« La nuance est l'apanage de qui n'a pas besoin que la pensée se convertisse en acte. »
-François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise
« Et en tout avenir je veux réparer — ce présent. »
-Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
J’ai rempli un sac de quelques vieux livres. Tout le reste, je le veux derrière moi, le plus loin possible, d’une autre époque. Partagez-vous les cendres de ma carcasse, mes héritiers, si cela vous amuse : c’est un monde à l’opposé du vôtre qui m’appelle désormais.
J’ai rempli un sac des plus vieux livres que j’avais — ce sont les meilleurs. Bien des morts m’ont consacré leur vie, alors qu’ils me portent sur leur dos, vers un monde où j’ai ma place, pour que je périsse avec eux. Je n’ai pas trouvé meilleure destinée.
Hélas ! tout le reste ne m’a paru que par trop médiocre, trop décevant, trop triste — trop. « Ce qui ne dépend pas de moi ne m’affecte pas », murmure-t-on au travers du tissu de jute. Or, je suis un mauvais stoïcien — un mauvais menteur.
Ah ! comme ce monde a pu bouleverser mon cœur ! Et pire que la haine, comme j’ai craint l’empathie ! Comme j’ai craint ces jours de fragilité, à porter en mon cœur le poids de tous les pleurs. Ah ! saleté de compassion ! C’est si loin de toi que je veux partir à présent !
Oui ! c’est si loin de tout que je veux fuir aujourd’hui. Pour ne plus craindre à jamais que de moi.
Je laissai le bout de papier sur la table et agrippai mon sac de jute. Je quittai mon appartement sans verrouiller la porte — les voleurs sont plus honnêtes que les héritiers. C’était une fraîche après-midi de printemps. Le ciel pâle était vide. Je m’aventurai sur le trottoir et marchai jusqu’à l’arrêt de bus. Content de n’y trouver personne, je m’assis et sortis de mon sac l’un de mes vieux livres. Or, tout juste allais-je m’envoler que le son de tout petits pas parvint à mon oreille. Je levai alors les yeux.
— Monsieur A, c’est vous ?
C’était Julia, la fille du voisin — ma meilleure élève. Elle revenait de l’école.
— Ai-je tant changé depuis notre dernière rencontre, ma petite ?
Elle sembla hésiter un instant, puis continua.
— Vous n’avez jamais répondu à votre porte, depuis la semaine dernière. Même pas pour mon cours de piano. Vous étiez chez vous, pourtant, non ?
Je hochai doucement la tête.
— Oui, j’y étais.
— Et pourquoi ne pas avoir répondu ?
— Parce que je réfléchissais.
La petite fille croisa les doigts, comme si elle jaugeait un moment cette réponse. Mais rapidement, son regard se détourna et son bras se tendit dans les airs.
— Qu’y a-t-il dans votre sac ?
Je regardai un instant dans la direction du doigt de l’enfant, puis me tournai vers elle en souriant.
— Mon trésor.
De sublimes petites étoiles se mirent à briller dans ses yeux.
— Votre trésor ?
— Oui, mon trésor. Tu veux le voir ?
Elle hocha la tête avec l’empressement unique des enfants. J’installai le sac sur mes genoux et lui fis signe de s’asseoir à mes côtés. Elle bondit sur le banc. Je plongeai la main dans le sac.
— Alors, alors…
Sans regarder, je glissai doucement mes doigts sur chaque couverture, parvenant à des marques du passé, qui me permettait de reconnaître mes livres. Au fond à droite, je trouvais la texture que je recherchais. Je souris.
Te voilà…
Je sortis alors délicatement le livre, et le tendis à la jeune fille. Elle le saisit et passa ses doigts sur la couverture où des fleurs texturées bleu foncé constituaient un assemblage des plus harmonieux. Elle le contempla un instant.
— Tao-Te-King, le livre de la Voie et de la Vertu.
La petite fille posa sur moi un regard interrogateur.
— Vas-y, ouvre-le.
Elle tourna les pages jaunies avec ses petits doigts, et arriva au premier précepte. Elle lisait à voix haute.
— « Le Tao qu’on tente de saisir n’est pas le Tao lui-même ; le nom qu’on veut lui donner n’est pas son nom adéquat. Sans nom, il représente l’origine de l’univers ; avec un nom, il constitue la Mère de tous les êtres. Par le non-être, saisissons son secret ; par l’être, abordons son axe… »
— Accès.
Elle continua.
— « Non-être et Être sortant d’un fond unique ne se différencient que par leurs noms. Ce fond unique s’appelle Obscurité. Obscurcir cette obscurité, voilà la porte de toute merveille. »
Elle s’arrêta, puis secoua vivement la tête.
— Je n’ai rien compris du tout !
Elle me regardait.
— Vous pouvez m’expliquer, Monsieur A, s’il vous plaît ?
Je ris.
— À vrai dire, mon enfant, j’espérais que tu puisses toi-même m’expliquer.
Sans rire, elle referma le livre.
— Mais pourquoi avoir autant de livres dans votre sac ?
— C’est ce que je faisais avant d’enseigner le piano.
Je regagnai sa curiosité.
— Quoi donc ?
— J’enseignais la philosophie.
— La philo quoi ?
— La philosophie. L’envie de connaître, la soif de savoir.
Comme si quelque chose venait de s’éclaircir en son esprit, l’enfant hocha vivement la tête.
— Et pourquoi avoir arrêté ?
— Parce que ça ne m’a pas plu.
— Qu’est-ce qui ne vous a pas plu ?
— La découverte du fait que ce n’est pas tant que les gens ne peuvent pas connaître, mais qu’ils ne veulent pas connaître.
Elle pointa mon sac en jute.
— Donc vous avez décidé d’aller enterrer votre trésor ?
— Mieux encore, ma petite, j’ai décidé d’aller me cacher avec mon trésor.
Elle plissa les sourcils.
— Où ?
— Loin.
— Vous ne reviendrez plus ?
Je ne répondis pas. Un silence s’installa un instant.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi est-ce que vous nous quittez ?
Je levai alors le regard sur la rue.
Pourquoi je vous quitte ?...
Au-dessus de l’immeuble gris d’en face, une grue faisait de grandes rotations, soulevant çà et là béton, acier et plastique. On aurait dit qu’elle ne se trouvait pas suffisamment laide toute seule. Il lui fallait faire plus haut, plus gris et plus laid encore. C’était par instinct, par pulsions, qu’elle tournait en rond.
Sortant de ma rêverie, je poussai un soupir et regardai à nouveau l’enfant.
— Pour tant de choses, ma petite.
— Racontez-moi.
Mais, rapidement, la terre et nos oreilles se mirent à trembler. Au coin de la rue, un autobus tournait dans notre direction et s’approchait à vive allure.
Je me levai, mais Julia me tenait la main. Je plongeai mon regard sur elle.
— Racontez-moi pourquoi vous nous quittez.
L’autobus s’arrêta dans un cri strident. Une fumée noire s’échappa de ses entrailles et vint nous étouffer Julia et moi. Nous toussotâmes un moment. La porte s’ouvrit.
— Vous venez ? dit le chauffeur.
Je sentais la petite main de Julia se serrer dans la mienne. Je contemplai alors ses yeux. Il n’y avait pas une once de pitié, de nostalgie, de compassion ou de quelconque petit sentiment caché dans ses iris. Je reconnaissais ce qui l’animait : c’était l’envie de connaître, la quête d’étonnement. C’était ce que j’avais poursuivi toute ma vie.
— Hey ! Oh ! Monsieur ! Je n’ai pas toute la journée !
Je quitte ce monde, certes. Mais qui suis-je pour me battre contre la volonté d’une enfant ? Et qui de mieux comme dernière témoin ? Qui de mieux comme véritable héritière ? Je le vois dans ses yeux : elle sera la preuve de mon passage. Puisse-t-elle avoir les oreilles qu’il faut.
L’autobus repartait en furie, soulevant la poussière derrière elle. Quand le silence se réinstalla, je me rassis sur le banc. Julia m’imita et nos regards se croisèrent.
— Tu veux savoir pourquoi je vous quitte, alors je te le dirai. Mais il y a deux conditions. Tu dois me promettre de les respecter. D’abord, tu ne parleras que lorsque je me serai tu.
— C’est promis. Et la deuxième ?
— Tu ne croiras pas un seul mot que je te dirai.
Elle ne répondit rien. J’insistai.
— Promis ?
— Oui. C’est promis.
— Bien.
Je levai alors les yeux.
— Tu vois ce nuage de poussière et de fumée ? Celui que l’autobus a soulevé en l’air.
Julia suivit mon regard.
— Oui.
— C’est la première raison. La première raison de pourquoi je vous quitte.
Je me tournai vers l’enfant.
— Tu veux entendre son histoire ?
Elle hochait vivement la tête. J’esquissai un bref sourire.
Puisse-t-elle avoir les oreilles qu’il faut…
Je me mis à l’œuvre.
— Ferme les yeux, mon enfant, et suis-moi vers une autre époque. Je te raconte l’histoire…
J'ai été intriguée par ta présentation sur le Discord, me retrouvant comme toi bien davantage dans les écrits philosophiques et historiques que dans la fantasy / science-fiction etc. Me voici donc par ici, bien curieuse de lire ton texte, d'autant que les écrits de ce genre sont mine de rien assez rares dans les parages.
Et ce début me plaît beaucoup. Ta plume est soignée, avec d'une part une certaine sobriété - mais qui touche d'autant plus juste - et d'autre part tout un tissu de références à divers auteurs, auxquels tu donnes écho. Le petit pied de nez au stoïcisme, l'influence des moralistes ou encore de Nietzsche dans cette idée d'arracher le masque du mensonge stoïcien, mensonge de se croire capable de ne pas être affecté par ce sur quoi on n'a pas prise... Je suis beaucoup plus ignorante du Taoisme, mais d'autant plus intéressée par le fragment que tu en livres !
C'est du reste une belle entrée en matière que ce moment de départ, finalement retenu par la présence de Julia qui va finalement amener Monsieur A. à retarder son départ, pour prendre le temps de transmettre. Peut-être même la transmission va-t-elle aller vers un dialogue ? Peut-être que Julia va à son tour apporter quelque chose ? Va-t-on aller vers quelque chose d'un peu socratique ? Monsieur A va-t-il vraiment aller s'exiler au final et Julia va-t-elle tenir sa promesse d'écouter jusqu'au bout avant d'intervenir ?
Autant de questions stimulantes que me laisse cet incipit. J'ai bien aimé aussi le naturel et la finesse avec lesquels coule le dialogue, la grande sensibilité que l'on sent chez l'ancien prof comme chez cette jeune fille pleine de curiosité.
Je vais poursuivre cette lecture avec plaisir !
Bonne journée
D'abord, content de trouver une semblable dans ce pays du Fantastique ! Content aussi que ce début te plaise. Si tu aimes la philosophie (personne n'avait aussi bien repérer mes références auparavant), alors sache qu'il y aura de nombreuses références tout au long de ce livre, notamment une citation directe de philosophe chaque fois que Monsieur A interpellera son sac en jute.
Tous tes questionnements sont bien intéressants. Je te confirme néanmoins tout de suite que ce ne sera pas sous une forme socratique, mais je retiens l'idée pour un prochain roman ! Bien content d'avoir piqué ta curiosité, en espérant que la suite te plaira ! En espérant aussi poursuivre la conversation avec toi !
Merci pour tous tes beaux commentaires sur ma plume, c'est encourageant !
Au plaisir,
AGL
Je connais le Monde de Sophie bien que je ne l'ai pas lu : c'est un roman philosophique assez exhaustif si ma mémoire est bonne... Pourquoi je vous quitte est en effet lui aussi un roman philosophique, mais même si tu y trouveras plusieurs citations de philosophes et allusions à de grandes œuvres, il n'est exhaustif que de ma pensée (peu importe ce qu'elle vaut).
Pour répondre à ta question, j'ai déjà essayer de le faire publier, mais ce fut un échec. Je me tourne alors vers ce site que j'affectionne bien !
J'espère que la suite te plaira !
Au plaisir,
AGL
Je le plonge dans ton récit
Il est bien écrit, c'est un euphémisme
Je ne sais pas si j'en partagerai tous les points de vue . Mais qu'importe en vérité. Ce point de vue est important. Le moment où on dit "pouce ! On arrête, on fait une pause . Et si on prenait 5 min pour réfléchir un peu à tout ça"
C'est ce que j'espère trouver dans la suite :-)
Mon petit doigt me dit que c'est un peu ton but
A bientôt
Peut-être qu'en ratant son car, pouvons-nous trouver la bonne direction.
Cordialement,
Pierre
Piquée de curiosité j'ai lu le synopsis puis le prologue. C'est un très chouette début !
Voici un petit retour sur des points minimes que j'ai pu relever :
- "parvenant çà et là à des marques du passé" j'ai lu et relu mais il y a quelque chose qui fait buguer mon cerveau.
- "ça et là" est répété 2 fois, assez rapproché
- "Sans regarder, je passai doucement mes doigts sur chaque couverture, parvenant çà et là à des marques du passé, qui me permettait de reconnaître mes livres. Je dirigeai ma main au fond à droite, et passai sur la texture que je recherchais [...]".
La première et la seconde phrase disent presque la même chose, de plus tu as 3 fois le verbe passer (la 3eme n'apparaît pas dans l'extrait relevé) + le terme passé -
C'est tout ce que j'ai pu trouver à redire.
Je te souhaite bonne continuation, au plaisir de te lire ;)