Prisonnier

Par Sebours
Notes de l’auteur : Cinquième chapitre sur les ancêtres de Ome.

Batum-Khal a créé les castes pour protéger les savoirs transmis aux elfes. Chaque caste a pour mission de protéger farouchement les techniques enseignées par le dieu de la sagesse et des sciences. La transmission s’organise au sein de confréries et de guildes qui dispensent un parcours d’apprentissage complexe et hiérarchisé. Ainsi, les autres bannières endurent mille maux pour atteindre le degré de développement similaire. Les seuls domaines dons lesquels les elfes ne possèdent pas le leadership sont la métallurgie, dominée par les nains, la pêche dominée par les dryades et le commerce de change et l’import-export maîtrisés par les gnomes.

Les castes et leurs savoirs

Encyclopedia gnomnica

Innocent venait d’atteindre l’âge de son défunt père. Tous les jours que Nunn faisait, il doutait de son choix de rejoindre la cité de Panamantra. Tendre n’avait pas fait de fausse couche et était allée à terme. Cependant, elle était morte au cours de l’accouchement, comme sa mère, Dame. Pourquoi enfanter rimait-il avec risquer sa vie ? Pourquoi donc le créateur de toute chose condamnait-il les derniers nés de Nunn à une telle malédiction ?

Depuis dix ans, le forgeron élevait seul ses deux fils, Sauveur et Just. Le premier l’assistait à présent dans son atelier clandestin. Il était devenu un solide gaillard aux larges épaules et aux muscles saillants qui ne laissait pas insensible les demoiselles. Le second commençait également à jouer du marteau. Il alimentait le four et activait le soufflet de la forge. Ils n’étaient pas trop de trois pour répondre aux demandes des proscrits qui arrivaient toujours plus nombreux de Zulla.

Malheureusement, la diaspora des derniers nés s’accompagnait de l’expansion des entreprises criminelles à la tête desquelles régnait la ligue des ombres. Lorsque deux malfrats entrèrent dans la forge pour « proposer leur protection », des réminiscences de la mort de son père, Ame submergèrent Innocent. Ces charognards s’immisçaient encore dans sa vie. Cette fois-ci, il ferait face, il ne fuirait pas, il ne fuirait plus ! Jamais ! Par chance, ses fils se trouvaient dans les dépotoirs de la cité à la recherche de morceaux de métal. Avec leurs gourdins, les bandits commencèrent à renverser et casser tous ce qui était entreposé sur les étagères. Innocent dégaina le long couteau caché derrière le comptoir. « Sortez de chez moi, bande de vautours ! » Il était à un contre deux, mais son arme valait bien plus que leurs deux bouts de bois.

L’un des agresseurs effectua une manœuvre de contournement pour prendre le forgeron en tenaille. Le deuxième lui jeta un seau au visage qu’il esquiva. Ce temps de recul permit au premier criminel de le frapper au genou. L’articulation céda et plia dans une position contre-nature. Une douleur insoutenable saisit Innocent. Il s’appuya sur le comptoir pour ne pas s’écrouler. Il griffait l’air de sa lame pour tenir les deux brigands en respect, mais il s’essouffla rapidement. Il reçut un coup de gourdin sur la nuque puis un autre sur la main qui le désarma. Les bandits se ruèrent sur lui et le forgeron encaissa une avalanche de coups. Après un matraquage en règle, les racketteurs réitérèrent leur ultimatum. « Demain, on repasse et tu files la moitié d’ta caisse à la ligue des ombres! »

Quatre heures plus tard, Sauveur et Just se précipitèrent sur le corps inerte et ensanglanté de leur père. Innocent expliqua ce qui s’était passé alors qu’on l’alitait. Le benjamin le veilla et pansa ses plaies à l’aide de linges humides tandis que l’aîné se précipita au commissariat pour porter plainte auprès de la première caste. Les elfes lui rirent au nez. Le roi Roll cherchait à transformer son royaume de Batumia en empire. Comment pouvait-il espérer atteindre son but avec une société aussi corrompue ? Les dominants n’affichaient aucune empathie pour les faibles mais honnêtes gens. Ils leur préféraient indéniablement les pots-de-vin. De toute manière, pourquoi se soucier de l’avenir de créatures qui n’en possédaient finalement pas. Les derniers nés de Nunn ne vivaient que le temps d’un battement de paupière.

Sauveur enrageait face à cette inextricable situation. Lui et les siens ne pouvaient compter que sur eux-mêmes ! Le garçon effectua le tour des échoppes alentours. Par sa verve, il constitua une milice de commerçants dans l’après-midi. Et le soir, muni de pics et de gourdins, par la force du nombre, cette véritable armée parallèle nettoya les rues des racketteurs de la ligue des ombres. Sauveur s montrait digne du nom que ses parents lui avait donné. Il guidait les derniers nés de Nunn vers une autre voie. Il leur montrait qu’une alternative à l’injustice elfe et à la criminalité existait. Le rêve d’Innocent et Tendre allait s’accomplir.

Cette pensée emplissait le farouche jeune forgeron de fierté sur le chemin du retour. Peut-être que dans l’avenir, on considérerait ce jour comme la date du début de l’émancipation de son peuple ! A deux rues de sa maison, alors qu’il se retrouvait seul, il tomba dans un guet-apens. Dix gros bras surgirent d’un renfoncement et l’encerclèrent lui coupant toute solution de fuite. Malgré sa lutte acharnée, il fut ligoté et bâillonné en un instant. Le chef de la ligue des ombres, jusqu’alors resté en retrait s’approcha. Avec un ton sadique, il expliqua à Sauveur ce qui allait advenir de lui pour lire l’effroi dans ses yeux.

« Tu as voulu te rebeller contre la ligue des ombres ! Tu vas voir ce qu’il en coûte ! Il faut que tout le monde comprenne qu’on doit nous obéir ! On ne va pas simplement te tuer ! Pour l’exemple, tu vas subir bien pire ! Je vais t’envoyer à Nelnabelle, et là-bas, on te vendra comme esclave aux orcs ! Je ne sais pas ce que font ces salops, si ils bouffent les derniers nés ou quoi, mais se sera mille fois plus horrible que de t’égorger de mes propres mains ! » Les criminels mirent un sac sur la tête de Sauveur. Il tenta de se débattre et reçut un coup sur le crâne qui l’assomma.

A son réveil, le forgeron se trouvait certainement dans un chariot. Il ne voyait rien, mais les bruit des sabots sur les cailloux, le grincement des essieux et le tangage régulier lui confirmaient son impression. Au bout d’une journée de trajet, le convoi s’arrêta. Les muletiers l’abandonnèrent, pour aller se restaurer. Sauveur attendit des heures. Ses liens lui sciaient les poignets et les chevilles. Il avait soif. Il avait faim. Lorsque ses tortionnaires revinrent, ils lui retirèrent son bâillon et ses cordes, le temps de le nourrir et de l’hydrater. Puis la diligence reprit la route.

Cette routine dura une bonne semaine. On fit descendre le prisonnier. On lui enleva son sac du visage. La lumière brûla les rétines de Sauveur. Ses rétines mirent un certain temps à s’adapter à la clarté du jour. De temps, on ne lui en laissa pas. On coupa le lien qui entravait sa marche et on le poussa. Il buta sur une créature noire et monolithique. Sa tête venait de percuter le poitrail de l’orc qui vociféra dans un elfique approximatif. « A la queue ! Suis autres ! » Et l’esclavagiste l’envoya comme un fétu de paille sur un garde-chiourme. On l’attacha à une longue tresse de cuir, à la suite d’autres malheureux, vendus comme lui à l’Orcania. A l’exception de la bannière d’Abath-Khal, l’esclavagisme était considéré comme un sacrilège partout sur le bouclier-monde. Comment des derniers nés de Nunn pouvaient-ils vendre leurs semblables ? Comment les elfes pouvaient-ils tolérer ce commerce contre-nature ? Les proscrits ne pouvaient donc se reposer sur personne. Ils ne constituaient donc qu’une masse de profit potentielle où une menace à éliminer ?

Ses nouveaux « propriétaires » l’emmenèrent au-delà des marches du royaume elfe. Longtemps ils marchèrent sur les pentes abruptes des montagnes par les sentiers cachés de la terrible armée du dieu de la guerre. Le trajet dura des jours, sous un soleil de plomb, avec un rationnement drastique de l’eau. Les orcs supportaient mal le manque de résistance des derniers nés de Nunn. Ils les tançaient sans arrêt parce qu’au bout d’une poignée d’heures, ces faibles créatures quémandaient une pause pour boire ou dormir. Pourquoi le créateur de toute chose avait-il conçu Sauveur et ses congénères avec tant de défauts ? Ils possédaient une force limitée, une longévité insignifiante et une résistance tout juste acceptable.

Lorsque la caravane arriva enfin dans un village orc, les esclaves furent parqués dans un enclos. Cela rappela au forgeron sa jeunesse, lorsque son père rassemblait les chèvres pour les paysans qui l’employait. Sauf qu’aujourd’hui, les bêtes s’étaient eux ! Ils purent enfin s’asseoir et se reposer. D’autres esclaves leur apportèrent de quoi se désaltérer et se restaurer. Sauveur n’en revenait pas. Ils avaient droit à une énorme miche de pain chacun ainsi qu’une montagne de fruits étranges. Les proscrits ne disposaient pas d’une telle profusion dans les bas-fonds des cités. Les orcs nourrissaient mieux leurs prisonniers que les elfes leurs administrés ! Ce fut pour la première fois de son existence la peau du ventre bien tendue et la sensation de faim permanente disparue que Sauveur s’endormit. Avec cette étrange car nouvelle impression de satiété, le sommeil vint rapidement.

Le lendemain matin, les gardes installèrent une table à l’entrée de l’enclos. On y déposa un encrier, des plumes et un registre. Puis un orc prit place derrière le bureau de fortune, prêt à noter. Comment était-ce possible ? On avait enseigné à Sauveur que les adorateurs d’Abath-Khal, le dieu de la guerre ne maîtrisait pas l’écriture ! D’une voix puissante mais dénuée d’agressivité, l’intrigant écrivain donna ses consignes dans un elfique fort convenable.

« Je suis Borg, ingénieur militaire et lieutenant en deuxième du capitaine Gal, le chef militaire de Udgog! A présent, c’est moi qui possède le droit de vie ou de mort sur chacune de vos têtes ! Je vais vous répartir en fonction de vos compétences ! Vous allez vous mettre en rang et chacun votre tour, vous déclinerez votre nom, votre profession et vos savoir-faire utiles, si vous en possédez ! »

Bien que tout le monde obtempéra, un garde-chiourme fracassa la mâchoire d’un esclave pour l’exemple, sous le fallacieux prétexte qu’il ne respectait pas correctement la file d’attente. Dès lors, plus aucun bruit ne perturba la prise de note de l’ingénieur militaire.

Les derniers nés de Nunn étaient répartis de façon méthodique. Toutes les femelles furent acheminées ailleurs, certainement dans un enclos spécifique. D’après l’analyse de Sauveur, ceux qui restaient formaient trois groupes, les « agriculteurs », les « techniciens » et la simple main d’œuvre. En constatant l’intérêt que ce Borg portait aux compétences techniques, le forgeron décida de mettre en avant ses dons sidérurgiques.

Son instinct lui avait évité les tâches les plus ingrates. Comme la plupart de ses congénères, il aurait pu se retrouver à gratter la terre ou bien à bâtir l’immense édifice pyramidal qui tentait de déchirer l’horizon. Au lieu de cela, on l’assigna à l’enseignement de l’art difficile du travail du métal. Étrangement, les adeptes du dieu de la guerre ne maîtrisaient pas le fer ! La bannière d’Abath-Khal restait depuis toujours à l’age de la pierre.

Borg, l’ingénieur militaire notait le moindre de ses mots ! Sauveur était-il donc le premier fou à dévoiler les secrets de l’acier aux orcs ? Il était trop tard pour faire marche arrière. De toute façon, ses connaissances demeuraient sporadiques et imparfaites. Ils les tenaient de son père Innocent, qui les tenaient de son père, Ame. Et celui-ci n’avait appris qu’en observant, sans jamais recevoir la moindre formation de la part des elfes.

La construction d’un four à soufflet prit une semaine. Ce temps fut suffisant au forgeron pour constater le destin des derniers nés de Nunn. Après s’être épuisé à l’édification de la pyramide, une partie des esclaves fut emmené dans une grotte dont les pauvres ne réapparurent jamais. Tous les jours, un « paysan » était choisi au hasard. On le précipitait dans une fosse ou il affrontait un guerrier orc dans un combat rituel à la gloire du dieu de la guerre. Toujours, le travailleur des champs se faisait arracher le cœur par son adversaire. Jamais il ne sortait vainqueur de cet affrontement. Un matin, on sacrifia Valjean, son ami sellier parce qu’il avait terminé d’enseigner ce qu’il savait sur l’art de l’harnachement des montures elfes. Bien qu’il mangeait pour la première fois de sa vie à sa faim, Sauveur se savait condamné s’il ne faisait rien.

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