Première déambulation dans Tambarrès

J’arrive à dix-sept heures le lendemain de la soirée sur les quais, Gare de l’Est. Antonin est déjà là. A nos places (57-58), j’ai le plaisir de voir Sphinge. Une œillade furtive de moi à son téléphone, suffisamment furtive pour me donner l’impression d’être une information négligeable. Je me plais cependant à penser que Sphinge a choisi ce train tout en sachant que je le prenais moi-même. Sa froideur, une façade…histoire, sans doute, de ne pas trop me mousser. Sphinge porte un manteau de fourrure que je trouve exceptionnellement transgressif à côté d’Antonin (il ne se vêt qu’en poil de melon). Le khôl noir, le manteau noir ; sa chevelure ressemble à une coulée de lave sur un tapis de cendre.

Nous reprenons la conversation là où nous l’avions laissée hier. A vrai dire, nous sommes beaucoup aidés par Antonin. L’air malicieux, il se tient coi, ce qui est très contraire à ses habitudes. Antonin, si tu lis ce texte, toute ma reconnaissance ! je sais bien comment fermer ta grande bouche tout ce temps a dû être un défi pour toi !

J’apprends que Sphinge est née à Tambarrès, que ses parents travaillent dans le textile, qu’elle a fréquenté l’Institut catholique de Paris et que désormais elle souhaite entreprendre. Dans quel secteur ? Elle ne sait pas encore. « Vu la pelisse, pensé-je à part moi, probablement dans le dépeçage de bébés phoques. »

Sphinge affiche une certaine confiance en elle. « Affiche », car je ne suis pas bien sûr que cette confiance soit encore bien consolidée. Par exemple, Sphinge prononce de temps en temps des sortes d’arrêts, d’orgueilleuses sentences sur le quotidien et l’existence en général, qui sont bien évanescentes toutefois, puisqu’un léger vacillement dans son regard nous les fait aussitôt déconsidérer. Elle semble alors s’effrayer de tant d’assurance. Ses yeux s’embuent. Elle sourit : « un peu d’indulgence pour mes vertes années je vous prie… » J’ai à ces moments-là, l’envie terrible de la serrer dans mes bras. C’est quelque chose qu’elle corrigera, bien entendu, on est forcé de le faire quand on veut un peu se débrouiller dans la vie, et j’en ai bien peur, surtout lorsqu’on est une fille…en attendant, c’est une raison de plus pour l’aimer.  

Les abords de Tambarrès sont semblables aux abords de toutes métropoles : zones commerciales, hangars, pavillons tristes, rocades, aires d’autoroutes etc. Nous arrivons gare de Paris, qui est la seconde gare de Tambarrès après la gare de l’Elbe.

Antonin et Sphinge me proposent de marcher jusque chez Moussa ; l’occasion pour moi de voir la ville. Descendant les marches de la gare, nous nous engageons dans la rue Faidherbe. Tout le long de cette rue, les toits poursuivent une courbe sinusoïdale. Les immeubles portent des boutons de fleurs aux encoignures des fenêtres. Partout, entrelacs, liberté des formes, souplesse des matériaux. Ainsi, ce sont des ramures et des volées de feuilles qui soutiennent les balcons. Les réverbères, éteints à cette heure du jour, sont suspendus comme les pampres des charmilles.

Tambarrès a ceci de remarquable (ce n’était pas très clair sur la page Wikipédia, aussi je vous le précise maintenant), qu’elle fut un champ d’expérience de l’Art nouveau. Au début du XXème siècle, les édiles voulurent remédier à la tristesse du centre-ville. Horta et Guimard furent nommés en 1901 à la Commission du renouveau urbanistique de Tambarrès, laquelle officia pendant quinze ans. Sur 30% de la ville, ce ne sont que lignes courbes, lianes, arborescences, teintes vertes, canarie, et bleu pâle. De beaux graffites de Méduses à la manière d’Aubrey Beardsley sont répartis un peu partout sur les murs de la ville. Les toits des bâtiments administratifs sont pareils à de géants nénuphars. Le plus étonnant, sans doute, est l’hôtel de ville, espèce de palais marin sorti d’une feuille de chou.

Comme il est près de vingt heures et que le ventre nous creuse, nous allons nous acheter un sandwich escargot-ail des ours – spécialité de Tambarrès – au marché des Halles. Les Halles, style Baltard, sont supportées par des piliers en bronze à la parfaite imitation de troncs d’arbre. Ces piliers s’étendent sur une centaine de mètres, légèrement désalignés, pour donner au visiteur l’impression d’une promenade en forêt. La centaine d’artistes réquisitionnée pour le Grand œuvre a gravé sur ces arbres une infinité de miniatures merveilleuses. Sur le site de la mairie, il est indiqué que le niveau de détail souhaité par les concepteurs des Halles de Tambarrès ne sera atteint qu’en 2080. Et pour cause, chacun des piliers est parsemé de petites mésanges, d’écureuils, de singes fantastiques, d’ « Héloïse + Abélard = cœur » et j’en passe. Clou du spectacle, les vitraux dessinés par le célèbre Alphonse Mucha, sur quinze mille mètres carrés. Au zénith, le soleil dessine sur les dalles des variations de fées vertes.

Sur le coup de vingt et une heures, nous débouchons sur la plus remarquable place de Tambarrès. En 1902, ce qui constitua la porte monumentale de l’exposition universelle de Paris, conçue par René Binet, fut démontée et transportée sur la place de la Liberté de Tambarrès. Comment vous décrire ce machin…pas facile…c’est sans doute tout cela à la fois, à savoir :

  • Une pyramide creuse ;
  • Un poulpe sur ses ergots ;
  • Une synthèse hollywoodienne un peu ratée de l’ensemble des architectures du tiers-monde ;
  • Un tripalium taillé dans du corail ;
  • Une hanche de vieille femme;
  • Le diadème d’une princesse khmer ;  
  • Le diadème d’une princesse ibérique, etc.

Je me suis renseigné, apparemment, la forme imitée est celle d’un radiolaire. Malgré de longues recherches, j’ai été totalement infoutu de comprendre de ce qu’était un radiolaire. Vous regarderez par vous-même.  

Des fontaines sont disposées aux huit coins de la place. Toute selon le motif d’une fleur extravagante : passiflore, dahlia, camélia etc. Comme me l’apprend Sphinge, c’est assis sur la margelle de la fontaine Camélia, qu’Alexandre Dumas fils eut l’idée de son roman. Elle me dit ça la main sur mon épaule, un de ses doigts m’effleure la nuque. La relative froideur du train semble bien loin désormais. Tout le temps qu’a duré notre marche, nous avons cessé de nous rapprocher. Il me suffit de me retourner, au hasard dans la rue, pour attraper au vol le regard de Sphinge. Elle ne songe même plus à tourner la tête. Antonin, elle ne l’écoute plus que d’une oreille distraite. C’est très bon signe.

Comme nous commençons à être fatigués, nous descendons, Antonin, Sphinge et moi, dans le métro : c’est pour moi, un énième éblouissement. Le métro de Tambarrès est une Alhambra lavée aux grandes eaux du gothique. Le plafond, les murs, le sol sont recouverts de plaques de métal niellées d’encre noire. Le métro circule sur une mousse végétale, humide, bruissante. Je me penche au-dessus des rails. Mes yeux s’accoutumant à la pénombre, j’aperçois bientôt les innombrables ruisselets, qui, lentement, dévalent vers les profondeurs. Après avoir vu ça, impossible de douter de la passion tambarésienne pour les souterrains. « Et tu n'as encore rien vu, j'entends me dire Antonin, ce soir, c'est soirée chez Moussa ! » 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
robruelle
Posté le 16/12/2023
Ouh tu m'as bien eu ou plutôt non, failli m'avoir
Pendant une seconde j'ai bien été tenté de taper forme radiolaire dans un moteur de recherche. Je demandai peut-être à chatgpt mais je doute qu'il explique ca comme il faut
Tour ca pour dire que ça me plaît toujours
C'est étonnant et bien écrit
Je me demande vraiment où tout ça mène
Pour le moment , à priori chez Moussa
robruelle
Posté le 16/12/2023
Note, plus tard. J'ai cédé et demandé à ChatGpt. La réponse est édifiante. Malheureusement, je ne l'ai pas comprise.
Vous lisez