- Il y avait un tableau, là.
- Et ?
Hakeem m’a grondée avec les yeux. Appuyée contre la porte de ma chambre, je lui ai rendu son regard. Plus loin, Face fixait un espace vide sur le mur, où la peinture, un peu plus blanche, trahissait une sorte d'absence.
- Et rien. Je constate, c’est tout.
Sans rien dire de plus, le boss s’est aventuré plus loin dans le salon. Hakeem a semblé hésiter avant de le suivre gauchement. J’ai soupiré : ça me faisait très bizarre, de voir Face dans notre appartement. Au milieu du décor qui encadrait ma vie diurne, il jurait comme un membre en trop. Sans trop savoir quoi faire, je me suis dirigée vers la cuisine et ai ouvert la porte du frigo, récupérant un soda frais. A travers les murs, j’entendais résonner des voix - des questions de la part de Face suivies de réponses maladroites.
L’idée de continuer d’assister à la visite de Face m’a fatiguée d’avance. Ignorant sa présence - j’avais beau être à sa botte, on était chez moi - je suis rentrée dans ma chambre et j’ai jeté mon sac au pied de mon lit. Un drôle de flashback - souvenir de quand je faisais pareil avec mon cartable plein de devoirs - m’est revenu, et il m’a fallu plisser les yeux pour chasser l’image.
Ma chambre sentait le renfermé. J’ai fait quelques pas pour ouvrir la fenêtre et ma vision s’est brouillée. Défaite, je me suis assise sur mon lit en attendant que ça passe.
Ces temps, fermer les yeux plus de quelques secondes semblait envoyer le reste de mon corps au tapis. Assise au bord de mon matelas, je respirais en essayant de ne pas laisser la gravité me plonger dans un sommeil dont j'aurais sans doute eu cruellement besoin. Je ne sais pas si je me suis réellement assoupie ou si mes paupières ont cédé pendant très peu de temps, mais quand je les ai rouvertes, Face avait passé le seuil et était en train de fermer la porte.
Je me suis redressée tant bien que mal.
- T'es venu juger ma déco d'intérieur ?
En guise de réponse, il m'a accordé un sourire qui mordait. Il s'est avancé et, avec une nonchalance calculée, s'est laissé tomber sur le fauteuil où Lola avait l'habitude de s'asseoir quand elle me donnait cours. Son image s'est calquée sur la sienne en une superposition dérangeante. J'ai fait de mon mieux pour ne pas grimacer.
- Comment tu te sens ?
J’ai haussé les épaules.
- Ça va.
Il a haussé un sourcil, sans d’autre commentaire. Son regard a parcouru les murs de ma chambre, s’attardant sur le moindre détail. Embarrassée sans trop savoir pourquoi, j’ai repris :
- Ça ira mieux bientôt.
Un sourire mielleux a étiré ses lèvres.
- Prends ton temps.
- J’ai pas envie d’être un poids.
Son sourire s’est effacé alors qu’il se penchait en avant.
- Je préfère te savoir en convalescence plutôt que dehors, dans ton état. Rain, tu es importante, mais on peut se débrouiller sans toi.
On s’est regardé dans le blanc des yeux, l’espace de quelques instants. J’ignorais quelle réaction adopter : mon égo avait envie de réagir au fait que je n’étais pas indispensable, mais le peu de raison qu’il me restait a pris le dessus.
- ... t’es trop gentil. C’est louche.
Face a ri, légèrement. Sans trop savoir si j’étais en train de plaisanter ou non, j’ai poursuivi :
- Où est passé le mec qui me crachait dessus pour avoir désobéi aux ordres ?
- Je suis cet homme, je n’ai jamais cessé de l’être. Mais si je ne bichonnais pas mes membres les plus anciens, je serai un mauvais leader.
Je n’ai rien dit, flattée mais peu convaincue. Raffermissant ma prise, j’ai ouvert la boisson froide que je tenais dans ma main. Le soda a pétillé, accompagné d’une odeur acidulée. Face n’a pas bougé, m’observant comme si j’étais un animal, au zoo. Je pense que, quelque part, j’ai voulu le déranger quand je lui ai dit :
- Je vous ai entendus, tout à l’heure.
Sa posture n’a pas changé.
- Comment ça ?
- Tamiko et toi. Dans la chambre.
Un sourire retors - pas tout à fait rassurant - a déformé ses traits.
- Ah ouais ? Je l’ai pas fait crier, pourtant.
Une bouffée d’exaspération aussi soudaine que dangereuse m’est montée à la tête. J’ai retenu un soupir : Face était insupportable et il jouait sur son statut, mais il restait mon boss. Les rares fois où je l’avais oublié, le rappel avait été dur.
- Je te parle pas de ça.
Il n’a rien dit, mais son regard s’est intensifié. Pour ne pas le laisser jouer sur le silence, j’ai repris :
- C’est elle, la taupe, non ? Celle qui bosse pour le Nœud.
S’il était perturbé, il n’en a rien laissé paraître. Je le savais maître de l’image qu’il renvoyait, pourtant j’en ai quand même été bêtement déçue. Du tac au tac, il a répondu :
- C’est vrai. Al n’aurait pas dû te placer à côté de nous.
Je n’ai pas demandé pourquoi il me l’a caché. À la place, une question simple a franchi mes lèvres :
- Pourquoi l... elle ?
L’expression de Face s’est parée de fierté.
- Parce que personne ne se méfierait d’une femme comme elle.
Je n’ai rien dit, consciente de ce qu’il sous-entendait. Avec une amertume qui m’a surprise, j’ai marmonné :
- Tu as entendu ce que les clients disent d’elle ?
Une succession de surnoms, tous plus dégueulasses les uns que les autres, ont fait comme un écho silencieux entre nous. Ils les aimaient jeunes et aux yeux en amandes, insouciantes et soumises. Face a brisé le silence, répondant posément mais avec une forme de froideur :
- Bien sûr que je le sais. C’est pour ça que je l’ai choisie et sans doute pour ça qu’elle a accepté.
La révélation s’est accompagnée d’une autre, froidement logique et pourtant impressionnante. Sans question, j’ai énoncé :
- ... c’est pour toi qu’elle a arrêté.
Quelque chose est passé sur le visage de Face, trop vite pour que je puisse l’identifier mais juste assez longtemps pour que je puisse le voir. Ses mains se sont jointes.
- Pas pour moi. Pour la Meute.
La forte avec laquelle il a prononcé ses mots a fait remuer un truc en moi, me rappelant que c’était plus grand que nous deux ou que sa relation avec Tamiko. J’ai soupiré, quelqu’un a frappé à la porte.
Face s’est levé et s’est rapproché, me surplombant de peu. D’un murmure, il m’a avertie :
- Garde ça pour toi.
J’ai hoché la tête ; on avait passé le stade des menaces.
La porte s’est ouverte sur un Hakeem soucieux, qui s’est figé en nous regardant. Face s’est éloigné, revenant vers lui.
- Repose-toi bien, Rain.
A peine la porte s’est refermée que mon corps me lâchait.
Mazin et Evelia sont arrivés le soir même. Fidèles à eux-mêmes, ils ont lu mon mot d’excuse et l’ont accepté comme argent comptant, sans vouloir en savoir plus. Je m’en foutais, je passais une bonne partie du temps à dormir. Hakeem servait d’intermédiaire entre Al et moi, m’apportant des médicaments dans de petits gobelets. Quand j’avais trop mal ou que je n’arrivais pas à dormir, je fumais devant ma fenêtre. Dehors, New Los Angeles s’animait comme une entité à part entière. Les jours passaient, la Meute me manquait. À chaque fois, c’était pareil.
Je voulais me casser mais je ne supportais pas d’être loin d’eux.
Ça allait faire mal quand je prendrais ce dernier train.
Des fois, j’y revenais. Ça pouvait être n’importe quoi - un manque d’air ou une odeur de sel - et d’un coup, je me retrouvais dans l’habitacle de cette putain de voiture. J’ignorais ce qui provoquait ça, mais à chaque fois j’avais de la peine à en sortir. C’est arrivé de temps en temps, quand Lola visitait. Ça allait mieux, avec elle et ses murmures doux, ses baisers sur mon visage jusqu’à ce que je sorte de l’eau.
Au départ, je ne lui avais rien raconté mais après une crise particulièrement violente, j’ai tout déballé. Je l’ai vu devenir livide puis chasser des larmes avant de m’enlacer avec rage.
- Je les hais pour t’avoir fait vivre ça.
Naïvement, j’ai cru qu’elle parlait du Nœud.
Au bout d’une semaine, les parents ont disparu, emportant avec eux le fric que Hakeem leur avait glissé en cachette. Après m’avoir auscultée, Al m’a interdit de revenir immédiatement sur le terrain. J’ai dû serrer les dents, prendre mon mal en patience. Ce qui m’aidait, c’était qu’Hakeem revenait régulièrement à la maison et que Lola venait plus souvent, sans mes parents.
Une soirée, alors que j’avais ma tête sur ses cuisses devant un documentaire nul, j’ai posé la question qui fâche :
- Ça va comment, avec tes parents ?
Elle a esquivé :
- Ça peut aller.
Silence. J’ai repris, prenant le risque qu’elle cesse de passer sa main dans mes cheveux :
- Tu viens de plus en plus souvent.
- T’as besoin de moi, en même temps.
J’ai marmonné une espèce de ”J’ai besoin de personne” qui a eu le don de la faire rire. Plus détendue, elle s’est confiée à demi :
- On s’est jamais vraiment bien entendus, mais j’ai pas envie d’en parler. Quand je suis avec toi, on est dans une bulle. On parle pas de ton gang ni de ma famille. C’est ce que je préfère.
Sa voix s’était fait caressante, rassurante. Shootée par mes médicaments, je me suis laissée bercer. Dans la chambre d’Hakeem, un éclat de rire a résonné. Je savais qu’il était au tel mais j’ignorais avec qui.
- Vous vous entendez mieux, non ?
- Ouais.
J’avais pas envie de m’étendre sur le sujet, pourtant j’ai fait un effort.
- On a parlé.
J’ai senti que Lola hochait la tête. Sur l’écran, les images d’une publicité vaguement suggestive ont défilé.
- Demain, tu reviens ?
- Non, désolée.
Je lui ai adressé un sale regard.
- Repas de famille ?
Elle a accueilli la pique avec une patience exemplaire.
- Non, j’ai une soirée.
Je l’ai fixée avec incrédulité. Comme elle ne démordait pas, je me suis redressée.
- Une soirée, ah bon ?
- J’ai pas le droit ?
Je l’ai sentie légèrement sur la défensive.
- Non, tu fais ce que tu veux, mais... je croyais que t’aimais pas les fêtes.
Son regard est parti de côté.
- C’est pas vraiment une fête, plus une sorte de réunion... t’inquiète.
J’ai pas lâché le morceau. Me rapprochant, j’ai cherché son regard.
- Quel genre de réunion ?
Crispée, elle a glapi :
- Ça t’intéresse ?
J’ai rigolé, surprise d’à quel point elle avait l’air coupable. J’étais trop curieuse alors je l’ai poussée.
- Peut-être bien.
Lola n’a pas eu la réaction que j’escomptais. Elle a d’abord semblé offusquée, avant que son expression ne se transforme en étonnement puis en enthousiasme quasi enfantin. D’un geste preste, elle a saisi mes mains.
- Tu sais quoi ? C’est pas une mauvaise idée !
J’ai froncé les sourcils, surprise à mon tour.
- Quoi ?
- Tu penses que tu pourrais sortir ? Ça pourrait vraiment être cool si tu venais.
Je suis restée muette : Lola commençait à planifier, ça allait beaucoup trop vite pour moi.
- Mais où ?
- À ma soirée, demain ! Je ne veux pas trop t’en dire, s’il te plaît viens !
Sa prise s’est resserrée.
- Allez...
Dans ses yeux, j’ai vu une douceur qui m’a fait chavirer. J’étais faible face à elle sans parvenir à m’en vouloir. Par principe, j’ai attendu quelques secondes mais en réalité, ma décision était déjà prise. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? J’ai cédé, bien sûr.
- ... ok.
En réalité, j’avais besoin de sortir.
Et puis, j’étais vraiment trop curieuse.
Je suis curieuse aussi maintenant 👀 Rain va peut-être retrouver ses "amis diurnes"... Je ne sais pas xD
Héhé, je l'avais deviné pour Tamiko ! J'aime beaucoup ce personnage, il est super intéressant ; tu nous en dis beaucoup et en même temps très peu, on sait peu de choses sur elle. ^^