La clairière avait été superbement décorée. Des guirlandes de fleurs, rehaussées de gui enchanté, ornaient les arbres centenaires de la Forêt Merveilleuse. Leurs troncs sombres s’étaient vus illuminer d’arabesques d’or et d’argent, et des petites paillettes brillaient çà et là au milieu du feuillage. Le sol était recouvert de tapis de fleurs colorées et de mousses moelleuses qui caressaient doucement la plante des pieds. Un parfum frais s’élevait dans l’air, point encore supplanté par les odeurs de foule. Et au loin, les violons attaquaient à petits coups d’archet l’Allegro du Printemps de Vivaldi. Marthe dut bien le reconnaître : les fées savaient s’y prendre en terme de décoration.
Sa sœur cadette, Isabeau, ne tenait pas en place. Les pierres brillantes, les fleurs, les beaux costumes, cela suffisait à l’enthousiasmer. À huit ans, la fillette était trop jeune pour se soucier des circonstances tragiques de cette cérémonie. Mais Marthe, elle, le savait : les efforts de décoration des fées n’avaient nullement pour but de réjouir les cœurs de l’assistance. Ils ne souhaitaient qu’affirmer la suprématie de leur race.
Car au milieu de cet écrin de verdure se dressait la table. La longue table de bois massif, recouverte d’une nappe en laine de dauphin. Et la rangée de sièges aux dossiers sertis de pierres précieuses. L’onyx pour le scribe, l’agate pour le trésorier, l’améthyste pour le lieutenant qui serait en charge d’administrer le pays pendant la transition d’après-guerre. Puis l’émeraude pour le baron du district voisin ; la perle pour le haut-secrétaire de la région, le rubis pour le haut-juge, le saphir pour l’intendant. Et enfin, sur le siège ouvragé destiné au représentant de l’Empereur lui-même, la plus noble de toutes les pierres : le diamant.
Énumérer les pierres précieuses lui avait permis de se calmer un peu. C’était incroyable à quel point elle pouvait être angoissée. Pourtant, la cérémonie ne commencerait que dans trois battements. Il n’y avait même pas encore trop de monde. Elle maudit silencieusement son tempérament anxieux qui l’avait poussée à partir juste après le petit déjeuner, de peur d’arriver en retard. Maintenant, elle se retrouvait dans le froid de cette matinée printanière, à devoir attendre que l’espace sonore et olfactif se remplisse des exhalaisons de la foule grandissante ; et ce, tout en surveillant cette grenouille surexcitée qui lui servait de petite sœur !
« Isabeau ! Veux-tu bien te tenir correctement ? »
La petite fille aux nattes blondes se réceptionna sur le sol après sa série d’entrechats approximatifs.
« À force de sauter ainsi, tu vas montrer tes dessous à toutes les fées de la région ! »
Isabeau réprima son rire. Elle était tout de même un tant soit peu élevée. Elle prit sur elle pour rester immobile, mais quelques minutes plus tard, la bougeotte reprit le dessus.
« Isabeau…
- Tu ne veux pas qu’on aille un peu plus loin ? Ce serait plus calme pour toi, et moi, je pourrai m’amuser sans que les gens ne nous voient ! »
Ce n’était pas une mauvaise idée. La jeune fille prit la main de sa cadette et la laissa les entraîner vers un endroit plus reculé. Soulagée de s’éloigner, elle ferma les yeux un instant…
« Aïe ! Mais regardez devant vous, nom d’un coléoptère ! »
La bulle de quiétude qui entourait la jeune fille se brisa soudainement. Non. Non, ce n’était pas possible. Une fée. Elle avait heurté une fée. Un jeune homme brun, aux oreilles pointues, vêtu du costume blanc brodé d’argent des élèves fonctionnaires. Et il lui arrivait à peine au coude.
Marthe s’agenouilla et présenta ses excuses. C’était ridicule. Même ainsi, genou à terre et tête baissée, elle faisait la même taille que lui debout. L’autre n’eut pas un geste pour elle, et il s’éloigna, entraîné par un de ses semblables :
« Il fallait s’y attendre. En belles robes, en armures ou tous nus, les ogres restent des ogres ! »
Marthe s’adossa à un arbre, au bord des larmes. Isabeau n’avait rien vu, elle s’amusait insouciamment à pourchasser les papillons. Qu’elle en profite tant qu’elle était jeune. Tous les préjugés sur leur race… Les ogres sont des brutes, les ogres sont sales, les ogres sentent mauvais, les ogres ne pensent qu’à frapper, les ogres enlèvent les enfants des fées pour les manger… Et puis quoi encore ? Toutes ces médisances qui couraient sur les peuples insoumis en général, et sur eux en particulier en ces temps de guerre. Évidemment, aux yeux des fées, il n’y avait que leur civilisation, leur culture, leur empire, leur race, qui valait quelque chose. Les ogres le savaient : s’ils voulaient renverser ces clichés, ils n’avaient pas intérêt à faire un pas de travers. Le moindre écart serait retenu contre eux, peu importaient tout ce qu’ils auraient pu faire de droit et de juste à côté de cela.
Et c’était Marthe elle-même qui avait tout gâché.
Pierre lissait sa robe. C’était bien sa chance ! Percuté par une adolescente. Les fées avaient beau avoir gagné la guerre grâce à leur technologie avancée et leur organisation bien rodée, elles n’en restaient pas moins ridiculement petites et frêles comparées à leurs adversaires. Ils étaient les vainqueurs, mais ils devaient le montrer.
Pas se laisser bousculer par la première gamine venue.
Il écoutait d’une oreille distraite Olivier débiter tout ce qu’il pouvait trouver à dire de dégradant sur les ogres, dans l’espoir, peut-être, de lui remonter le moral. En vain. Pierre le savait : bien loin d’être des rustres arriérés comme les dépeignaient les fées, le peuple des ogres était constitué de fiers montagnards unis et solidaires qui avaient résisté pendant près de dix ans aux attaques répétées de l’Empire.
Cela n’avait cependant aucune importance. Qui se souciait des faits ? Les ogres étaient les perdants, il fallait les humilier. Les justifications morales ne servaient que de poudre aux yeux pour le sujet moyen. C’était ainsi, et puis c’est tout. La même chose serait arrivée à son clan si sa mère n’avait pas réussi à… Mieux valait ne pas y penser.
Pierre espérait que personne ne l’avait vu se ridiculiser. En dehors d’Olivier, mais celui-ci ne dirait rien à personne. D’abord parce que les deux jeunes personnes s’appréciaient. Ensuite parce que la calomnie était indigne de leur rang. Mais surtout parce qu’Olivier n’était qu’un novice. Cela ne faisait qu’un an et demi qu’il avait intégré l’université, et il n’avait pas encore passé le premier examen. Il avait certes davantage de sang fé dans les veines, et il était certes fils légitime d’une famille noble, mais Pierre était en deuxième classe et Olivier en première. À l’université, c’était la seule hiérarchie qui comptait.
Soudain, les trompettes entonnèrent l’hymne impérial. Aussitôt, Pierre, Olivier et les autres élèves de l’université se dirigèrent vers leurs places, vers la rangée de tabourets devant à gauche. Seulement des tabourets, et pas des chaises comme les nobles, et encore moins des trônes comme ceux qui se dressaient face à la longue table. Huit trônes ornés de pierreries, destinés à accueillir les huit hauts dignitaires de l’administration féerique. Mais ils étaient vides pour l’instant. Évidemment. Les vainqueurs arrivaient en dernier.
Les envoyés du peuple des ogres firent donc leur entrée. Ils avaient choisi huit représentants, eux aussi, mais selon un découpage totalement différent de celui des fées. Leur Roi venait le premier. C’était très malin, songeait Pierre : cela permettait à la fois de se démarquer des conquérants, en suivant des règles qui n’étaient pas les leurs, mais aussi d’envoyer un dernier pied-de-nez à l’Empire. Puisqu’ils se rangeaient par ordre décroissant de préséance, les fées, qui arrivaient après eux, étaient supposées se sentir humiliées… Malin. La guerre avait déjà été gagnée, mais au moins tentaient-ils de préserver les apparences.
Cependant, le fé à moitié lutin se trompait sur la symbolique choisie par le roi des ogres. Marthe, elle, le savait : si Sa Majesté Raphaël IV ouvrait la marche, c’était d’abord et avant tout pour supporter à lui seul le poids de la défaite. Il n’aurait probablement rien pu y faire ; mais selon la tradition, le roi était l’unique responsable de son peuple. Et cette abnégation absolue de la part de leur monarque ne faisait que renforcer le respect que les ogres lui portaient. D’un pas lent, adapté au deuil que traversait leur peuple, le roi traversait la masse de ses sujets ; sur son passage, ceux-ci s’écartaient et s’inclinaient en des révérences parfaitement maîtrisées. Marthe était anxieuse à l’idée de trébucher sur sa jupe, mais son corps enchaîna tous les mouvements sans aucune faute. Elle jeta un coup d’œil discret vers Isabeau, à côté d’elle, mais la petite ogresse avait elle aussi exécuté une courbette impeccable. Soulagée, Marthe reporta son regard vers le sol en attendant que le moment soit venu de se redresser.
Le roi des ogres prit place de son côté de la table, en face du trône de diamants, sur la souche de bois qui lui était dévolue. Son épouse, la reine Salomé, ajusta la traîne blanche comme la neige de son mari autour de l’écorce ; elle lui serra rapidement la main avant de prendre place à son côté. Pierre nota, toujours amusé par l’audace des vaincus, que la robe de la première dame ogresse était d’un bleu profond. On avait donné aux représentants des ogres de simples souches d’arbres, loin des chaises incrustées de pierreries destinées aux fées ; cependant, entre le blanc pur du roi et le bleu de son épouse, on aurait dit qu’ils souhaitaient eux-mêmes incarner le diamant et le saphir. On ne leur donnait pas de sièges ornementés ? Qu’à cela ne tienne, ils n’en avaient pas besoin : peu importaient les sièges sur lesquels on les asseyait, ils portaient en eux-mêmes les insignes de leur rang.
Et c’est sur cette même logique que suivirent le général en habit écarlate, la princesse héritière en robe gris clair, et quatre ministres aux vêtements encore une fois assortis aux pierres précieuses des fées. Chacun à leur tour, ils s’inclinèrent devant le roi avant de s’asseoir sur leurs souches de bois.
Pierre se surprit un instant à regarder la princesse. Avec sa haute taille, les dentelles à son col et ses poignets, et le chignon élaboré qui réunissait ses longs cheveux auburn, elle était vraiment élégante. Ah, si seulement lui-même pouvait faire preuve de la moitié de sa grâce… Mais il se reprit très vite. C’était une ogresse. C’était une perdante. L’admirer était un non-sens !
Sur fond de flûtes de pan, la délégation féerique fit son entrée. En file indienne, le scribe portant le traité en tête, le représentant de l’Empereur en queue. Chacun prit place derrière sa chaise, et, sur un signe du plus haut placé, ils s’assirent tous en même temps. Leur synchronisation était parfaite ; et Pierre, ainsi que probablement une bonne partie de ses camarades, se surprirent à rêver d’être un jour un des leurs. C’était pourtant peu probable ; la plupart de ces gens venaient de la capitale, et non d’une petite université de district régional. Mais qui sait ? En visant la lune, on atteint parfois les étoiles…
Le scribe fit passer le traité sur sa droite, au trésorier qui le passa lui-même au lieutenant. Le document fut ainsi passé de main en main jusqu’à arriver au milieu de la table, où le haut-secrétaire faisait face à la princesse. Et bim, un point pour l’Empire, se réjouit Pierre : si le roi des ogres se prétendait l’égal de l’Empereur des fées, alors il devait se contenter d’un rôle de superviseur, faire acte de présence en bout de table, mais laisser sa fille usurper son rôle de meneur incontesté du peuple des ogres. Déléguer à une adolescente ! Pouvait-on imaginer pire humiliation ?
Le haut-secrétaire entreprit alors la lecture intégrale du document. Les personnes présentes en connaissaient les grandes lignes, mais Pierre comme Marthe écoutaient avec attention les points énoncés ; Pierre, parce que les étudiants devraient par la suite rédiger un rapport qui compterait dans leur moyenne annuelle, et Marthe, parce que les détails de ce traité pourraient bien changer la suite de son existence.
Les ogres admettaient leur défaite et la victoire de l’Empire des fées. Le royaume des ogres était incorporé à l’Empire en tant que dixième district de la Région des Montagnes. Le lieutenant Écume-des-Nuits prendrait le contrôle du territoire et mettrait en œuvre toutes les mesures nécessaires à son intégration au sein de l’Empire. L’armée ogresse était dissoute ; ses membres survivants seraient considérés comme des prisonniers de guerre et seraient vendus comme esclaves dans tout l’Empire, en dédommagement des préjudices financiers causés aux fées par leur résistance. Les civils, quant à eux, seraient considérés comme des sujets libres de Sa Majesté l’Empereur, soumis aux mêmes droits et devoirs que tous les autres sujets non-citoyens de l’Empire. Tous les ministres ogres étaient démis de leurs fonctions et maintenus sous surveillance militaire le temps que l’ancien royaume soit définitivement soumis. Mais les fonctionnaires de moindre rang resteraient en place et collaboreraient avec l’occupation pour assurer une transition aussi douce que possible.
Enfin arriva le point de la famille royale. L’Empereur ne faisait pas la guerre aux femmes ; aussi, la reine et la princesse des ogres seraient accueillies au sein du monastère de la Piété, dans le comté nord. Cependant, le roi Raphaël, quatrième du nom, serait conduit à la capitale en tant que prisonnier politique pour y être exécuté.
La reine Salomé leva vers son mari un regard empreint d’une tristesse infinie. Mais elle fit tout de même glisser vers lui la liasse de feuilles. Raphaël IV s’empara de la plume de paon. Il trempa sa pointe dans la bouteille de cristal qui contenait l’encre. Et il signa le traité.