, l’habitude, dit-il en souriant.
-Tu as l’air bien désolé, grogna-t-elle.
Lyna se réveilla en sursaut au son de la locomotive. La gare était aussi vieille et rabougrie que le village. Le train à vapeur était étonnamment imposant pour un lieu aussi petit. Il provenait des villes les plus riches afin de rapatrier les matières premières et surtout les bovins. Au vu des voitures, il n’y avait pas de passagers dans celui-ci et aucun des wagons ne semblait chargé.
Lyna et Lione attendaient dans un ancien entrepôt désaffecté de bobines de fers, à présent vide. Lione avait tenu à observer avant d’agir, malgré la menace imminente des soldats. Lyna s’était endormie et n’en était pas bien fière. Lione était posté derrière une fenêtre. Les volets fermés tombaient en lambeaux. Il examinait avec attention des détails que Lyna ne percevait pas. En proie à une agitation nerveuse, il serrait constamment la mâchoire et gardait les sourcils froncés.
Elle s’approcha doucement de lui et s’accroupit à ses côtés. Elle posa sa main sur son bras agité.
-Tu as vu quelque chose?
-Oui, pleins en réalité. Le gardien vérifie chaque wagons avant de le cadenasser. Cela veut dire qu’il est impossible de grimper après la vérification, ni avant sous peine d’être vu. Or, ce sont les voitures qui transportent les animaux. Et il est obligatoire d’avoir une aération sinon il n’y aurait pas de lumière et cela ferait paniquer les bovins. Elle doit être sur les toits.
Lyna le considéra, impressionnée.
-C’est une bonne nouvelle. A-t-on assez de temps pour grimper dedans?
-Non, il faudra attendre le prochain en espérant que les soldats ne se tâtent pas à aller vérifier les usines abandonnées. Le prochain vient de Stari, une ville pauvre. Nous serons seulement le deuxième arrêt. Et ce n’est pas une ville qui possède des animaux à commercialiser donc les wagons seront certainement vides.
Lione semblait hésitant quant à la faisabilité de son plan.
Ils attendirent donc le second train en provenance de Stari, le sac à dos sur les épaules, solidement attaché. La main de Lione tremblait, sans qu'il puisse la contrôler.
-On va y arriver, chuchota -t-elle en posant sa main sur son avant-bras.
Il hocha vigoureusement la tête mais retira son bras, gêné par le contact physique. Lyna soupira et reporta son attention sur les rails. Le sol commençait à trembler indiquant l’entrée en gare du train. Une fois le train stoppé, l’agent de vérification s’occupa d’ouvrir les portes coulissantes des compartiments. La vapeur blanche sortait de sous les roues et enveloppait l’air d’un brouillard chaud. Étrangement, il ne vérifia pas l'intégralité des voitures. Il en sauta au moins trois et passa aux suivants.
Ils attendirent qu’il verrouille le dernier wagon. Lyna croisa les doigts pour que le train respecte la loi et possède l’ouverture conforme afin qu’ils puissent monter. Elle n’était pas rassurée, il faudrait monter très rapidement sans se faire voir, se plaquer sur le toit et réussir à enlever la plaque d’aération. Le plan lui paraissait soudain assez stupide et particulièrement bancal.
À l’instant où le surveillant lâcha le dernier cadenas rouillé pour contourner le train afin de donner le signal du départ, Lyna bondit par-dessus le muret de la fenêtre en ouvrant les volets. Elle regarda un instant autour d’elle avant de s’élancer, suivie de Lione. Elle prit son élan et sauta du quai pour s’agripper aux imperfections de la taule. Elle tenta d’attraper le rebord du toit mais elle était trop petite. Lione qui s’était perché en un rien de temps lui tendit les bras, qu’elle attrapa. Il la hissa et elle s'aplatit immédiatement sur le toit.
Allongés sur le métal glissant, ils rampèrent vers la grille d’aération. Elle était lourde et vissée mais quand Lyna tenta de la déplacer, elle bougea dans un bruit de ferail. Elle la lâcha immédiatement.
-Moins fort! chuchota furieusement Lione.
Elle lui adressa une grimace d’excuse.
-Tu peux attraper le tournevis dans ma poche arrière? La plaque n’est pas bien vissée.
Elle s’exécuta.
Elle glissa sur son ventre afin d’atteindre la poche arrière du sac où elle finit par dénicher le tournevis. Il était temps, le train avait commencé à trembler, menaçant de partir. La locomotive siffla et lâcha un panache de vapeur blanche qui les entoura comme un nuage.
Elle le tendit à Lione qui devissa aussi rapidement qu’il le put les onzes vis branlantes. Il attrapa la grille et la souleva.
-Vas-y, je te suis, dit Lione essoufflé.
Elle s’avançant vers l’ouverture et dut se retourner pour entrer les pieds et non la tête en premier. Elle se laissa glisser dans le wagon. Le train s’était tout doucement mis en marche.
-Envoie-moi la grille!
Elle tomba et Lyna la rattrapa de justesse avant qu’elle ne tombe dans un bruit assourdissant. Elle souffla, la plaque était bien plus lourde qu’elle ne l’avait cru.
Lione se pencha sans prendre la peine d’entrer par les pieds et s’affala sur la plancher. Le bruit fut couvert par la locomotive qui signala le dernier signal du départ. Le train se mit en branle dans une puissante secousse. La cloche de la gare retentit, éraillée et inquiétante.
C’était le départ pour Tomar.
ecousse. La cloche de la gare retentit. C’était le départ pour Tomar.