— Ouvre tes yeux, à présent.
La petite fille s’éveilla lentement. Elle retira sa main de la mienne pour frotter ses yeux assaillis de lumière, puis me regarda. Mes yeux devaient demander : « alors ? ».
— Vous n’aimez vraiment pas les voitures, je me trompe ? dit-elle.
Je ne pus m’empêcher de rire.
— Tu n’as pas tort, ma petite. Tu n’as pas tort du tout. Or, sache que ce n’est pas de cela que je veux que tu te souviennes.
Je la regardai plus sérieusement.
— J’ai un enseignement pour toi. Veux-tu l’entendre ?
Ses yeux répondirent avant elle.
— Oui !
— Bien. Lève les yeux vers ce monde avec moi, veux-tu ?
Je regardai vers la rue. Julia m’imita.
— Que vois-tu ?
Elle analysa un instant en silence, puis se mit à parler.
— Il y a cette rue pleine de craques et de trous, toutes ces voitures stationnées, et celles qui passent devant nous. Il y a cet immeuble gris en face, je crois qu’il y a des gens qui y habitent. Une grande grue tourne lentement, derrière lui. Et puis, les bâtiments se suivent jusqu’à là-bas, au plus loin de ma vue. Devant eux, un peu de verdure et quelques arbres. Ils sont beaux, eux, sous le ciel bleu. Et puis, il y a ce garçon, sur son bicycle. Il a l’air heureux, les cheveux dans le vent.
Elle se tourna vers moi.
— Il y a aussi vous et moi, votre sac, ce banc et cette cabine.
Je hochai doucement la tête.
— Et comment le trouves-tu, ce monde ?
La question la surprit.
— Comment je le trouve ? (Elle reposa ses yeux sur la rue) Plutôt sale. Plutôt lourd et bruyant. Chaud, aussi. Mais je les aime, ces arbres. Le vent caresse leurs feuilles vertes.
— Je les aime, moi aussi. Dommage qu’on ne leur laisse que si peu d’espace.
Julia me regarda à nouveau.
— Il y a vous et moi, au moins, Monsieur A. Vous, moi, ce garçon en bicycle et ces passants.
Je souris.
— Oui, mon enfant, il y a nous. Toi et moi, dans une étouffante cabine, collés sur un ridicule banc, cyclistes et passants dans leurs corridors étroits, manquant de se faire tuer. Mais nous sommes là, il faut s’en réjouir. Et aussi modeste cette salle de classe puisse-t-elle être, c’est ici que je veux te donner mon premier enseignement. Te souviens-tu quand j’ai dit que « la voiture, c’est le monde, le monde, c’est la voiture » ?
— Oui, c’était avec les inventeurs.
— Exactement. Or, sache ceci : la voiture, ce n’est pas le monde, le monde, ce n’est pas la voiture.
Elle plissa les sourcils.
— Mais c’est le contraire de ce que vous avez dit.
— C’est pourquoi la deuxième règle est si importante, mon enfant. Ne me crois jamais, et j’ajoute ceci : ne me crois jamais, surtout quand je te parle en prose. Or, continuons : la voiture, ce n’est pas le monde, toutefois, elle est partout, n’est-ce pas ? Voici donc mon premier enseignement, puisses-tu l’entendre comme il le faut : ce qui est normal n’est pas nécessairement normal.
Julia répéta mes mots.
— « Ce qui est normal n’est pas nécessairement normal » ?
— Oui, pour ne pas dire « ce qui est devenu normal n’est pas nécessairement naturel ou bon. » Mais de ce qui est naturel et de ce qui ne l’est pas, je ne veux pas m’étendre là-dessus, et moins encore sur la supposée morale. Alors, ce que j’ai à te donner, c’est ce fragile enseignement, pourtant si profond : « ce qui est devenu normal n’est pas nécessairement normal ».
« Le monde, ce n’est pas seulement ce que tu en vois, ce que tu en entends, ce que l’on te dit qu’il est. Il y a eu un monde avant les voitures, les autoroutes, le béton, le gris et le plastique. Non pas un monde parfait, cela n’a jamais existé. Pendant des millénaires, ce sont des choses que l’on ne pouvait ni voir ni entendre qui contrôlaient le monde : les dieux. Heureusement, certains ont pris le temps de les tuer. Mais, voici : des religions naissent d’autres religions. Et il semble que notre nouvelle religion a pour activité essentielle d’exploiter la Terre, avec un penchant pour l’humanité. De cet air pesant, de ce décor sinistre, de ces tueurs de silences, il n’y a rien d’humain — du moins, rien de noble.
« Peux-tu le comprendre, mon enfant ? De ce monde où tu as toujours vécu, il est une pauvre tentative, un amoncellement d’erreurs, un anti-humain. Pourquoi je vous quitte, c’est ce que tu me demandes ? Oh ! ma Julia, ne t’a-t-on donc jamais dit que, à quelques heures d’ici à peine, le monde s’adoucit et se libère ? Ne t’a-t-on donc jamais dit qu’il existe le vrai monde, celui où l’homme a sa place, auprès des bêtes et des arbres ? Ah ! ma pauvre, toi à qui l’on a menti, toi à qui l’on a voilé l’esprit, ne comprends-tu pas la première raison de ma fuite, à présent ? Ne m’imagines-tu pas déjà, au bout des bois, mettre le feu à ma voiture, pour ne plus jamais revenir ? Et si j’avais à revenir, demandes-tu ? Ah ! si j’avais à revenir, mon enfant, ce serait parmi la foudre, le tonnerre, le soufre et le feu ! Si j’avais à revenir — ne l’imagines-tu pas, cette scène mythologique ? —, ce serait pour tout détruire ! »
Et au moment même où j’eus prononcé ces mots, un cri horrible submergea la rue, faisant trembler nos oreilles et nos os. Je regardai vers son origine et me levai d’un bond, saisissant mon sac et la main de Julia.
— Viens, mon enfant. La voiture a encore frappé…
Monsieur A évoque à un moment la mythologie. Peut-être que tu renforcerais son propos en illustrant directement avec un épisode mythologique ou biblique (dans le cas présent, faire référence à l'Apocalypse serait intéressant). La mythologie a un grand pouvoir d'explicitation. J'ai hâte de lire la suite, c'est pourtant rare qu'une histoire m'accroche sur Internet, mais j'aime chercher, réfléchir, comprendre et revenir plusieurs fois sur le texte pour y arriver. Vivement demain pour la suite !
Vraiment, ce commentaire me procure une vive joie : sa clairvoyance est presque de l'ordre de la… Voyance ! Laisse-moi m'expliquer.
Tu dis qu'une référence à un épisode mythologique ou biblique renforcerais mon propos, et je suis d'accord ; c'est d'ailleurs pourquoi cette référence est là, sous nos yeux ! : "Ah ! si j’avais à revenir, mon enfant, ce serait parmi la foudre, le tonnerre, le soufre et le feu !"
Dans sa chanson Revolution, celui qui fut longtemps mon "idole", Bob Marley, répète plusieurs fois : "We've got the lightning, thunder, brimstone and fire !" (en parlant de ce qui est du côté du peuple lors d'une Révolution, soit les forces de la Nature). Or, cette chanson (et la philosophie Rastafari en général) est ancrée dans la mythologie biblique. D'ailleurs, les premiers mots de la chanson sont : "Revelation reveals the truth", soit "L'Apocalypse révèle la vérité" et la foudre, le tonnerre, le soufre et le feu sont récurrent dans le vocabulaire mystique.
Merci à toi de prendre le temps de lire mes mots et de les commenter, ça me touche... J'espère que la suite de ta lecture te plaira tout autant !
Au plaisir,
AGL
En même temps je n'aime pas les références trop explicites : c'est d'ailleurs un des éléments qui fait que cela reste un roman. Or, dans la note finale, nombres d'œuvres citées dans ce roman sont données. J'avoue cependant que Bob ne l'est pas. À vrai dire, je n'avais jamais eu l'intention de la donner, cette référence. C'était comme un clin d'œil à moi-même, à mon passé... C'était avant que tu ne découvres mon secret !
AGL
Y a même une petite allusion à Nietzsche à un moment si je ne me trompe :-p
Y a des moments où je ne peux qu'être d'accord avec le malheureux héros, je dis malheureux car il ne peux que perdre. Sa quête est perdu d'avance. C'est comme essayer de fuir l'air qu'on respire. Mais il a raison par certains côtés. Ne pas croire que le normal est normal. Pas grand chose n'est plus vrai que cela
A bientôt pour la suite
Tu dis que la quête de Monsieur A est perdu d'avance. Je ne suis pas d'accord. Je crois qu'il reste encore des coins plus ou moins épargnés par la civilisation sur notre Terre (si on exclue l'inévitable réchauffement climatique). Nietzsche dirait probablement : "Fuis, mon ami, dans ta solitude ! Je te vois étourdi par le bruit des grands hommes et meurtri par les aiguillons des petits. Avec dignité, la forêt et le rocher savent se taire en ta compagnie. Ressemble de nouveau à l’arbre que tu aimes, à l’arbre aux larges branches : il écoute silencieux, suspendu sur la mer."
Merci beaucoup pour ton commentaire. En espérant que la suite te plaira !
AGL
Ho c'est rigolo, c'est comme un jeu, trouver la référence philo :) Bon, je ne suis vraiment pas sur de les avoir toutes vu mon bagage frugal en la matière. Mais le concept est intéressant
Peut être que tu pourrais ajouter une annexe à la fin où tu les mettrai toutes ? un peu comme les solutions de mots croisés
Oui je comprends ce que tu veux dire en disant qu'il reste encore des coins épargnés. Heureusement ! Mais disons, que la fuite de plus en plus loin pour espérer trouver la paix, ce n'est à mon sens, pas vraiment gagner. Il vivra toujours dans l'angoisse que la "normalité" le rattrape.
Comme le disais un collègue chinois "En chine, la solitude est un luxe"
Enfin j'aime beaucoup tes écrits. Ca fait réfléchir. c'est le but j'imagine.
A bientôt
Question de savoir si Monsieur A vit dans l'angoisse, je ne sais pas. Peut-être en apprendrons nous davantage dans la suite de l'histoire... ;)
Merci beaucoup pour tes commentaires.
AGL