C’est bien parce que je crois qu’il y a un fond de volonté bienveillante dans toute histoire que je ne commence pas en criant. En vérité, je ne les connais pas, les inventeurs de la voiture. Or, c’est sans trop de difficulté que je peux voir en mon esprit leurs visages crasseux, creusés d’un large sourire, les yeux pleins d’eau. Les vois-tu toi aussi, ma petite ?
— Nous avons inventé le cheval mécanique ! nous crient-ils. C’est une révolution !
Et voilà que mon sang commence déjà à se chauffer.
— Et quelle révolution ! que je réponds. Vous avez remplacé l’odeur de fumier par celle du pétrole brûlé ; le tapage des sabots par l’explosion des moteurs. Mais ce n’est qu’une question de vitesse, je l’entends. Vous êtes des enfants de l’idée fausse du progrès, et le progrès n’est qu’une des nombreuses impostures de la vitesse. Votre siècle a passé si vite que vous n’avez pas pris le temps de définir le progrès. C’est de lui que vous êtes né, pauvres indéfinis, mi-homme mi-machine. Et, de vous, ce mi-cheval mi-machine, votre enfant, la voiture.
Regarde ces pauvres hommes, Julia. On dirait qu’ils ont vu un fantôme. Je dois adoucir ma voix un instant.
— Or, comment pourrais-je vous en vouloir, mes frères ? Vous êtes des créateurs, comme moi, des travailleurs acharnés. Voici donc la seule réprimande que j’ai à vous faire : pourquoi avoir fait reposer votre volonté — que dis-je ! — pourquoi avoir bâti votre vie entière sur cette idée si faible, si élastique, si vaseuse du progrès ? Vous, grands architectes, vous saviez pourtant bien ce qui se produit quand on construit sur un sol boueux : tout s’écroule — et plus vous avez vu grand, plus votre chute est fatale !
L’un d’eux, tout en sueur, retrouvait l’usage de sa voix.
— Mais, bafouilla-t-il, comment le fruit de notre travail pourrait-il être fatal ? C’est un cheval mécanique ! Jamais dans l’histoire d’aucuns n’ont voulu faire la guerre aux chevaux. Vous n’aimez donc pas son allure, à cet étalon noir ? Ne voyez-vous pas ses quatre pattes, ses deux grands yeux ronds, sa gueule haletante ? Et cette fière carcasse aux angles droits, ces couleurs toutes fraîches, ces vitres cristallines ? Et s’il se trouvait quelques mauvaises intentions au cœur de ce moteur, n’y aurait-il pas qu’à le laisser mourir de soif ?
Je souris.
— Quelle belle époque vivez-vous, à vous tuer dans l’espoir de donner vie aux machines ! Il vous fascine, votre grand équidé, n’est-ce pas ? En vérité, vous mettez ici le doigt sur le problème : il fascine trop ! Votre fascination est saine, dites-vous ? C’est débattable. Or, disons que je vous donne raison — ne dit-on pas que devenir parent est la plus belle chose qui puisse arriver dans une vie ? Considérant que votre passion soit justifiée, sachez qu’elle n’est rien devant la vénération qu’en feront vos enfants.
— Une vénération ? dit l’un d’eux.
— Oh ! Oui ! Et c’est un pauvre euphémisme. Car il est pire qu’une religion qui naîtra de votre création. Il n’aura fallu que les gagnants de la guerre la plus meurtrière de l’histoire — une poignée de fous — et une autre guerre. Une guerre cette fois contre la terre entière et c’est en votre voiture qu’ils verront la plus grande arme de l’histoire. Les yeux monopolisés par votre création, les voici qui se mettaient à crier : « Ô, grands parasites d’acier ! Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ! Dominez toute vie que vous trouverez. » Et si le cheval est né pour obéir, il faut croire qu’il a transmis ce trait à son cousin métallique. On voulait qu’il domine, c’est ce qu’il fit.
« Parasite, la voiture s’est multipliée à une vitesse folle. Nous l’avons laissée faire, dites-vous ? Mieux encore, mes frères : nous lui avons donné le relais ! Il n’est pas d’hier que l’homme se lamente dans sa honte, répugné par sa laideur. Mais voilà que, dans cette peinture lustrée toute fraîche, son reflet lui apparaissait pour la première fois agréable. Et c’est quand il a vu pour la première fois son visage dans un rétroviseur, les cheveux dans le vent, que se creusa un premier sourire sur ses joues rouges. Alors, il s’est écrié : « la voiture a inventé le bonheur ! »
« Ainsi, de parasites, la voiture s’est fait bulldozer. Il fallait propager la bonne nouvelle et construire un monde pour la voiture ! C’est pourquoi nous l’avons fait écraser tout sur son passage : des quartiers culturels aux monuments historiques, des forêts ancestrales aux lacs silencieux jusqu’aux montagnes des plus éloignées. Elle s’est frayé un chemin vers chacun d’entre nous, des plus riches aux plus pauvres, la Bonne et Juste ! Nous l’avons accueillie à bras ouverts, comme un don de Dieu.
« Nous lui avons donné le relais, à la voiture. Pourquoi, demandes-tu ? Mais parce qu’elle méritait ce monde bien plus que nous ! Regarde : des parcs sont devenus les parcs automobiles, des restaurants sont devenus les drive-in, des magasins généraux sont devenus les grands stationnements, des rues sont devenues les fleuves de bétons ; de l’espace humain est devenu l’espace automobile.
« Qui voudrait encore de l’homme sans sa voiture ? Qu’a-t-elle à offrir, cette vieille bête fragile ? Peut-elle cracher des flammes, des nuages de fumée ? Peut-elle courser avec le fauve ? Peut-elle faire hurler ses pattes dans sa vitesse ? Elle parle, dis-tu ? Que m’importe ! Ne les entends-tu pas, ces voitures, se crier dessus dans leurs klaxons ? N’enterrent-elles pas à elles seules les cris des quelques animaux qu’elles ont épargnés ?
« La voiture n’a pas qu’inventé le bonheur, elle a inventé la liberté ! Elle a lié les hommes de toutes les contrées, même des plus éloignées ! », voilà ce que chantent aujourd’hui vos enfants. Il faut croire que les gaz que chie votre cheval mécanique ont empoisonné bonne quantité de leurs neurones. Il faut croire aussi qu’à force de voir plus de voitures que d’humains, que d’entendre plus d’autoroutes que de voix, que de marcher sur plus de béton que d’herbes, que de sentir plus de fumée que d’air pur, que de manger dans plus de drive-in que de cuisine. Hélas ! En vérité, ils ont raison, vos enfants, de parler ainsi. La voiture, c’est le monde. Le monde, c’est la voiture. Elle est ici, ma malédiction, car, que je vous quitte, je le peux, mais où que j’aille, un de vos chevaux métalliques pourra s’y rendre aussi. Pire encore ! C’est lui qui me permettra de fuir ! »
Lorsque j’eus prononcé ces paroles, je me tus. C’est alors qu’un des inventeurs tomba dans une chaise, comme si elle était la seule chose qui l’empêchait de s’évanouir. Il parla d’une voix brisée.
— Alors, qu’en est-il de nous, homme du futur ? Que doit-on faire pour vous sauver, toi et cette enfant ?
Ma voix se fit dure.
— Vous ai-je demandé de nous sauver ? En outre, auriez-vous la prétention d’être les seuls à pouvoir attacher quatre roues à un moteur ? La voiture est inévitable, mon ami. Mais sache ceci : la voiture, je la veux inévitable ! N’entends-tu pas la voix qui lance des éclairs, à travers mon sac en jute : « délivrer ceux qui sont passés et métamorphoser tout “c’était” en “je le voulais ainsi !”, — voilà seulement ce qui, pour moi, pourrait s’appeler la rédemption ! ».
« Ah ! mon frère, votre erreur magistrale, aussi horriblement vient-elle me briser le cœur, les yeux, les narines, les poumons et les oreilles, je la veux ! Qu’aurais-je à affronter s’il n’y avait ni voitures, ni autoroutes, ni stationnements ? Bien des choses, dites-vous ? C’est vrai. Or, c’est que je garde de cette jungle de béton, votre fille, le plus précieux de mes secrets : ce monde, je veux le réduire en miettes ! »
Ici, je m’arrêtai et pris doucement la main de Julia.
— Viens, mon enfant. J’ai tant d’autres choses à te dire sur le monstre d’acier, mais j’aurais peur que ces hommes se suicident de honte.
Je levai le regard sur eux une dernière fois.
— N’ayez pas honte, mes frères. Ce que vous devez devenir, devenez-le. Ce que vous avez à créer, créez-le. De le détruire, je m’en chargerai.
Enfin du temps pour reprendre mes lectures, me revoici donc pour la suite de ton texte qui m'avait bien interpellée -
J'aime bien ce chapitre un peu en forme d'éloge paradoxal d'abord - avec cet ironique "ah quelle époque nous vivons !" - avant d'aller vers la diatribe. L'argumentation est bien menée et les images convoquées assez parlantes. Bon, on sent beaucoup d'amertume chez ce personnage, à se demander ce qui a tant pu la générer... Mais son questionnement est très intéressant : ça ne sert strictement à rien de crier au progrès si on ne réfléchit pas à ce qu'on met derrière, "progrès" oui, mais vers quoi ? Et les avis trouvant toujours des oppositions, il n'y a jamais de progrès dans l'absolu, ce qui est progrès pour les uns sera décadence pour d'autres. Il n'y a qu'à voir la campagne présidentielle, où "progrès" est souvent le grand mot, mais c'est toujours creux, nul ne prend la peine de le définir.
Toujours un plaisir de te lire ! A une prochaine !
Tu as visé juste avec "diatribe". Plus encore que de l'amertume, c'est de la haine qui traverse Monsieur A. Pourquoi ? Eh bien, peut-être n'a-t-il pas subi la voiture (et son empire) comme tu l'as subi. En France, vous avez cette chance d'être un pays millénaire, dont les villes ont été construite bien avant la création de la voiture. Mais as-tu déjà mis les pieds (ou, devrais-je dire, les pneus) dans une ville qui fut construite dans un seul but : accommoder la voiture ? Devant ce spectacle de décadence, peut-être porterais-tu alors un discours semblable à celui de Monsieur A...
Mais Monsieur A n'est pas exactement un réactionnaire. La haine attise son discours, mais elle n'est pas sa fin. C'est qu'il y a une idée plus haute du monde qui le guide. En portant ses yeux sur ce monde horrible, il se dit : "il me semble que nous valons plus que ça". Il est guidé par un grand espoir.
Merci pour tes commentaires, ça fait vraiment plaisir !
AGL
Ton commentaire a plusieurs aspects, alors je vais tenter d'y répondre point par point.
D'abord, est-ce que Monsieur A va évoluer au fil des chapitres, notamment avec l'aide de Julia ? Je pense qu'on évolue tous, encore faudrait-il définir "évoluer". Mais en vue des péripéties qu'ils vont vivre ensemble, ils ne peuvent qu'en sortir transformés. Quant à savoir si Monsieur A va rester, je vais te laisser le découvrir…
Ensuite, tu mets le doigt sur un aspect fondamental de cette œuvre. En effet, la "distance" entre l'espace temps où se tient les conversations et les sujets de ces conversations eux-mêmes montre l'aspect le plus négatif de ce roman, soit justement qu'il n'aurait peut-être pas dû être un roman. La narration dans cette histoire n'est qu'un prétexte pour exposer ma pensée (c'est pourquoi les chapitres d'action sont nommés "Interlude"), pensée qui aurait très bien pu être exposé dans un essai (si j'avais les connaissances et la prétention nécessaires). D'un autre côté, la fiction me permait de m'exprimer en prose, ce qui me confère une liberté que j'aime bien, et, malgré tout, j'ai fini par m'attacher à mes personnages, qui n'étaient à l'origine eux aussi que des simples prétextes.
Merci beaucoup pour tes commentaires, j'espère que tu ne trouveras pas ma réponse trop longue...
Au plaisir,
AGL
Merci pour ta réponse !
AGL
Je comprends le point de vue du narrateur par certains côté, mais en étant si farouchement opposé à cet objet qu est la voiture, finalement il rejoint la cohorte de ceux qui l'adulent, un peu comme peuvent être unis les croyants et les athes.
Il la rejette à tel point que son jugement s'en trouve quelque part troublé, je trouve. Probablement qu un juste milieu peut trouver sa place ici. Peut être que ce sera par la bouche de la petite Julia ? Nous verrons
En tout cas , ton texte m'intrigue beaucoup
Je lirais la suite avec intérêt !
Merci et à bientôt
Merci beaucoup pour ton commentaire !
Que dirait-on aujourd'hui à un prophète qui contre une invention utile à tous demanderai, pour notre pays le sacrifice de 3000 vie humaines ?
Ce prophète pourrait-être l'inventeur de la voiture.
bien cordialement,
Pierre