Poison cuit poisson cru

• Sonja •

            Shan s’endormait enfin. Jamais, à l’exception de Maëlan, je n’avais vu quelqu’un au sommeil aussi agité. Des heures que je guettais sa respiration dans l’attente de l’instant où elle se laisserait emporter !

            Quelle bande d’inconscients… j’aurai pu profiter de ce moment pour les égorger un à un, sans même qu’ils ne s’en rendent compte. Mais je ne me salirai pas les mains ; les sentinelles s’en occuperaient à ma place.

            Les convaincre de partir à la première heure demain ne fut pas de tout repos. Brocéliande semblait affreusement pressée de quitter Wallis, au risque de mettre mon plan en péril. Une nuit de sommeil me permettrait de rejoindre mes camarades. Que ces fichus mages s’estiment heureux ; Victoire ne saurait rien de leur existence. Je ne voulais pas avoir la mort des triplés sur la conscience. Un autre massacre me pèserait trop. Ainsi, les ésotériciens repartiraient dans leur cité et nous reconstruirions les nôtres.

            La phonoplume de Trafalgar Muche me glissa entre les doigts. Heureusement, la couverture sur laquelle je reposais étouffa le bruit de sa chute. Je m’écartai du campement improvisé pour rejoindre le porche de l’église.

            Le froid me saisit. Quelle idiote ! Dans l’obscurité du lieu saint, j’avais oublié de remettre mes chaussures. De grosses gouttes de pluie glacées martelaient la façade du bâtiment. Je me recroquevillai au plus près de la porte pour ne pas me retrouver trempée ; les sculptures qui l’ornaient protégeaient ma tête de la tempête.

            Ce temps me convenait ; je préférai le sifflement des bourrasques au ronflement de Brocéliande. Au moins, la fraîcheur me maintint éveillée pour ma petite expérimentation.

            J’observai une dernière fois les gravures de la phonoplume. Plutôt joli. Un travail d’une précision surprenante pour un adolescent des bas-fonds. Quoiqu’il s’agissait probablement d’un outil dérobé à ces nigauds de touristes, un de ces jours de foire où l’on voit passer tant de monde qu’on en oublie de surveiller ses poches.

            Je sortis un calepin de ma veste et notait en toutes lettres : Phonoplume de Trafalgar Muche, premier essai, six octobre 231.

            Une fois remonté avec mes quelques mots, l’ustensile cliqueta. La voix nasillarde de notre assassin éclata entre deux grésillements. Tandis qu’il parlait, je m’efforçais de retranscrire ses considérations le plus fidèlement possible.

            — Douze décembre. Ils n’y ont vu que du feu. Un entraînement du chef Tilleul vaut mieux que cent tournois de cette gamme. C’était de la rigolade. Je n’arrive pas à croire que ces mécanistes à la noix aient échoué sur une machine aussi basique. Et dire qu’ils me prennent pour un des leurs ! Même un mioche aurait pu saboter ce contrôleur automatique. J’aimerais voir la tête des agents ferroviaires demain matin, quand leur jouet se mettra à faire n’importe quoi !

      Un soupçon d’amertume me serra la gorge ; j’entendais le rire d’un enfant mort sous mes yeux. J’entendais aussi le rire de l’assassin du treize décembre, à l’origine d’un incident de train dont trois personnes ne sont jamais revenues.

      — Neuf janvier. Nous ne sommes plus que dix dans la sélection. Je me demande quelle sera la dernière épreuve. Seuls les cinq premiers pourront rencontrer cette crapule de Malherbe. J’ai hâte. J’ai vraiment hâte de savoir ce qu’il peut se passer dans la tête d’un monstre. Je me fiche de son argent. Qu’il le garde ! Je ne suis pas l’un de ces mécanistes corrompus.

      Je relevai la plume de mon carnet. Un tournoi ? Une sélection ? Trafalgar Muche n’était-il finalement qu’un rouage de l’attentat ? Mon hypothèse me parut soudain plus probable. Il était clair qu’un enfant de son âge n’avait pu ruiner la Pangée entière.

            Le nom de Malherbe me donna un haut-le-cœur. Ce Malherbe… le père de Cyrélien. Le directeur des usines de Magellan et ministre du Méridien. Il était encore trop tôt pour deviner le lien qui unissait Trafalgar à cet arriviste avide de pouvoir. Je soulignai de deux gros traits le dernier terme qui me frappa : « corruption ».

            Moi aussi, je savais déboulonner les rotules d’un automate et faire tourner en bourrique une sentinelle abandonnée. C’était même un jeu très courant des contrebandiers : qui déraillerait le plus d’engrenages sans se faire prendre. Mais jamais, en cinq ans de pratique, je n’avais entendu parler d’une telle « corruption ». Pourquoi Malherbe voudrait-il saboter ses propres machines ?

            — Dix Shrrrranvier. Le Krskrshhh me traque. Je me trompais sur Shrrrroute la ligne. Les ésotéri–ShrrrShrrrr

            La phonoplume s’éteignit après une série de grognements insupportables. Que lui arrivait-il ? Elle semblait endommagée. Formidable ! Mes dernières pistes partaient en fumée avec les questions que soulevait sa phrase inachevée. Quel lien unissait les ésotériciens à ce grabuge ? Tout le monde savait que Fluide et technologie se détestaient depuis toujours.

J’étirai mes muscles engourdis. Mon corps réclamait une bonne nuit de repos. Dès mon arrivée au bivouac, j’annoncerai aux contremages que Cyrélien avait péri au combat et que sa montre – bien calée dans une de mes poches – ornerait bientôt le bureau du Méridien.

            Mon pied glissa sur une dalle mal fixée. Je roulai sur le sol trempé, dévalant les quelques marches de l’église.

            — Nom de…

            Un craquement sourd me fit taire. Quelque chose bougeait dans l’ombre des ruelles en ruines. J’essuyai mes mains pleines de gadoue pour dégainer mon foudroyeur – resté dans le sanctuaire. Et aucune trace de mon artefact.

            Me voilà sans défense face à un détraqué, étincelant sous la lueur de la lune. La pluie qui le percutait fondait en vapeur brûlante. Cela ne l’empêchait pas de se précipiter dans ma direction. Je me réfugiai dans l’étendue d’herbe qui entourait l’église pour étouffer le bruit de mes pas. L’automate s’arrêta, désorienté. Je pris une grande inspiration ; à la première ouverture, je courrai aussi loin que possible. Il ne pourrait me devancer. Ces sentinelles étaient bien plus lentes que les nouveaux modèles de Magellan. Après l’avoir semé, ne me resterai qu’à retrouver le chemin de l’auberge et rassurer mes compagnons.

            Une tuile tomba d’un toit. Son attention dévia. Je sautai hors du gazon pour dévaler la rue sans me retourner. Je bifurquai dans les allées, trébuchai encore et encore pour atteindre mon objectif. À en croire la position de la tour volière, je m’approchais de l’hôtel.

            Une fois suffisamment loin de Saint-Clous, je me dissimulai au tournant d’une impasse pour reprendre mon souffle.

            — D… dans les dents, la marionnette…

            Un crissement infernal éclata près de moi. L’instant d’après, je gisais au fond de la ruelle, sonnée par l’impact de mon dos contre une pile de gravas. Un second automate me poursuivait, prêt à me broyer les os.

            Je lançai les pierres sur lesquelles je reposais. Une, puis l’autre. Encore une. Je visais la tête, la cheminée, le fourneau. Les projectiles ne le ralentissaient pas. Deux faisceaux rougeoyants se braquèrent sur moi. Ses ampoules ressemblaient à des yeux. Cet automate m’observait. Il voulait me voir mourir.

            — Huragan Angaruh !

            Une bourrasque à la violence inouïe emporta le monstre au-dessus des immeubles. Une silhouette s’engagea sur le chemin, les mains crispées dans une drôle de posture. Elle lançait un sortilège.

            — On fait la nuit buissonnière, mademoiselle Ulrike ?

            Je me relevai en bougonnant.

            — Brocéliande… Comment saviez-vous ?

           Elle haussa un sourcil qui me coupa l’envie d’achever ma question. Évidemment, elle savait. Son fichu livre magique lui soufflait nos moindres faits et gestes.

            — Il serait temps de me rendre ce que vous avez emprunté, trésor.

            Démasquée par une vieille folle. Formidable.

            Je fouillai dans mes poches pour lui confier la montre de Cyrélien. De toute évidence, je ne pouvais lutter contre cette agiteuse de baguette. Mon retour auprès de ma brigade devrait attendre encore un peu. Je lui tendis l’artefact qu’elle refusa, soudain consciente qu’elle maintenait un automate à plusieurs mètres de hauteur. Son index glissa sous son pouce tandis qu’elle annonçait une nouvelle incantation sans y accorder davantage d’attention.

            — Krasa Saark.

            Le détraqué s’écrasa contre le sol avec tant de violence qu’il n’en resta plus qu’un amas de pièces détachées. Hysope me prêta son bras pour rebrousser chemin. Je ne vis en elle aucune once de colère. Pas même un grain de déception. Elle m’avait sauvé la vie avec tout le naturel du monde, et me ramenait à l’église malgré la trahison que je venais de commettre.

La montre dansait entre ses doigts, protégée de la tempête par la cape de la vieille femme.

— Vous allez me dénoncer ? osai-je demander une fois sur le perron du bâtiment.

— Bien entendu !

Elle se pencha vers moi, me murmurant à l’oreille avec la bienveillance d’une mère :

— Sortir en chaussettes sous la pluie est un acte impardonnable.

• Cyrélien •

        Le réveil fut difficile. Je pensais pourtant que ces jours de vagabondage guériraient ma peine à dormir contre le sol ; de toute évidence, je me trompais. La douleur me piqua les articulations dès qu’Hécate écrasa sa patte sur ma joue.

            — Le soleil est levé depuis un moment, gros bêta.

            Je passai une main sur mon visage, le temps de reprendre mes esprits. De l’autre côté de l’église, mes camarades achevaient leur petit-déjeuner. Auxence contemplait ses propres pensées, Melkior et Maksim se disputaient une portion de pain et Calum ne parvenait à se défaire de Bertias. Ils avaient déjà passé la soirée dans le potager de Saint-Clous à préparer potions des pour le voyage qui nous attendait. Notre alchimiste en transvasait justement une dans un petit tube à essai qu’il boucha avec soin.

Plus à l’écart, Sonja enfilait son manteau à écussons. Elle dissimula rapidement les armes qu’elle gardait à la ceinture – pour se rassurer, sans doute. À moins qu’elle ne mijote un plan mesquin… mes amis lui accordaient une confiance qu’ils finiraient par regretter. C’était déjà un miracle qu’elle n’ait assassiné personne.

— Monsieur le baron risque de s’évanouir s’il refuse la pitance qu’on lui propose…

J’attrapai la brioche qu’Auxence me tendait. Il riait encore comme un enfant. Maintenant que les titres et la noblesse du sang ne valaient plus rien, il se sentait obligé de moquer nos statuts.

Mes dents grincèrent contre le morceau de pain ; rassis depuis au moins trois jours. Dégoûtant. Mais la faim me poussa à terminer mon repas pendant que Sonja, la carte de Wallis entre les mains, nous résumait les objectifs de la journée.

— Les Cananéens ont élu domicile dans les anciennes fondations de la ville. Cela inclut les catacombes et les égouts du quartier de Davis jusqu’au Faubourg Portulan.

— Nya ! Hors de question que j’aille m’enterrer dans un endroit pareil !

Brocéliande apaisa sa renarde d’une caresse entre les oreilles.

— Nous y serons à l’abri des automates.

— Et des voleurs, des meurtriers et autres truands, nya-turellement !

 Sonja plaqua la carte contre la pile de planches mal fixées qui nous servait de table.

— L’entrée la plus proche se cache dans l’aérogare du Faubourg, à quelques minutes d’ici. Une fois l’accès trouvé, il ne nous restera plus qu’à rejoindre Canaan et à convaincre Attila de nous aider.

Cette idée ne semblait déranger personne d’autre que Pytha et moi. Lorsqu’Auxence ouvrit la porte de Saint-Clous, la lumière poussiéreuse qui s’y infiltra fit éternuer Bertias. Son frère et sa sœur, tous deux équipés d’un baluchon mal replié, l’attrapèrent par le bras pour l’entrainer à l’extérieur. Shan les suivit de près, à l’affût du moindre danger.

Le soleil montait déjà haut à travers le ciel. L’ombre de la grande muraille se projetait contre les maisons du quartier, désert depuis longtemps. Où se cachaient ceux qui refusaient de déserter ? La sensation de solitude me donna le tournis. Il existait forcément des rescapés, autres que les crapules de Cananéens que nous nous apprêtions à rencontrer.

Sonja nous interdit de prononcer le moindre mot jusqu’à notre arrivée, pour nous protéger des détraqués – et des commentaires de Pytha. Aucun de nous n’osa braver son interdiction.

L’aérogare de Portulan se hissait parmi les monuments de Wallis. Nous pénétrâmes dans le hall d’entrée aux larges colonnes de pierre sans passer par la file d’attente, d’habitude bondée de voyageurs en tout genre.

L’écho de nos pas contre le sol de marbre me mit mal à l’aise ; plus une âme à l’horizon. Le toit translucide renvoyait des flaques de soleil sur les mosaïques ternies.

Les guichets fermés contenaient des automates désactivés, faute de charbon pour alimenter leur fourneau. Au-dessus des guichets, une carte aux multiples traits colorés ; les ballons dirigeables de Wallis sillonnaient toute la Pangée à toute heure du jour et de la nuit.

            Le vent s’engouffrait dans les allées ; les quais déserts ne recevaient plus de visiteurs depuis déjà une semaine. L’aiguille de l’horloge centrale butait contre le chiffre six, ne cessant d’osciller entre le vingt-neuf et la demie. Le temps ne s’écoulait plus entre les murs du hangar abandonné.

            Sonja bifurqua juste avant la plateforme qui conduisait à l’extérieur et passa sans gêne une porte sur laquelle il était indiqué en toutes lettres : « RÉSERVÉ AU PERSONNEL ». Une fois habituée à l’obscurité ambiante de l’entrepôt désordonné, elle commença à déplacer les montagnes de malles pour se frayer un chemin jusqu’au fond de la pièce. La dernière cagette qu’elle souleva masquait une dalle fendue de part en part. Sous cette dalle, une étroite plaque de métal couverte d’une série de rotors et de pistons à moitié rouillés. Hécate glissa de mon épaule pour mieux observer la planche.

            — Ce n’est tout de même pas –

            — L’entrée de Canaan, la cité souterraine.

            Sur ses mots, Sonja actionna un cylindre, enclencha deux mécanismes et tourna la manette d’un demi-tour vers la gauche. Le tout cliqueta dans un concerto de remontoirs usés, dont les câbles détendirent une échelle plongeant dans l’obscurité.

            — Nous n’avons pas beaucoup de temps ! pressa Sonja.

            Elle nous précipita à l’intérieur de la trappe qui se referma sur Shan.

            Les ténèbres nous engloutirent aussitôt. Mes poumons manquaient d’air. Je perdais le nord et le sud en même temps. Nous étions piégés. Et ces murs… ils semblaient se rapprocher. Je voulus crier, mais aucun son ne sortit de ma gorge soudain desséchée. Cette nuit en plein jour me fit sombrer dans la panique.

            — Mon lumilichen, Capuchon.

            Une lumière verdâtre irradia dans les sous-sols. Calum leva son bocal bien haut pour nous éclairer le chemin. Sonja s’en saisit sans demander ni remercier, ce qui provoqua l’incompréhension de notre alchimiste. Pourtant, il n’osa la critiquer sur son manque de politesse ; tout reposait entre ses poignes.

            — Suivez-moi, et restez bien groupés.

            Nous entamâmes notre périple au cœur des catacombes, au plus proche d’une cité sous la domination de la pègre.

            Les Cananéens… tant de rumeurs couraient sur cette bande de malfrats ! Des criminels ne reculant devant rien pour semer le chaos. Un clan de pillards sans merci dont les méthodes alimentaient bien des conversations dans les salons de mon père…

            Les industries Malherbes pouvaient, en quelque sorte, leur être redevables ; sans eux, les sentinelles n’auraient probablement jamais existé. Mon grand-père jugea bon d’envoyer des machines combattre des humains révoltés ; il en tira le succès, la richesse et le respect.

            Un claquement retentit dans le couloir. Maksim et Melkior poussèrent un cri. Bertias me sauta au cou à m’en faire basculer.

            — Paniquez pas, souffla Sonja en brandissant le lumilichen dans notre direction. Ce sont juste les baies croquenfer.

            Auxence laissa échapper un soupir.

            — Pourrais-tu éviter de mastiquer ces… choses ? Elles sont toxiques.

            La brigadière continua son chemin en bougonnant. Ses pas s’accélérèrent à travers le dédale de tunnels. Mon cœur battait la chamade ; je pouvais l’entendre malgré les résidus du carnage qui perdurait au-dessus de nos têtes. De temps à autre, les crissements d’une chenille métallique ou l’éclat d’une vitre nous faisaient sursauter. Bientôt, nous n’entendîmes plus que nos propres respirations ; nous étions bien trop loin sous terre pour remarquer ce qu’il se passait à la surface. Les tunnels s’élargissaient, de grandes allées de pierre taillée remplaçaient maintenant les couloirs étriqués pour dévoiler les premiers murs de Canaan. Les premières bougies nous éclairèrent la route, vacillant au gré de notre descente. Nos ombres dansaient sur les briques, gigantesques et oppressantes. Je m’efforçais de ne pas regarder ces monstres de ténèbres, prêt à tout pour retourner à l’extérieur le plus tôt possible.

            Le bout de mes chaussures buta contre le début d’un large escalier, s’engouffrant dans les profondeurs. Au bout de cet escalier se trouvait la porte d’accès à la ville, bloquée par une poignée de gardes en uniforme dépareillé. L’un d’eux tira un poignard du revers de sa cape.

            — Déclinez votre identité immédiatement !

            Sonja continua d’avancer, impassible, jusqu’à se poster devant les inconnus qu’elle défia du regard.

            La lame s’arrêta à quelques centimètres de sa trachée. Elle releva le menton, un rictus de fierté entre les lèvres. Cyrélien voulut la forcer au repli, mais Auxence le retint avant qu’il ne se mette aussi en danger.

               — Poison cuit poisson cru.

            — Que…

            Le soldat abaissa son arme. Son second garde ôta sa capuche pour dévoiler la figure d’une jeune femme aux yeux grands comme des soucoupes. Elle dévisagea longuement la brigadière, la mâchoire proche de tomber.

            — Sonja ? C’est… c’est vraiment toi ?

            — Dans mes bras, les amis !

            Une accolade plus tard, Sonja nous invita à la rejoindre sur le palier. Auxence porta Bertias jusqu’au sommet de l’escalier tandis que Shan maintenait les deux autres enfants sous sa protection. Pourtant, la douceur primitive de la dénommée Löelie sembla rassurer les triplés qui lui échangèrent un sourire.

            — J’ai bien cru ne jamais te revoir, affirma la mercenaire aux yeux brillants. Tout le monde te pensait disparue depuis la dernière rafle !

            — Comme quoi Attila n’arrête pas de nous sous-estimer…

            Les soldats observèrent notre drôle d’équipe s’entasser au niveau de l’entrée. Ils tirèrent le loquet qui maintenait les battants clos. Sonja remercia son amie d’enfance, lui promettant de la retrouver dès que possible, puis s’engouffra dans Canaan.

            Une véritable fourmilière.

            Nous provenions de la tour centrale. La vie grouillait dans chaque recoin ; les réverbères alimentés de vase éclairaient cette ville dans laquelle se pressait une foule cosmopolite. On s’entassait sur les trottoirs et au bord du caniveau, frôlés par les locomobiles qui défilaient à toute allure, prêtes à écraser quiconque les ralentirait. Les piliers de pierre creusée abritaient des habitations mouchetées de fenêtres sans verre – inutiles là où il ne pleuvait jamais. Des plantes sans fleurs glissaient des plafonds jusqu’à terre, diffusant une forte odeur de forêt dans les rues de la cité.

            Et l’on se poussait, se bousculait, s’interpellait d’un bout à l’autre de la place commerçante. Les échoppes débordaient de bric-à-brac en plus ou moins bon état. Les vendeurs attiraient du mieux qu’ils pouvaient les quelques curieux à la recherche de nouveauté. Tout ressemblait à s’y méprendre au quotidien des Wallisiens, si l’on omettait l’absence de soleil et les énormes hélices d’aération dont le vrombissement résonnait en continu.

            Canaan rassemblait les marginaux, partis d’eux-mêmes ou parce personne ne désirait les voir. Des réfugiés des quatre coins de Ganyma affluaient entre ces murs afin d’y trouver leur place. Une quantité improbable de druides et d’ésotériciens devaient se retrancher ici, sans mentionner les politiciens opposés au Méridien et à la colonisation d’Alterouest. Quant à Sonja, elle semblait connaître les lieux comme si elle y habitait depuis toujours. Calum lui emboîtait le pas, las de toutes ses cachoteries.

            — Poisson… cuit ?

            — Poison cuit poisson cru. C’est un jeu de gosses inventé par Löelie il y a des années. Tous les enfants de l’anneau le connaissent. On l’adorait, à l’époque.

            Un bref sourire éclaira son visage. Les anneaux de Canaan. Sept quartiers séparés par des canaux circulaires dans lesquels glissaient de petits bateaux. Chacun d’eux possédait un nom et une fonction délimitée ; Argos, au plus près du pilier central, rassemblait les hommes de loi et les bâtiments administratifs. On étudiait à Russea. Les artisans officiaient dans la ceinture d’Adamas tandis que Veneta abritait le gagne-pain des éleveurs. Entouré par Latun, l’anneau des cultes faëriques, le cercle d’Albata concentrait la majeure partie de la population. Enfin, les industries de Prasina complétaient le fonctionnement de cette cité, plus développée que les préjugés le laissaient croire.

            Sonja bifurqua sur le quai qui bordait le premier canal, avança à contre-courant des Cananéens pour s’arrêter devant un écriteau sur lequel on lisait, lorsqu’on plissait les yeux : « Tracée des Ombrelles : Argos ».

            — C’est là.

            Une bâtisse démesurée se donnait en spectacle dans le fond d’une impasse. Sa hauteur dépassait tous les immeubles du quartier et le jardin qui encadrait ses fondations frôlait l’exorbitance. Difficile de croire que Canaan abritait des fortunes colossales. Sonja passa le portail d’un pas déterminé pour abattre son poing contre l’entrée. La crainte me tiraillait la gorge.

            — Et en quoi Attila pourrait nous aider ?

            — Aucun cananéen ne possède sa puissance et son influence… à part le maire Truot, peut-être.

            Une silhouette antipathique apparut dans l’encadrement de la porte, nous dévisageant de son unique œil valide.

            — Qui va là ?

            — Sonja Ulrike. J’amène de nouvelles têtes.

            Un grincement de serrure plus tard, nous étions à l’intérieur de ce manoir souterrain dont le confort me surprit ; des tapisseries brodées d’argent couvraient la roche froide, quelques sculptures raffinées (des animaux de légende, le plus souvent) décoraient les meubles dont je n’osais imaginer le prix. Nous avions affaire à quelqu’un d’important et chaque pas en direction du salon me faisait regretter d’avoir passé le perron.

            Finalement, l’inconnu à la balafre nous pria de nous installer sur les canapés du séjour avant de disparaître de nouveau dans les couloirs. Même les triplés demeuraient immobiles. Comme nous, ils observaient la richesse de cette maison. Seule Sonja resta debout, à se balader tranquillement d’un angle à l’autre de la salle. Lorsqu’elle passa derrière moi, je ne pus me retenir de l’interpeller.

            — C’était lui, Attila ?

            — Non, gloussa-t-elle. Ce n’est qu’Ygdrill.

            Je me retournai sur mon siège, deux fois plus inquiet. Entre le géant à la balafre et les portraits d’hommes au regard assassin qui nous entouraient, j’ignorai si deviner le bon visage nous rassurerait.

            Je pointai néanmoins le tableau le moins imposant.

            — Raté.

            — Et lui ?

            — Toujours pas, Cyrélien.

            Toutes les peintures y passèrent. Sonja refusa de les commenter, rejetant d’un soupir chacune de mes hypothèses. Ce n’était aucun de ces hommes aux barbes épaisses et à l’allure meurtrière. La garce… elle prenait plaisir à nous laisser paniquer. J’avais les paumes moites. Mes mains tremblaient sans que je ne puisse lutter.

            — C’est elle, Attila.

            Ygdrill pénétra de nouveau dans la pièce. Une dame suivait ses pas. Une femme distinguée, éclatante malgré les premiers signes de l’âge, vêtue d’une longue robe de soie agrémentée de dentelle. Du haut de ses deux mètres, la maîtresse de maison s’étendit sur son fauteuil imprégné de parfum et de cigarette. Sonja nous maintint en retrait pour nous empêcher de prononcer la moindre parole de travers.

            Un rictus parut entre ses lèvres fines, teintées d’un rouge plus vif que les murs de la pièce.

            — Nous n’attendions plus ton retour, ma petite Ulrike.

            Sa voix grinçait comme le vieux gramophone du salon. Chaque mot alourdissait un peu plus l’atmosphère déjà pesante. Son regard, pourtant dénué de malveillance, nous oppressait par son intensité. Même Pytha n’eut pas le courage de le défier ; elle trainait près de Brocéliande, la tête aussi bas que terre.

            — Comment vont vos –

            — Ella est morte de chagrin peu après l’incident. Quant à Ardaric… où est-il encore passé ? Il ne devrait pas tarder à rentrer. Je ne suis pas certaine qu’il te reconnaisse, tu es si… différente !

            Attila replaça une épingle dans son chignon grisé, plus préoccupée par la perfection de sa toilette que par l’impatience de Sonja.

            — Nous n’avons pas le temps de l’attendre, malheureusement. Nous devons quitter –

            — Déjà arrivée qu’aussitôt repartie ! ricana la matrone. Je suppose que tu n’es pas venue avec tes petits amis pour me passer le bonjour…

            Nous échangeâmes un regard. L’instinct d’Attila enhardit la brigadière.

            — Nous avons besoin de l’un de vos aéronefs pour regagner le Village Mué. Les jeunes ésotériciens y sont recueillis –

            Un éclat de rire étouffa les derniers mots de Sonja. Attila essuya la larme qui menaçait de perler au coin de son œil. Ses ongles de sorcière manquèrent de lui griffer la cornée.

            — Dix ans de plus n’auront pas eu raison de ton esprit fantasque, trésor !

            — Les détraqués se répandent dans toute la Pangée. Qui sait combien de temps nous resterons en sécurité entre les murs de Canaan…

            Un regard noir de Madame fit taire Ygdrill. Elle reprit aussitôt, un sourire pincé entre ses joues creuses.

            — Je ne peux me permettre de sauver des enfants dont j’ignore tout quand mes protégés sont déjà en péril.

            — Vous me deviez une faveur, ne l’oubliez pas ! s’insurgea Sonja.

            — J’ai fait cette promesse à une jeune guerrière, pas à une brigadière à l’honneur aussi froissé que son uniforme.

            Notre porte-parole resta muette. Ses phalanges blanchissaient sur son poing serré. Elle lutta pour retenir la colère qui l’envahissait. Attila nous invita à quitter le salon, refusant à Sonja toute forme de négociation.

            — Attila, s’il vous plaît… c’est une question de vie ou de mort !

            — Sois raisonnable, mon ange. Quand bien même vous trouveriez un demeuré qui accepterait de vous léguer son dirigeable, comment le piloterez-vous ? Et qui vous dit que le Village sera encore debout ? C’est insensé, Sonja. Vous feriez mieux de vivre ici le temps que les automates s’apaisent.

            Elle nous repoussa dans le jardin. Nous retrouvâmes l’agitation de la rue, le chaos constant des habitants qui poursuivaient leur vie comme si de rien n’était. Sonja rester sur les marches, au bord des larmes face à celle en qui elle plaçait tous ses espoirs. Avant de refermer la porte, les yeux d’Attila commencèrent à pétiller.

            — Quoique si vous tenez vraiment à vous mettre en danger, la prochaine course d’autochars aura lieu demain soir. Il me semble que le sixième anneau a perdu ses champions lors de la dernière compétition. Sachez qu’en ce moment, les prix des vainqueurs ont tendance à s’envoler…

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