Ainsi, on y était. Marthe ferma son sac. Un gros sac, certes, mais bien léger quand on considérait qu’il renfermait toutes leurs possessions, à sa sœur et elle. Il était presque l’heure des poules, enfin, le cinquième carillon, selon le décompte des fées. Le sergent n’allait pas tarder à venir.
Les fées, il fallait le dire, s’étaient montrées extrêmement efficaces. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’elles prenaient possession d’un territoire qui n’était pas le leur. Deux carillons à peine après la signature du traité, un détachement de l’armée victorieuse investissait la capitale de leur défunt royaume. Il n’avait fallu qu’une dizaine de battements de plus pour que quinze soldats féeriques ne débarquent au Val aux Carottes. Le village natal de Marthe et Isabeau.
Ils avaient monté leurs tentes en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire ; puis le sergent, qui les commandait, avait annoncé avec un accent du sud à couper au couteau :
« Oyez, braves gens ! Dans le cadre du programme d’intégration du district 10 à l’Empire Féerique – que paix et prospérité lui soient accordées – et conformément au traité signé ce matin-même, nous proposons à ceux qui le voudront de racheter leurs maisons. Les volontaires se verront accorder gracieusement deux cent glandors afin d’aider à leur relogement, ainsi qu’un laisser-passer leur permettant de voyager dans tous les districts intégrés de la Région des Montagnes. »
Il n’avait pas fini de prononcer son discours que déjà, les murmures rancuniers parcouraient l’auditoire.
« Les maisons abandonnées seront entretenues avec soin jusqu’à ce que le district soit propre à être habité par les citoyens féeriques.
- Ah ça, jamais ! »
Une clameur d’approbation fit écho à l’exclamation de Gregory.
« Jamais, vous entendez ? Pas un seul habitant du Val aux Carottes ne laissera la maison de ses ancêtres aux mains des envahisseurs. Notre Roi n’a pas signé pour cela ! »
Les militaires tirèrent quelques coups de baguette magique en l’air pour rétablir le calme.
« Silence ! Personne ne sera expulsé par la force. Seuls le temps et la rigueur vous conduiront à peut-être changer d’avis. Sur ce, il reste un battement avant le couvre-feu, aussi je vous conseille de regagner vos foyers… à moins que vous ne souhaitiez nous les laisser dès ce soir ! »
Les habitants du Val aux Carottes maugréèrent quelques instants, puis obtempérèrent de mauvaise grâce. Marthe, pourtant, hésitait. Elle aurait bien voulu que Gregory ait raison. Elle aurait bien voulu résister, garder sa maison, ses terres, son passé. Mais avait-elle le choix ?
Ce fut ainsi que, le lendemain même de la signature, elle abandonnait sa maison aux forces d’occupation impériales.
Deux cent glandors en poche, son sac sur le dos et Isabeau à ses côtés, Marthe marchait d’un pas vif. Elle espérait avoir quitté le village avant que ses compatriotes ne s’aperçoivent de sa traîtrise. Hélas ! À peine deux rues plus loin, Solange la Rousse balayait l’allée de pierres de son jardin.
« Eh bien, Marthe, Isabeau, où allez-vous comme cela ? »
Marthe baissa le regard.
« Je pensais aller chercher du travail au district 8. Ce n’est pas forcément le meilleur endroit, mais Isa est encore petite, je ne veux pas la faire marcher trop longtemps… En plus on dit qu’il reste encore des fidèles au culte du vrai Dieu, alors…
- Les fidèles du vrai Dieu, coupa Solange, ne revendent pas la maison de leurs ancêtres à l’envahisseur pour une poignée de billes scintillantes !
- Je fais ce que je peux, Solange. Si encore ils avaient laissé nos guerriers revenir au pays… Mais tu sais que notre mère est morte et notre père vendu comme esclave à l’autre bout de l’Empire. Je n’ai pas trente-six solutions.
- Et tu refuses de te sacrifier pour ton pays ? Tu te penses trop importante, plus importante que ta mère, ou que mon frère, ou que notre roi ?
- Sa Majesté ne nous a jamais demandé de mourir de faim, répondit Marthe. Surtout que cela n’aiderait pas du tout le pays. Cela leur permettrait seulement de récupérer la maison gratuitement.
- N’y a-t-il donc que l’argent qui t’intéresse ? »
Marthe ouvrit la bouche pour répliquer, mais Isabeau fut plus rapide.
« Et toi, n’y a-t-il que rabaisser les autres qui t’intéresse ? Si tu avais eu à cœur que nous gardions notre maison, tu n’avais qu’à accepter de prendre Marthe comme aide lorsqu’elle te l’a demandé ! Tu n’es qu’une méchante femme, voilà.
- Isabeau !
- Quoi ? C’est vrai. »
Marthe ne pouvait pas le nier. Alors elle prit la main de sa petite sœur et toutes deux laissèrent Solange à son balai.
Ce ne fut cependant pas la seule habitante du Val qui se permirent de donner leur avis. Robin ne les invectiva pas, mais déplora longuement la perte de cette belle maison et de ces deux fières sujettes du Roi. Camille leur conseilla d’aller plutôt dans les montagnes du nord, pas encore soumises aux fées – comme si les 200 glandors qu’elles avaient obtenus avaient la moindre valeur là-bas. Henri expliqua à qui voulait l’entendre que lui aussi avait quatorze ans, que lui non plus n’avait plus ses parents, mais que pourtant, lui, il ne se vendait pas aux fées. Et la vieille Gertrude maugréa que de son temps, on se serait débrouillé pour que les petites puissent rester, et que les bonnes manières se perdaient de nos jours.
Enfin, Marthe et Isabeau réussirent à quitter le village.
« Regarde ! À droite, c’est la montagne Alfred. C’est là qu’est bâtie notre capitale. Et à gauche, c’est celle que les fées appellent le Mont Vert.
- Je sais, on l’a appris à l’école. Mais le Mont Vert est devenu le district 9 de l’Empire il y a trois ans. Je m’en souviens, parce que j’étais assise à côté de Juliette quand le professeur nous a annoncé la nouvelle. Pourquoi ne va-t-on pas là-bas ?
- Pour plusieurs raisons. Premièrement, la montagne est encore sous occupation militaire. Ce n’est pas un district intégré, mais un district en cours d’intégration. Le laisser-passer que nous a laissé le sergent n’est valable que pour les districts déjà intégrés à l’Empire, soit les districts de 1 à 8. »
Marthe se tut le temps d’enjamber une ronce qui avait poussé en travers du chemin.
« Ensuite, les hautes montagnes, ce n’est pas une région très accueillante. Il fait froid, il tombe des foulées d'épaisseur de neige en hiver, et les gens comme nous, qui venons de la vallée, ne savons pas nous y prendre. Et surtout, il n’y a pas de travail que je puisse exercer là-bas. Les militaires n’ont pas besoin d’une ogresse de plus dans leurs pattes, et les gens qui y habitent encore ne sont pas de riches fées mais plutôt de pauvres hères comme nos voisins du Val aux Carottes. Alors qu’au district 8, je pourrai trouver un riche commerçant qui aurait besoin d’une aide. Il y a aussi des usines, et dans le pire des cas, je prendrai une place de femme de ménage ou de cuisinière chez des nobles.
- Tu ne vas tout de même pas travailler comme servante ! Tu as toujours voulu…
- Oui, mais c’est impossible, répondit-elle plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu. Parfois, il faut revoir ses ambitions à la baisse. On va essayer de rester convenables, de manger à notre faim, d’aller à la prière toutes les octaines et de te faire retourner à l’école. Ce sera déjà une bonne chose. »
Sur ces mots, Marthe se tut et Isabeau continua à marcher en silence. La campagne des environs était assez sauvage, impropre aux cultures ; mais au cours des dernières années, de nombreux ogres avaient emprunté ce chemin pour rejoindre le front, et on pouvait y circuler presque sans risquer d’accrocher ses vêtements. Elles ne portaient pas leurs jupes, évidemment : Marthe avait récupéré une tenue de travail appartenant à son père, et avait laissé sa vieille salopette à sa petite sœur. Malgré tout, elles étaient ravies de ne pas se griffer les jambes ou les bras.
Le chemin montait de plus en plus. Marthe avait espéré atteindre le col avant midi, mais le soleil était déjà bien haut dans le ciel et leurs estomacs gargouillaient. Alors Marthe désigna une petite étendue d’herbe éclairée. Elles s’y assirent, Isabeau posa à terre le sac de pique-nique… et elle fondit en larmes.
« Isabeau ? Qu’y a-t-il ?
- Je veux rentrer… à la maison… hoqueta-t-elle ; je veux que papa revienne… et maman… et qu’il n’y ait plus les fées… et que Solange ne… soit pas méchante… et Juliette me manque…
- Oh, Isa ! »
Marthe éclata en sanglots à son tour.
« Moi aussi, je voudrais qu’on puisse… Pardon, Isabeau…
- Ce n’est pas ta faute, tu en as déjà tellement fait ! Et moi, je ne sais pas quoi faire pour aider…
- Tu as huit ans, grenouille.
- Je voudrais être plus grande… et que notre pays soit plus grand, aussi… qu’on ait vaincu les fées… et qu’on soit encore libres… »
Les sœurs pleurèrent de plus belle en se serrant dans les bras l’une de l’autre. Finalement, Marthe souffla longuement et essuya ses larmes.
« Allez Isabeau, on va s’en sortir. Il faut qu’on mange pour prendre des forces. Tu me passes le fromage ? »
Elles atteignirent le col en milieu d’après-midi. Ce n’était pas l’endroit le plus touché par la guerre, la plupart des combats avaient eu lieu plus au nord, dans le grand défilé. Mais l’on voyait encore des traces d’herbe brûlée par les tirs de baguette magique, des arbres coupés par les fées qui voulaient y voir clair, et des restes de crochets, de pics et de cordes à flanc de montagne, là où les ogres s’attachaient pour bombarder de pierres l’armée ennemie.
Toutefois, au milieu des vestiges de guerre, des petites fleurs pointaient le bout de leurs pétales.
« Regarde Marthe, c’est ce que nous disait papa : les fleurs des montagnes ne se fanent jamais ! »
Quelques dizaines de foulées plus loin, en revanche, le terrain était dans un tout autre état. Végétation, terre et fragments de roches avaient volé en éclats dans une zone de plusieurs foulées de diamètre, et même si quelques petites plantes avaient réussi à repousser dans les failles du granit, la crevasse restait une plaie béante dans la majesté de la montagne.
« C’est l’explosion de 739, n’est-ce pas ? »
Marthe baissa la tête. Probablement, oui. L’explosion d’il y a trois ans, qui avait emporté leur mère, et suite à laquelle leur père était parti pour prendre sa relève.
« Vous comprenez, les filles, si le royaume tombe, nous sommes perdus. »
Et pourtant, le royaume était tombé.
Marthe s’agenouilla sur la pierre brute, posa sa main gauche sur le sol et sa main droite sur son cœur. À côté d’elle, Isabeau l’imita.
« Mon Dieu, je vous en prie, veillez sur maman…
- Et sur nous », ajouta la petite.
Marthe acquiesça. Leur maman n’était plus, mais elles, elles vivaient encore. Alors elle se releva et remonta son sac sur ses épaules.
« Allez, encore un petit effort. La frontière n’est pas loin, et j’aimerais qu’on l’ait passée avant la nuit. »
Si la ligne de crête avait longtemps constitué le réel commencement du Royaume des Ogres, les fées, toutefois, avaient situé ailleurs la démarcation entre les districts 10 et 8. Il était certainement plus facile d’installer un poste de frontière en contrebas, au pied de la montagne, plutôt que dans les hauts sommets. Et ce fut à la tombée de la nuit que les deux ogresses fourbues et éreintées arrivèrent à la délimitation.
Il s’agissait d’une haute barrière de bois garnie de pics de métal, suffisante pour décourager quiconque de l’escalader, mais pas forcément pertinente pour bloquer une armée. Après tout, pour quoi faire ? La guerre était terminée. D’ailleurs, ceux qui la gardaient n’étaient pas de fiers soldats en armes, mais une poignée de types à l’uniforme débrayé et à la mine ennuyée. Sûrement auraient-ils préféré un poste plus valorisant, ou bien des installations plus confortables, dans l’ancienne maison de Marthe et Isabeau par exemple.
« Vos papiers s’il vous plaît ? »
Marthe leur tendit le laisser-passer qu’elle avait reçu le matin-même.
« Marthe et Isabeau du Val aux Carottes ? Tout est en règle, allez-y.
- Merci, souffla Marthe, soulagée que tout se passe comme prévu. Est-ce que nous pourrions passer la nuit ici ? Nous avons de quoi payer.
- Et puis quoi encore ? C’est un camp militaire, pas une auberge pour jeunes filles ! »
Les gardiens n’empêchèrent cependant pas lesdites jeunes filles de s’installer à quelques pas à peine de leur campement. Elles enlevèrent leurs chaussures, déroulèrent leurs couvertures pour s’y envelopper, mangèrent encore un peu de fromage et de pain, puis se laissèrent tomber sur l’herbe fraîche. Derrière la clôture, Marthe se sentait en sécurité. Dans le tout nouveau district 10, de nombreux ogres affamés et désespérés avaient sombré dans le banditisme, mais la barrière et les militaires les décourageraient d’attaquer deux voyageuses sans défense. Elle se sentit coupable de trouver du positif dans les installations de l’armée ennemie. Se protéger des siens derrière les lignes féeriques ? Était-elle réellement une traîtresse, comme le disait Solange ?
Puis ses yeux se posèrent sur Isabeau, sa petite grenouille, qui dormait paisiblement. Et elle prit sa décision. Elle allait revoir ses ambitions à la baisse. Protéger son pays ? Même le roi avait capitulé. Mais elle pouvait au moins protéger sa sœur.
Ce furent les rayons du soleil qui les réveillèrent. Encore fatiguées de leur longue marche de la veille, pas très bien reposées et toutes courbaturées d’avoir dormi à la rude, elles durent pourtant bien se lever. Plus tôt elles seraient arrivées à la ville, mieux cela vaudrait sur tous les plans : un toit au-dessus de leurs têtes, des repas chauds dans le ventre, et plus de chances pour Marthe de trouver un métier correct.
« Oh regarde ! Un lapin !
- Chut, tu vas le faire fuir ! »
C’était une belle bête au pelage brun, à l’œil vif et avec une petite queue blanche sur le derrière. Il fit quelques bonds, leva le museau, remua les oreilles, puis se mit à grignoter une feuille de pissenlit. Marthe tendit doucement la main vers le sac de nourriture et, prenant garde à ne pas faire de bruit, en sortit le pain aux figues. Il était temps de faire comme le lapin et de prendre leur petit déjeuner.
La montagne sauvage avait laissé place à des champs cultivés. Tout ce qu’elles voyaient, les fées le soumettaient : les forces de la nature aussi bien que les peuples étrangers. Marthe se demanda si leur roi, à sa mort, tenterait de prendre le contrôle du paradis ! Puis elle se souvint que dans la religion impériale, l’Empereur était le représentant des dieux sur Terre. Donc oui, ils se croyaient vraiment supérieurs à tout. C’était effrayant.
Enfin, cela ne concernait que l’Empereur. Et probablement son entourage, mais tout ce beau monde vivait à la capitale, bien loin des montagnes. Marthe tâcha de se rappeler comment fonctionnait l’Empire. Au centre, il y avait la capitale, avec l’Empereur, la cour, les magiciens, les hauts nobles. Puis, les territoires les plus proches de la capitale étaient appelés les comtés. Ils étaient dirigés par des familles de fées de très ancienne noblesse, vassales de l’Empereur, qui s’étaient alliées à lui pour former le noyau de l’Empire. Et enfin, les régions. Le reste du monde habitable, que les fées avaient découpé et partagé avant même de les conquérir. La région des montagnes, aux yeux de l’Empereur, n’était qu’un lopin de terre parmi d’autres, un fief donné à un noble un peu trop influent, pour le satisfaire et l’occuper en même temps.
Mais ce qu’elle avait devant les yeux, ce n’étaient pas de nobles fées qui intriguaient pour des terres ; c’étaient des paysans qui s’occupaient de leurs cultures. Des fées soignant leurs champs de blé, des lutins sarclant leurs champs de pommes de terres, des elfes arrosant leurs champs de fraises. Il y avait même des humains ! Marthe demanda à quelques-uns s’ils avaient du travail pour elle, mais les réponses étaient toujours les mêmes : ce n’était pas le moment des récoltes, on n’avait besoin de personne, et puis les chambres supplémentaires avaient été réquisitionnées par l’armée, même la grange était prise. Parfois, ils étaient plus explicites : on ne voulait pas d’ogresses à la maison, surtout qu’ils avaient de jeunes enfants. Évidemment, elles risquaient de les manger. Comme si les ogres étaient cannibales… Bon, de toute manière, il n’y avait pas d’école convenable pour Isabeau. Marthe resterait sur son projet initial d’aller s’installer en ville.
Elles arrivèrent en vue de la ville en fin d’après-midi.
La capitale du district 8 se trouvait au fond de la vallée creusée par la Chevelue. Aux yeux des ogres, c’était une aberration de s’installer dans un endroit aussi exposé : il fallait un endroit en hauteur pour repousser les attaques de bandits ou d’armées ennemies. Mais visiblement, au sein d’un Empire prospère doté d’une armée efficace, l’accès à la rivière était préférable à une défense efficace.
Marthe nota tout de même que le château du baron avait été construit en surplomb, au sommet d’une colline.
Elle reporta son regard vers la ville elle-même. Il n’était pas bien compliqué de comprendre qui vivait où. En amont de la Chevelue, les rues étaient droites, les maisons, larges, et des arbres et des fontaines agrémentaient les vastes places. L’avenue principale, bordée de demeures cossues, reliait le port à un large bâtiment qui devait être l’administration centrale. Certaines demeures étaient pourvues de jardins, ou au moins de petites plate-bandes de terre où poussaient des fleurs d’ornement. En aval de la rivière, au contraire, des ruelles étroites se faufilaient entre les immeubles gris. Sur la rive droite, des usines avaient été érigées là où autrefois avaient dû se trouver des pâturages. Sur la rive gauche, les bâtisses étaient construites les unes sur les autres, de travers, certaines semblaient sur le point de s’écrouler.
Isabeau lui attrapa la main.
Elles contemplèrent une dernière fois les jolies maisons, comme celle dans laquelle elles avaient grandi. Ce genre de vie était désormais hors de portée.
Alors elles se dirigèrent vers les quartiers pauvres.