Prologue
“C’est ici ?
-La marge d’erreur me semble faible, répondit Jared, légèrement sarcastique, c’est écrit relativement gros.”
Effectivement, les lettres n’étaient pas minimalistes. Comme c’était le matin, elles n’étaient cependant pas éclairées mais dans leur police penchée et élégante, elles restaient parfaitement lisibles même si l’on souffrait d’une légère myopie. O’Faeries. Le menton levé en l’air, Magdalena Gonzalez, dite Lena, étudiait la façade avec une légère méfiance, ses bras croisés contre sa poitrine dissimulée sous une veste et un veston, à la mode ouvertement affichée masculine.
La réputation du O’Faeries n’était plus à faire que ce soit à Germantown ou dans le reste de Philadelphie. Il était l’un des seuls cabarets de la ville et incontestablement le plus populaire. Bien qu’elle habitait le quartier depuis sa naissance et qu’elle était passée de multiple fois devant, son regard ne s’y était jamais attardé. Lena avait entendu bien des histoires qui s’y étaient déroulées. Des plus ou moins enthousiasmantes, d’ailleurs. Et ce n’était pas vraiment sa cour de récréation. La façade était, cela dit, pimpante et charmante, propre et richement décorée. Les doubles portes d’un argent rutilant, ainsi que le tapis vert émeraude qui y menait, invitaient clairement le passant à s’y laisser tenter.
“Mon père dit qu’il appartient aux Irlandais…, marmonna Lena, et ils nous aiment pas tellement…
-Ils n’aiment pas beaucoup plus les Anglais que les Espagnols, rétorqua Jared avant de brandir la page qu’ils avaient déchirée du Philadelphia Inquirer. Mais ils ont besoin de monde, si l’on en croit leur annonce. Et n’avons-nous pas besoin d’argent ? Le salaire qu’ils promettent est attirant, même toi, tu ne peux le nier…”
Non, certes. De toutes les petites annonces qu’ils avaient passé des heures et des jours à éplucher, c’était assurément la meilleure qui ne stipulait qu’un jeune âge comme bagage. En cette année de 1928, Lena avait vingt-et-un ans et semblait donc plus que convenable pour l’emploi. Elle n’eut pas le temps de donner sa réponse qu’un bruit de moteur attira leur attention. Remontant Wayne Avenue, une Cadillac noire captivait le regard de chaque passant, et ce ne fut donc pas étonnant quand Lena, fan elle-même d’automobile qu’elle ne pouvait acquérir même en rêve, se sentit tourner sur ses souliers de cuir pour suivre la progression féline de la voiture. Le moteur de celle-ci ronronna jusqu’à s’arrêter, se garant le long du trottoir, à une vingtaine de mètres de Lena et de Jared. Émergeant des portières vernies, un couple aussi grandiose que l’anticipait une telle monture des temps modernes fit son apparition. Un jeune homme en manteau de fourure et une femme plus jeune encore dans une robe distinguée, tous deux blonds avec cette allure qu’avaient ceux qui dominaient, de celle des Irlandais qui gouvernaient Germantown. Ils n’adressèrent pas un regard aux badaux qui les épiaient et rentrèrent dans l’immeuble devant lequel ils s’étaient stationnés, des hommes en noir les y accueillant avec déférence.
“Qui c’est ? demanda Lena en fronçant les sourcils.
-Les Bolkanksi.
-Bolkans-quoi ?
-Des Russes. Alors, nous y allons ?”
Le couple avait disparu et Wayne Avenue reprenait son quotidien banal. Les yeux de Lena se reportèrent sur le cabaret et fourrant les mains dans les poches de son pantalon en toile grise, elle ouvrit sans plus de façon la marche jusqu’aux portes d’argent, ses pieds foulant le tapis vert. Le métal fut froid contre sa paume lorsqu’elle tira la grande porte, et l’immensité des lieux la fit ralentir brièvement ses pas lorsqu’elle entra. Ses yeux coururent sur les fauteuils et les banquettes en velours émeraude, les lustres de cristal qui tombaient du plafond en coupole et la scène surélevée drapée de ses rideaux d’un vert sombre.
“Là-bas, l’orienta Jared en pointant le comptoir.
-Eh ben, c’est grand ici !” fit Lena après un sifflement appréciatif.
Traînant dans le sillage de son meilleure ami, Lena le suivit jusqu’au comptoir que quittait une femme d’une trentaine d’années, vêtue, coiffée et maquillée à la pointe de la mode de 1928, et juchée sur de hauts talons. Un sourire grandissait sur ses lèvres alors qu’elle les regardait tous les deux arriver.
“Bonjour, la salua Jared en retirant son chapeau, nous venons pour l’annonce. Vous recherchez des employés de bar, est-ce bien cela ?
-Précisément, susurra la dame en présentant une main manucurée à Jared. Et je peux vous dire, d’un regard, que vous convenez parfaitement au poste.
-Aussi simplement ?” s’étonna Jared.
Il se saisit avec un temps de retard de la main qui ne demandait qu’à être baisée et qu’il se contenta de serrer avec politesse. A côté, Lena avait de nouveau les mains enfoncées dans les poches et après un moment à analyser un peu mieux les environs, elle s’enquit :
“On commence quand, du coup ?
-Vous ? fit la femme avec une légère moquerie au bord des lèvres. Non, ma jolie, notre bar est tenu uniquement par la gent masculine.
-Pourquoi ça ?! se scandalisa Lena. Une femme peut aussi bien servir un verre qu’un homme !
-Certes, mais ne serait-ce pas du gâchis ? Non, pour vous, très chère, j’ai bien mieux. La paye est plus généreuse, également.”
Un sourcil haussé bien haut, Lena pencha la tête avec curiosité avant que la conclusion ne lui soit donnée :
“Que diriez-vous de devenir serveuse ?”