Chapitre 1
La photographie de son père ornait tous les journaux de la ville. Elle s’empara d’un exemplaire du Philadelphia Inquirer, il sous-titrait l’image d’un racoleur “le Boyard de la Moskowa arrêté hier soir à son domicile”. Emily reconnaissait l’endroit et le lieu où elle avait été prise. Ilya Bolkanski avait porté ce costume léger et italien à l’occasion de la garden party du maire de Philadelphie le lendemain de sa victoire électorale l’année dernière, en 1929. Elle paya un exemplaire la mine résolument placide tandis que son chauffeur lui ouvrait la portière.
Une fois installée sur la banquette arrière dans la chaleur accueillante du véhicule, elle parcourut rapidement l’article. Seuls ses doigts crispés sur les pages pouvaient trahir son émotion mais Maksim Rostov n’était pas embauché pour faire des commentaires. Le garde du corps de son frère se contenta de traverser les rues enneigées de la ville qu’un soleil timide et hivernal venait faire scintiller.
L’article du reste ne lui apprit rien qu’elle ne savait déjà, au contraire il se permettait d’extrapoler sur la perquisition au domicile familiale racontant avec emphase les pleurs de Mme Bolkanski tout autant que les visages décomposés de ses trois enfants lorsqu’il avait été conduit au commissariat. Il n’était pas rare qu’un parrain de la mafia soit interrogé, mais la police avait été là particulièrement certaine des preuves avancées. Si certaine qu’elle s’était permise une descente au moment du dîner de famille sans la moindre décence ni respect. Emily referma soigneusement le journal, le pliant pour le glisser sous son épaule. La voiture ralentit devant l’immeuble de brique qu’elle avait pensé avoir quitté pour de bons des années auparavant.
Elle sortit du véhicule, traversa le trottoir encore blanc dans le matin et grimpa la volée de marches avant de se glisser dans la cage d’escalier.
Au troisième étage, elle retrouva le pallier de leur appartement, le premier qu’ils avaient pu s’acheter après des années de misère et de disette dans le quartier du port. Ils avaient depuis longtemps emménagé dans un autre quartier plus luxueux et raffiné mais les événements de la veille et les journalistes en bas de leur maison les avaient persuadé de revenir à celui-ci discrètement dans la nuit. Ils avaient depuis longtemps acheté tout le bâtiment, ils ne risquaient pas de recevoir la visite inopportune et indiscrète de quelques voisins.
Elle retira son manteau en velours bleu nuit et ouvrit en grand les rideaux pour laisser la lumière découvrir le tapis persan du salon. Une silhouette, lovée dans une couverture sur le sofa, poussa un grognement mécontent, Emily l’ignora et s’empara du verre et de la bouteille de vodka à moitié entamée. Posant le premier dans l’évier et le second dans le bar.
“Quelle heure il est ?”
La figure froissée de son frère apparut dans la cuisine tandis qu’elle tassait le café dans la cafetière italienne et allumait le gaz. Ce genre de commodité moderne leur avait coûté le prix fort mais c’était un confort inestimable. Surtout quand depuis la crise de 1929 un tiers des Américains vivaient dans une misère noire, jetés hors de chez eux par des banquiers en déroute cherchant à récupérer leur capital.
“Il est sept heures.”
Nikolaï dans sa chemise froissée s’effondra sur la première chaise venue en se frottant le visage. Il fouillant machinalement dans ses poches pour en sortir un paquet de cigarettes, fit craquer l'allumette avant de prendre une profonde bouffée de tabac. Avachi en arrière sur le dossier, ses yeux bleus se perdaient dans les moulures du plafond.
“Kouragine a dit qu’il avait sa propre cellule, fit-il en porta ses lèvres à la boisson brûlante.
- Il a intérêt, on le paye assez pour, répliqua-t-elle avant de désigner le journal sur la table, les nouvelles ne nous sont clairement pas favorables. Je doute que le maire puisse intervenir sans écorner sa réputation virginale. Il doit déjà être en train de préparer un communiqué sur son ignorance.
- Il n’a jamais été un atout judicieux, je l’avais bien dit. Papa n’aurait pas dû financer sa campagne sans garantie.
- Je sais bien.”
Elle prit place à côté de lui, le battement régulier de l’horloge dans le couloir berçait un silence lourd. Ce fut le pas traînant de leur mère qui les sortit de leurs réflexions. Drapée dans une robe de chambre chamarrée aux motifs exotiques, elle fit son apparition l’instant d’après. A cinquante ans, Natasha Kirillovichna Bolkanski était encore sûre de ses atouts. Sa peau de porcelaine, laiteuse dans la lumière tremblante, laissait entrevoir les petites veines de ses poignets et la profondeur de ses yeux bleus. Une chevelure blonde s'enroulait en une longue tresse de ses épaules jusqu’à ses hanches. Ses mains étaient aussi intactes que celle d’une jeune fille et son port de tête n’avait rien perdu de sa superbe, même après tant d’infortune. La fuite de Russie à travers l’Europe, loin de la guerre civile entre bolchéviks et tsaristes en 1917, l’installation à Philadelphie… tout n’avait fait que renforcer son orgueil et sa fierté.
“Forster est-il allé le voir ? demanda-t-elle en s’installant à la table.
- Le commissariat n’ouvre pas avant huit heures aux visiteurs, répondit Nikolaï.
- Cet avocat ne semble pas capable de quoi que ça soit, répondit-elle froidement. Est-on sûr qu’il puisse réellement sortir votre père dès ce soir ?
- Le juge n’a pas encore statué sur la caution, répondit Emily. La séance au tribunal est à 13h avec le juge Johnson. Mais de ce que disent les journaux, l’opinion publique serait pour l’enfermement jusqu’au procès.
- L’opinion publique ? cracha leur mère.”
Elle versa une rasade de vodka dans son café avant de prendre de longues gorgées.
“L’opinion publique n’a aucune prise sur nous.”
Emily et Nikolaï échangèrent un regard. Natacha Bolkanski, bien qu’émigrée depuis plus de treize ans, refusait parfois de voir ce que les Etats-Unis étaient vraiment. Combien ils étaient différents de la Russie du défunt tsar Nicolas II.
“Il faut nous préparer au pire, répliqua finalement Emily.
- Ton père va sortir ce soir, rétorqua sa mère.
- Nous ne pouvons pas en être certains, nous n’avons pas vu les pièces du dossier ni les preuves juste ce mandat, insista-t-elle fermement. Il ne faut pas que cela impacte la Moskowa.
- Milychka a raison maman, coupa Nikolaï. Forster doit d’abord consulter les preuves à charge.
- Le juge Johnson sait qui nous sommes, et s’il ne veut pas pleurer sa chère fille il sait ce qu’il a à faire.”
Nikolaï passa ses doigts anguleux dans ses cheveux blonds, ses ongles coupés très courts seraient rongés machinalement avant ce soir.
“Je doute qu’il ait été laissé sans protection après avoir lancé l’arrestation de papa.
- Judicieux, cracha leur mère.
- Laïko et moi devrions nous rendre au tribunal, notre présence est nécessaire. Tu devrais venir aussi, nous devons faire bloc ensemble face à la presse.
- Il est hors de question que j’assiste à ce simulacre ! houspilla Natasha. Ma photo ne finira pas en pâture dans les journaux de demain !”
Emily échangea à nouveau muettement avec son frère, il était inutile d’essayer de la raisonner. Pas lorsqu’elle commençait à boire avant le petit déjeuner. Ils savaient tous deux que c’était à eux que revenait la charge de garder le clan à flot dans la tempête. Nikolaï tira sur sa cigarette, songeur avant de lâcher :
“Emmenons Piotr.”
Piotr, le cadet de la fratrie âgé de dix sept ans, avait le visage juvénile qui convenait pour attendrir les journalistes. Emily acquiesça en sirotant son café brûlant. Dans son esprit s'emboîtaient les étapes essentielles de cette journée pour faire front commun. S’ils voulaient sortir de la tourmente, tous les moyens étaient nécessaires.
“Il est hors de question d'exposer votre petit frère.”
Les doigts fins d’Emily se crispèrent d’agacement sur l’anse de sa tasse. Elle resta mutique mais elle savait son aîné aussi définitif qu’elle sur cette décision.
“Laisse moi y aller maman.”
Ils se retournèrent sur le dernier membre de la famille. Piotr était le reflet de leur père, les mêmes yeux gris comme un soir de tempête et les mêmes boucles châtains. Cette vision renvoya Emily à hier soir où elle avait laissé son père être emmené sans ménagement par les policiers. Son père dont la présence était le ciment de leur famille, celui dont la force avait été nécessaire pour les sortir de la misère de l’immigration. Ses doigts se pincèrent sur la porcelaine fine. Elle ne le laisserait pas croupir en prison, elle le tirerait de cette impasse par tous les moyens possibles.
“Pétrouchka, secoua leur mère, non. Non, laisse faire ton frère et ta soeur.
- Ce n’est pas juste, répliqua-t-il, c’est aussi mon père.”
Piotr se détourna de leur mère, celle-ci lâcha un sanglot sec pour son époux et un juron russe pour l’Amérique. Emily l’invita à prendre une tasse.
“Mettons nous au travail, fit alors Laïko. Et sortons le de là.”
OoOoOo
“Antonio, n’a toujours pas digéré l’incendie de son entrepôt l’automne dernier.
- L’incendie l’a ruiné, est-ce qu’il aurait eu ne serait-ce que les moyens de monter un coup pareil ? songea Emily.
- Il suffit d’avoir contacté les bonnes personnes qui avaient un passif avec papa.
- Tu veux dire au sein du clan ?
- Tu vois un autre moyen de faire tomber le parrain de la Moskowa ?”
Après avoir mis en marche le gramophone sur une mélodie de blues, Emily ferma les yeux pour en apprécier les sonorités rauques et réconfortantes. Elle laissa ensuite aller dans le fauteuil en cuir. Sa frêle silhouette semblait disparaître sous les coussins brodés. Elle entorilla une de ses boucles blondes autour de son index, remontant la liste des ennemis de l’intérieurs de son père.
“Quel intérêt pour eux si le territoire tombe dans la besace des Italiens ?”
Nikolaï grogna douloureusement. Couvant sa gueule de bois, il lâchait des ronds de fumée dans l’air. Sa grande et mince carcasse était avachie sur le canapé matelassé du bureau feutré de leur père. Il avait déjà enfilé les vêtements sobres et soignés pour le tribunal. La coupe impeccable et le tissu soyeux laissaient deviner son goût prononcé pour les beaux atours. De larges cernes couraient sous ses yeux gris. Il n’avait pas bien dormi cette nuit et les litres de vodka n’aidaient sûrement pas à la rendre bien efficace maintenant.
“Les O’Faeries peuvent avoir entendu quelque chose, suggéra-t-elle. Les Italiens sont leurs ennemis depuis la prise du pont. Ils doivent les avoir à l'œil, bien plus que nous.
- Papa se pensait intouchable…
- Les Italiens sont des parasites sur l'échiquier de la ville, défendit Emily, la moitié de leur territoire a été grignoté par Hayden, il n’a pas dû songer qu’ils voudraient d’abord se venger de nous.
- C’était stupide.
- C’est fait maintenant, coupa-t-elle, ça ne sert à rien de ressasser sur les erreurs du passé.
- Ouais… si c’est ce rital de merde qui a fait le coup je vais te le faire noyer dans le Delaware.”
Ce n'était pas la méthode la plus originale pour se débarrasser des ennemis de la Moskowa mais certainement la plus efficace. Une fois enfagotés de poids solides, les corps pouvaient remonter des mois plus tard à des kilomètres en aval et la police n'avait plus qu’une piste froide et aucune preuve à se mettre sous la dent.
“Avant de songer à le tuer, il faudrait déjà mettre la main dessus. Tu devrais aller faire un tour au O’Faerie, écouter un peu ce qui se raconte du côté de Jeremiah.”
Nikolaï eut un petit sourire délecté par cette perspective.
“Avec plaisir.”
Emily leva les yeux au ciel. Son frère n’était pas un client inconnu de ce cabaret. Celui-ci était réputé tant pour ses spectacles que ses jolies minois qui vous servaient sous le manteau du whiskey directement importé d’Irlande. En ces temps de Prohibition, la vente d’alcool était rentable. Les Bolkanski avaient eux-mêmes investi les quartiers sud avec cette activité clandestine, lui couplant des salles de jeu illégales à la fabrique de vodka. Leurs entrepôts servaient en sous-main à distiller une partie des pommes de terre qui y transitaient, commerce dans lequel la famille avait officiellement fait fortune.
“Je vais gratter un peu, voir si quelqu’un a parlé, annonça-t-elle fermement.”
On toqua alors à la porte, si Emily se redressa avec raideur Nikolaï resta parfaitement indolent sur le canapé. Une figure métisse aux cheveux crépus passa dans l’ouverture, les épaules d’Emily se décontractèrent à la vue de la meilleure amie de son frère.
“Alors mes lapins, ça va ?”
Nikolaï eut un geste faible de la main, et elle entra alors franchement pour dévoiler un plateau avec un grand verre d’eau et deux cachets d’aspirine. La prévenance de Gaëlle était toujours appréciée par les deux Bolkanski. En sept ans, elle avait endossé un rôle important au sein du clan. Elle avait fui le Mississipi et le Klu Klux Klan pour venir faire fortune dans les grandes villes du pays. Son habileté aux cartes lui avait permis d’être repérée dans un tripot par Ilya Bolkanski. Il l’avait embauché pour être une de ses croupières tant pour ses formes généreuses que sa capacité à tourner la donne en la défaveur du plus gros poisson à la table.
“Vous avez pu dormir au moins ?
Alors que son frère avalait aussi sec le médicament, Gaëlle s’appuya contre le bureau de leur père. Elle était vêtue d’une chemise blanche sobre mais ouverte sur sa forte poitrine. Elle avait sûrement profité de sa pause pour venir les rejoindre.
“Qu’est-ce qui se dit en bas ? demanda Emily.
- Vous avez autre chose à penser.
- Gaëlle.
- D’accord, d’accord, ça jase à propos de qui va prendre le relais.”
Emily plissa les yeux, une grimace irritée barrait son petit visage.
“De qui va prendre le relais vraiment ? répéta-t-elle.
- Ils nous pensent donc aux abois, lâcha agacé Nikolaï. Ils vont vite déchanter.
- Oui évidemment mais ils pensent que vous êtes très jeunes.”
Emily se garda de rétorquer que bien qu’ayant respectivement vingt six et vingt neuf ans, ils baignaient depuis assez longtemps dans les affaires familiales pour en reprendre le cour d’une main de fer. Elle n’avait pas besoin de le dire à Gaëlle, celle-ci était d’un soutien indéfectible. Ses oreilles ne faisaient que leur rapporter diligemment des informations précieuses.
“Qui ça ? demanda impérieuse Emily.
- Olaf et sa bande surtout, ils ont longuement discuté hier soir à la table.”
Nikolaï se redressa, faisant craquer son cou endolori par sa mauvaise nuit. Emily lissa les plis de sa robe bleue et soyeuse. Gaëlle les observa de ses yeux noirs et chauds avec affection.
“Je m’occupe d’Olaf, fit la plus jeune des Bolkanski, et toi d’Antonio.”
OoOoOo
Grave et impassible, Emily s’était assise gracieusement sur le banc une fois que les portes du tribunal s’étaient refermées sur les flashs des photographes. De sous son chapeau piqué de petites perles nacrées, ses yeux bleus fixaient le juge Johnson. C’était un sextagénère ventripotent et dégarni dont les épaisses lunettes lui donnaient plus l’apparence du taupe que d’un haut magistrat. Elle n’aurait jamais cru que le destin de son père allait se jouer sur décision de ce vieux républicain décati qui n’avait pas bouclé d’affaires significatives depuis quinze ans.
“Papa, souffla soudainement Piotr.”
Son petit frère esquissa un geste en direction de l’accusé qu’on venait de faire entrer dans la salle d’audience. Emily tressaillit, serra fermement la main de Pétia pour le rassurer. Leur père était calme et rasé de près, il n’avait pas l’apparence de quelqu’un qui avait passé la nuit dans une cellule et ce simple constat l’apaisa un peu. Nikolaï, sa canne d'apparat posée en travers du rebord des bancs des spectateurs, glissa un mot en russe à leur père lorsque celui-ci passa devant eux. Les yeux d’Ilya accrochèrent ceux d’Emily, elle lui adressa un sourire tendre avant de se composer un masque de concentration.
Elle ne voyait maintenant plus que les épaules de son père à côté de son avocat payé rubis sur l’ongle, Forster. Il leur avait assuré avoir obtenu un deal leur promettant de se retrouver tous ensemble dès ce soir.
“L’Etat contre Ilya Vladimirovich Bolkanski, lâcha le greffier. Fraude fiscale.”
Nikolaï marmonna une remarque en russe, ses chaussures vernis tapaient avec irritation les barres le séparant de leur père. Emily lui adressa un regard aigu, il cessa aussitôt son petit manège.
“Que plaidez-vous ? demanda le juge Johnson.
- Non coupable votre honneur, répondit Forster.
- Qu’en dit le ministère public ?”
Emily fut prise d’une sueur froide en voyant apparaître le procureur. McDowell ! Comment était-ce possible ? C’était Rowling qui aurait dû officier sur cette affaire ! McDowell était le poulain du procureur de l’Etat de Pennsylvanie. Un crac dont les victoires s'étalait dans les journaux et qui avait la faveur du public pour avoir débusqué ceux qui avaient profité du krach boursier de 1929 pour s’enrichir éhontément. L’opinion public semblait définitivement perdue, peu importaient les yeux brillants d'inquiétude de Piotr à sa droite. Forster leur avait pourtant assuré d’un deal. Elle darda un regard impérieux sur le dénommé, il avait légèrement pâli.
“L’accusé est un homme à la tête d’une fortune estimée à plusieurs millions de dollars, et un émigré qui n’a pas besoin d’un visa pour fuir en Europe, répondit McDowell. Je requiers l’enfermement jusqu’au procès.
- L’accusé est un homme d'affaires respecté qui n'abandonnera pas ses ouvriers et ses entrepôts pour une calomnie, pas plus que le père ne laisserait ses enfants derrière lui votre honneur !”
Les quelques minutes qui suivirent semblèrent tourner à un dialogue de sourd entre la partie civile et le procureur. Emily resta de marbre à l’image de son père tandis que Piotr se décomposait peu à peu à côté d’elle et que la colère de Nikolaï semblait prête à exploser pour étrangler Forster, le juge Johnson et McDowell. Ses doigts étaient blancs, enroulés autour de sa canne finement sculpté.
“Monsieur Bolkanski, les interrompit le juge, je vous sais éminent personnage de la ville mais les accusations qui sont portées contre vous sont bien trop graves pour que je puisse vous laisser filer. Le suspect sera donc interné jusqu’au procès.
- Cela pourra être dans des mois votre honneur ! éclata Piotr.
- Suivant !”
Ilya se retourna sur ses trois enfants, impassible puis avec tendresse caressa la joue de son cadet scandalisé. Ils parlèrent ensuite en russe.
“ça va aller d’accord Pétia ? Tu prends soin de ta mère ?
- Si ça n’avait pas été toi tu aurais relâché et sous surveillance policière !
- Je vais voir le juge cet après-midi, promit Forster. cette décision est trop extrême pour être objective !
- Gardez vos promesses pour vous, coupa sèchement Nikolaï.
- Nous te ferons parvenir ce dont tu as besoin, fit Emily. Tu sais comment nous contacter.”
Leur père hocha la tête gravement, les enveloppa de son regard avant de prononcer dans la langue maternelle.
“Vous savez ce que vous avez à faire.”
Il fut ensuite bousculé par les deux policiers qui l’encadraient, Nikolaï leur ordonna de lâcher l’accusé s’ils ne voulaient pas en subir les conséquences. Ils se tirent alors calmement de part et d’autre d’Ilya Bolkanski. Leur père leur adressa un dernier signe avant de sortir de la salle d’audience par le couloir des accusés. La main d’Emily était fermement enroulée autour de celle de Pétia. Nikolaï mit rageusement son chapeau sur sa tête et récupéra sa canne.
“Vous êtes prêts, demanda Emily, on va nous harceler de questions. Pas un mot de colère d’accord ?
- Maksim et Boris nous attendent dehors avec la voiture, allons-y.”
Emily entraîna Piotr à sa suite alors que Nikolaï ouvrait la marche, il fit basculer avec brutalité les portes pour tomber sur la foule de journalistes dans le couloir. Une nuée de flash pépia devant eux, les éblouissant un instant. Emily désigna les escaliers qu’ils empruntèrent sans un mot.
“Miss Bolkanski comment réagissez-vous à la décision du Juge ? Nikolaï ! Nikolaï un commentaire sur le choix de McDowell par le procureur ? Piotr espérez-vous voir sortir votre père de prison ?”
Piotr les yeux gonflés de larmes de colère avait du mal à se contenir, Nikolaï passa un bras autour de ses épaules et lui fit presser le pas. Emily, glaciale et mutique, fermait la marche, le cou bien droit et le dos résolument tourné. Ils sortirent par la grande porte pour tomber sur les figures familières de Maksim et Boris dans les flocons tourbillonnant du mois de janvier.
Ce ne fut qu’une fois à l'abri dans la Cadillac que Piotr laissa aller des larmes de désespoir.
“Qu’est-ce qu’on va dire à maman ?”
OoOoOo
“Je te dirai bien de consommer avec modération leur whisky…
- Ce serait impoli de ne pas faire honneur à leur alcool.
- Evidemment. Sois prudent Laïko.
- Toi aussi.”
Nikolaï était sobrement vêtu pour une fois, inutile que la presse fasse remarquer que le fils éploré soit allé faire la fête toute la nuit chez les Irlandais. Il avait remisé son manteau de fourrure pour un simple pardessus en laine agrémenté d’un tissu chatoyant à la boutonnière. Maksim fit s’arrêter la voiture devant l’entrepôt, Emily adressa un signe de tête à son frère avant de s’extirper de la banquette arrière. Boris lui emboita le pas. La dernière image qu’elle eut de de Nikolaï fut la cigarette rougeoyante qu’il venait d’allumer.
Elle remonta le col fourré d’hermine blanche de son manteau et s'engagea d’un pas vif dans la rue désertée. Boris Tchekov, garde du corps de son père, ne la lâchait pas d’une semelle. Elle avait depuis longtemps pris l’habitude de l’ignorer. L’homme frappa trois coups sec contre la porte de bois, un visage apparut dans l’encadrement, en bleu de travail.
“Miss Bolkanski.
- Bonsoir Harry.”
Il s’effaça avec déférence pour lui permettre d'entrer dans la chaleur relative du bâtiment. Des caisses de pomme de terre étaient entreposées là, la distillerie se trouvant à quelques pâtés de maison. Elle n’était pas venue pour ça. Ils serpentèrent jusqu’à l’établi du contremaître, Harry tâtant le dessous du bureau pour faire se souvenir la trappe sous le tapis. Emily et Boris s’engagèrent dans les escaliers en bois tandis que l’ouvrier se chargeait de remettre tout à sa place.
Les éclats de voix et les rires furent la première chose qu’elle perçut avant l’odeur de tabac et de vodka. La pièce enfin se discerna, elle était décorée avec goût. Des fauteuils confortables, des rideaux chamarrés et des canapés alors qu’au centre diverses tables de poker étaient occupés par des membres éminents de la société philadelphienne tout comme des petites frappes des bas fonds de la Moskowa. Tous étaient venus profiter d’un alcool de qualité et du frisson des jeux d'argent tous deux interdits depuis dix ans aux Etats-Unis. Emily repéra Gaëlle, celle-ci lui adressa un petit sourire affectueux tout en distribuant avec dextérité les quatre hommes à sa table. Natalya Bezoukhov, serveuse ce soir, passait de l’un à l'autre pour remplir leur verre avec diligence. Parmi eux, était la personne qu’elle était venue chercher.
“Boryavich, un mot.”
L’intéressé releva la tête, elle perçut avec acuité la raideur dans ses épaules à l’usage de son patronyme. Ses yeux d’un bleu polaire transmettaient explicitement ce qu’il encourrait à faire une esclandre dans l’une de leur salle de jeu. Olaf Boryavich Koutouzov laissa ses cartes couchées.
“Je passe, annonça-t-il.
- Messieurs, faîtes vos jeux, répondit simplement Gaëlle.”
Avec calme, Emily ouvrit la voie jusqu’à l’arrière pièce où était entreposé l’alcool. Lorsque Boris se fut postée devant la porte, elle se retourna froidement vers lui. Olaf resta mutique. Il dépassait très largement la petite stature d’Emily, et les traits tirés de son visage grisâtre trahissaient la consommation intensive de cocaïne. Il était néanmoins un dealer hors pair, capable de flairer les indic de la police et de récupérer l’argent dû à des clients mauvais payeurs. Il était connu pour n’avoir aucune patience.
“C’est bien triste pour Vladimirovich.”
Emily eut un sourire froid sur son visage de porcelaine.
“Vraiment ?”
Elle fit courir ses doigts avec lenteur sur les étiquettes des bouteilles d’alcool.
“Vous n’avez pas à vous inquiéter Ilinitchna, les gars et moi on laissera pas les ritales empiéter sur le territoire de votre père.”
Ses yeux s’accrochèrent aux étiquettes finement dessinées des grands crus français.
“Il semble que votre loyauté n’a de limite que votre confiance en ma famille.
- Je ne comprends pas Ilinitchna…
- Croyez-vous que les mots que vous avez fait parvenir aux dealers de l’est aient échappé à mon frère et moi ?”
Elle sentit dans le silence le teint de son interlocuteur devenir blafard. Elle se retourna avec froideur pour planter son regard polaire sur lui.
“Sachez que questionner la succession me semble bien peu digne de loyauté.
- Je ne remettais nullement, nullement…
- Bien sûr. Vous évaluez simplement la solidité des fondations du clan Bolkanski sur la Moskowa pour prévenir tout effondrement. Votre diligence est vraiment sans borne.
- Je…
- Taisez-vous, coupa-t-elle sèchement, cessez de me faire perdre mon temps. Dois-je vous rappeler que votre fils a échappé de peu à la chaise électrique pour quelques preuves égarées au commissariat ?”
Le teint d’Olaf devint soudainement cireux.
“Voyez-vous, si les preuves ont disparu il n’est pas impossible qu'un policier zélé puisse les retrouver.
- Je n’ai jamais pensé que vous n’étiez pas… les dignes héritiers de Vladimirovich.
- Croyez à vos fables tant que vous le voulez, mais il serait néanmoins bon de garder en tête que si Antonio apprend comment son cousin a été tué dans cet incendie et par qui vous ne bénéficierez pas du soutien des Bolkanski. Nous ne désirons pas entrer en guerre pour votre insignifiante personne.
- Je n’ai fait que répondre aux ordres !
- La protection de ma famille n’a de limite que votre loyauté.
- Je vous suis loyal, promit-il, à vous et votre frère Ilinitcha !”
Emily eut un signe du menton pour Boris, le cri d’Olaf fut étouffé par une prise musculeuse du bras du garde du corps alors que son poing s'abattit dans le bas ventre du dealer. Ce dernier plié en deux et maintenu accroupi eut un juron.
“Ne présumez pas trop de la fidélité de vos hommes Boryavich. Ils sont loyaux à ceux qui les paient, moins à leurs amis de beuverie, siffla-t-elle froidement à son oreille.”
Boris envoya un autre coup dans le plexus solaire d’Olaf, il eut le souffle trop coupé pour pouvoir répondre. Emily se redressa, ses yeux tombèrent soudainement sur le petit sachet aux pieds du dealer. Elle s’en empara, l’ouvrit pour découvrir une dizaine de cachet blancs. Elle tendit l’un deux à Boris, il le lécha avant de cracher.
“Cocaïne.”
Les yeux d’Emily se plissèrent sur Olaf. Des pastilles de cocaïne sans le moindre signe distinctif de la production Bolkanski vendues sur leur territoire. Elle se pencha sur lui :
“Seriez-vous en train d’écouler votre production à nos clients Boryavich ?
- Non, non pas du tout !”
Passablement agacée, elle sortit de son sac à main, brodé de centaines de perles, un petit pistolet argenté.
“Vos mensonges semblent sans fin. Il n’est plus question de la méfiance mais de la trahison. Vous savez ce que vous encourez.”
Elle pointa l’arme sur lui.
“Je répète. Qui est votre fournisseur ?
- Ce n’est pas moi ! s’écria-t-il en russe, je vous jure ! Un de mes gars me l’a ramené ! De la bonne came, les gars l’ont testé !
- Oh parce que vous testez la marchandise maintenant ?
- Non ! Non mais… c’était étrange ! Un petit gars qui le distribue à tout va dans le Moskowa !
- Un petit gars viole notre territoire et toi tu ne penses pas à nous prévenir ?! cingla-t-elle.
- Il ne vend pas, il… ne vend pas ! s’étouffa-t-il dans un coup de poing de Boris.
- Il n’a pas besoin de la vendre pour se faire des clients si sa cocaïne est de qualité. Vous êtes un abruti. Boris, occupe toi de lui.”
Fourra son pistolet et le sachet de cachet dans son petit sac à main, Emily traversa la salle de poker et remonta jusqu’au cabinet du contre-maître. Elle composa le standard, la voix de la standardiste au léger accent de Brooklyn lui parvient.
“Philadelphie, O’Faeries, claqua-t-elle. Nikolaï Bolkanski.”
Elle dû attendre de longues minutes avant que le standard ne la mette en relation sur la ligne puis que la personne qui décrocha ne revienne. Enfin la voix aux accents russe de son frère se fit entendre dans le fond avant que la langue maternelle ne retentisse à son oreille par-dessus la musique hispanique.
“Nikolaï, on a un problème.”