[Première partie : les dents de sang] le jour du mariage

Le voile noir recouvre ma tête jusqu’à mes pieds, et je me demande pourquoi j'ai été placée devant un miroir. Ces objets sont rares, mais je n’ai pas le droit d’y observer mon reflet. Je sens le poids lourd des pierres de Lune sur mon front, et à mes poignets, pour amener la chance à cette union.

— Vipère, rappelles-toi l’honneur qui t’ai fait.

Comme à chaque fois que mon prénom est prononcé, je me dois de siffler comme un serpent, selon la coutume. La femme qui s’agite autour de mon corps drapé réajuste le châle sur mes épaules tandis que sa génitrice peint à la craie des symboles Naturiens sur le bas de la toge. J’entends d’ici ses prières silencieuses.

La voix de celle qui s'agite autour de moi est dure. Comme toute femme, elle me haït. Je pourrais ne pas lui en tenir rigueur, étant donné que cela fait partie de ma malédiction, mais je sais que pour cette matriarche, c’est plus profond qu’une simple illusion liée à ma race et au sang dans mes veines.

— Rossignol, nous sommes bientôt prêts.

Elle chante quelques notes, avant de s’exprimer dans la langue Naturienne :

— Trop tôt.

En effet, et ce sera toujours le cas pour moi.

Je me triture les doigts sous le drap, grattant les écailles qui recouvrent ma peau. Aujourd’hui, elles ont pris la couleur terne des algues qui se meurent. Je suis bien heureuse que la mariée doivent rester couverte le temps de la cérémonie, sinon les femmes n’auraient de cesse de jaser sur cette couleur maladive et les hommes auraient trouvé dix bonnes raisons de faire annuler ce mariage. Car eux m’aiment trop, et aucun n’apprécie de savoir que je suis destiné à un autre que lui-même.

— Quelques minutes encore, nous n’avons pas soumis l’offrande.

Je ferme les yeux, assaillie par les odeurs de fumée au dessus de ma tête. La vieille femme termine de brûler son encens, et ainsi, sa prière. Elle trace un dernier symbole dans le bas de mon dos. Si je hais la matriarche, sa propre mère est plus tolérable. Si la première aurait pu tracer, cachées, des runes de malheur, je sais que la deuxième ne le ferait jamais. Elle est bien l’une des rares en qui j’ai confiance.

— Ton pied, m’ordonne Rossignol.

Je soulève la toge et le lui présente.

— Je compte sur toi, petite, tu ouvriras les cuisses à la nuit tombée, et pas un cri, cela serait trop désagréable. Aigle saura être dur comme il faut, car tu dois encore être domptée.

Je me retiens de soupirer. Je n’ai jamais tenu tête à personne depuis que je me trouve dans ce village. Je suis restée soumise, comme me l’a conseillé Gardienne. Jamais je n’ai haussé la voix, ou la main, malgré les crachats des femmes et les sourires des hommes.

Elle soulève mon pied, me forçant à le tordre dans une position désagréable. J’en perds mon équilibre, mais Louve me retient d’un geste discret, posant sa main dans mon dos. Je me demande comment elle fait. Pour sûr, la malédiction doit agir sur elle d’une manière ou d’une autre, et elle doit me haïr. A moins que la beauté ou le cœur des hommes ne soit plus quelque chose qu’elle convoite. Mais j’ai vu bon nombre de femmes de son âge tenter de m’arracher les yeux.

Rossignol, à l’aide d’une petite pierre fine et taillée, trace la rune de la possession sous mon talon, un quart de lune, avec un triangle en son centre. Je sens d’ici l’odeur de mon sang embaumer la pièce. Un onguent doit être appliqué pour calmer la douleur, mais la mère se contente de reposer mon pied à même le sol terreux de la cabane.

D’un geste brusque, elle me force à me retourner, et soulève le drap sur mon visage, prenant soin à ce que je ne sois plus face au miroir.

— Acceptes-tu l’offrande, afin d’en devenir une toi-même ?

Elle me tend la pierre, teintée du bleu de mon sang. Je déteste cette coutume des Hommes. Le mariage n’est autre qu’un acte barbare s’il est perpétué sans amour. Je n’ai pas d’autres choix que de m’enchaîner à un mâle qui me dégoûte. Dans ma culture, le mot mariage n’existe même pas. L’union est silencieuse, mais fidèle. Les amants échangent leurs vœux sur le lieu sacré de leur clan et y apposent chacun un baiser. Parfois, certaines personnes du village ne savent même pas qu’un couple éternel s’est formé. Mais chez les Hommes, la femelle devient propriété, sous couvert de fidélité. Ils ont si peu confiance qu’ils ont besoin d’offrande, de bijoux, de papier signés du sang et de témoins.

Sous le regard mauvais de Rossignol et contrit de Louve, je me décide à embrasser la fine lame de la pierre et de goûter mon propre sang. Il a, comme de légende, goût d’eau salée, selon l’ascendance de mon espèce.

— Recouvre-toi, je m’en vais dire que tu es prête.

La mère d’Aigle me laisse seule avec la vieille femme. Cette dernière prend mes mains dans les siennes avant de me laisser rabattre le drap sur mon visage.

— Ce soir, tu auras mal, petite vipère.

Je ne siffle pas, car je sais qu’elle n’y verra aucun affront. Elle caresse les écailles qui recouvrent mes jambes jusqu’à mes coudes et observe leur couleur.

— Je connaissais Gardienne, commence-t-elle en joignant mes paumes. Elle a bien pris soin de toi, t’a enseigné les lois des Hommes. Mais tu restes une Autre. L’oublies-tu, parfois ?

— Comment le pourrais-je, Louve ? soufflé-je.

Elle imite le chant du loup un soir de pleine lune, à voix basse en fermant les yeux. Sa peau pâle est ridée à plus d’endroits que je ne peux les compter, et je sens la fatigue dans son étreinte. Depuis que Gardienne m’a confiée à la Tribu Poussienne, ceux qui savent faire pousser les plantes, je vis avec les filles, celles encore trop jeunse pour prétendre au mariage, et chacune est suive par une sage du village, ce qui n’a pas été mon cas. C’est la vieille femme qui s’est occupée de moi. Elle est sans aucun doute la personne dont je suis le plus proche.

— Les mâles ne veulent le voir, les femmes ne voient que ça, et tous oublient, poursuit-elle.

— Quoi dont ? lui demandé-je.

— Ta valeur.

Je fronce les sourcils. Quand Gardienne m’a trouvée, et adoptée, elle m’a mise en garde. Les peuples des Hommes et des Autres ne vivent plus en paix, les uns avec les autres. Mes parents m’ont vendu pour garder la vie sauve, parce qu’un enfant Sang Bleu vaut plus, il est malléable. Et elle m’a secourue des Revendeurs et autres pisteurs, ceux qui traquent mes semblables. Elle s’est occupée de moi jusqu’à ce que je sois trop âgée pour rester près d’elle, et parce qu’elle devait venir en aide à d’autres comme moi. C’est comme ça que je me suis retrouvée au village des Blés. Elle m’a prévenu qu’ils ne seraient pas toujours bons, mais que grâce à ma condition, jamais aucun mal ne me serait fait. Ils vivent trop loin de la mer pour craindre le Seigneur des océans, et trop loin des Montagnes Biscornues pour être menacé par Ours Patte de Sang et ses Flèches. Entre autre, la sécurité contre quelques crachats, et grâce à mon sacrifice, une place de plus dans la demeure de ma sauveuse pour un enfant Autre dans le besoin.

— Ici, tu remues le village, ailleurs, ton sang serait bu, ton corps sacrifié pour la Nature, pour un peu de pluie, de soleil, ou de vent. Te rends-tu compte de la chance que tu as ?

Je ne comprends pas ce qu’elle veut dire, et encore moins le ton piquant dans sa voix.

— Ce soir, tu dois ouvrir les cuisses, le laisser entrer. Mais tu devras tuer l’enfant qu’il va forcer en toi.

Ses ongles se referment sur mes doigts, et je grimace.

— Hors de question qu’un hybride naisse dans mon village !

Elle crache à mes pieds. Je me suis trompée, donc. Louve ne m’apprécie pas plus que les autres. Elle se montre moins méchante, certes, mais elle me hait tout autant, et sa mise en garde est on ne peut plus claire. Les descendants d’un Homme et d’un Autre sont plus détestés encore que les Sangs Bleus purs. Ils sont rare, ceux qui survivent et passent la première année.

Dans un geste tendre qui me donne froid dans le dos, elle serre mes mains entre les siennes avant de les lâcher pour ajuster convenablement le drap sur mon visage. La haine des femmes à mon égard est plus forte que la raison, mais ces dernières ont bien conscience que ce sentiment n’est pas inné. Parfois, j’essaye de me rassurer en me disant que ce n’est pas de leur fait, mais les mots durs qu’on me lance au visage me font oublier mes belles pensées.

Alors qu’elle me guide à l’extérieur de la cabane en bois, j’essaye de ne pas penser à ce qui va suivre. La cérémonie est disgracieuse, mais ce qui suit l’est plus encore. Je ne me souviens plus avec précision les derniers moments que j’ai passés avec mes parents, mais je me rappelle les légendes de mon peuple qu’ils me racontaient les soirs, et toutes les traditions qui font qu’un Aquarien est lié à son sang et ses croyances. Il n’y a pas de mots dans ma langue natale pour expliquer les choses que je m’apprête à vivre.

Je tente de garder à l’esprit les conseils avisés de Gardienne, et tout ce qu’il y a de bon dans ce geste altruiste. Ce n’est qu’un petit sacrifice pour permettre aux miens de survivre et de trouver leur place sur des terres qui étaient leurs quelques décennies plus tôt.

Le sol poussiéreux à mes pieds nus est recouvert de sable blanc, qui provient de la carrière de la Tribu Tailleusienne, ce qui assure une bonne entente de commerce entre les deux villages, et il en est de même avec les habits de certains hommes plus respectés que les autres, dont les couleurs et les coutures ne peuvent provenir que de la Tribu Tissienne. Voilà une chose que m’a expliqué Gardienne, juste avant de m’envoyer chez les Poussiens. Les mariages sont toujours économiques. C’est normal que je n’aime pas mon futur époux, parfois ça arrive, parfois non, mais dans tous les cas, un troc a lieu, un prix est payé, et un contrat établi, à profit des villages alentours et des deux parties. Pour ma part, je n’en ai vu l’ombre. Je n’ai rien à offrir. A part ma beauté vous diraient les hommes, mais ce qu’ils ne peuvent pas savoir, c’est qu’elle est artifice. Les Aquariens, tout comme chaque Sang Bleu, se voit diviser en différentes castes, différentes qualités, qui ne sont pas héréditaires. Si les Hommes pensent que chaque Autre est doté de capacités, c’est en parti faux, car certains le sont plus que d’autres et il arrive qu’un individu ne découvre jamais ce en quoi il est doué, quelle est sa magie.

Pour ma part, je suis une Lorelei, et les légendes m’ont donné d’autres noms, tels que sirènes, ondines ou nymphe des eaux. Certaines ont le don de métamorphose, d’autres le langage de la mer, et d’autres comme moi, celui de perception. Il existe de nombreux mythes autour de notre espèce. Notre peuple a été le dernier à nouer des liens avec ses congénères et la race des humains, du fait qu’il vit sous l’eau. Suite à la maladie étrange du Guideur de notre communauté et de tout un peuple, il lui fallu du sang humain pour survivre, et les Lorelei qui possédaient le don de perception étaient alors en charge d’attirer les mâles grâce à leur beauté. La vérité, c’est que je n’ai jamais vu mon reflet et que je ne sais pas quel est mon véritable visage. Les miroirs se brisent quand je pose mes yeux sur eux, et l’eau ondule sous ma coupe pour ne pas me renvoyer mon image. Les hommes me voient magnifique, et les femmes hideuse. Seuls mes parents, et ceux de ma race, connaissent ma vraie forme et ils ne sont plus là pour me l’enseigner.

Je ne me souviens pas du dernier jour où j’ai côtoyé une personne de mon espèce, cela fait déjà six Solstices Naturiens que je me trouve dans ce village. Le temps ne m’a jamais paru aussi long. Même les années enfermées chez Gardienne, dans sa cave, ne sont rien comparés à l’exil que je vis chaque jour chez les Poussiens.

Tandis que j’arrive devant l’entrée du temple, où le peuple s’entasse, les mâles à droite, les femelles à gauche, Louve s’écarte. Il est de coutume que la femme soit accompagnée du géniteur, mais n’en ayant aucun, je dois rentrer seule. Mon talon me fait un mal de chien, et un coup d’œil dans mon dos m’indique que je laisse des traces de sang bleu à chacun de mes pas. Les mères et les filles crachent dessus, tandis que certains hommes le touchent du bout des doigts et s’en marquent la gorge en signe de passion.

Ce geste me répugne.

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