PROLOGUE

Notes de l’auteur : Par respect pour la vie privée des personnes mentionnées dans ce livre, tous les noms ont été modifiés, à l’exception du mien. Certains détails ont également été adaptés pour des raisons narratives ou de confidentialité. Cette œuvre s’inspire de faits réels et d’expériences personnelles, mais elle demeure une reconstitution subjective de souvenirs parfois flous ou incomplets.

J’étais cet adolescent mal dans sa peau, replié sur lui-même, au comportement parfois étrange, qui ne souhaitait qu’une chose : oublier la séparation brutale de ses parents et son hospitalisation pour tentative de suicide, survenues quelques années plus tôt. Ce jour-là, ma mère m’avait sauvé in extrémis, me plaquant au sol alors que j’étais bien décidé à sauter du septième étage.

C’est à peine adulte que la schizophrénie m’a frappé pour la première fois. Je serais incapable de dire avec précision quel âge j’avais, mais si le moment m’échappe, le lieu, lui, reste gravé dans ma mémoire. Cela s’est produit à Caen, dans le quartier populaire de la Grâce de Dieu, où j’ai grandi et vécu près de vingt ans, avant de le quitter, contraint et forcé, non sans une certaine nostalgie.

Je longeais alors l’avenue du Docteur Maurice Collin, en direction de la rue des Marchands. J’empruntais, d’un pas léger, ce petit sentier qui m’était si familier, encadré de chaque côté par deux étendues d’herbe sèche, lorsqu’une pensée intrusive surgit, brutale, irrépressible :

« Tu es schizophrène. »

Ce mot, dont je ne connaissais que vaguement le sens, résonnait dans mon esprit avec une violence inouïe, soulevant mille questions et provoquant, déjà, une souffrance indicible.

Je ne savais pas encore que cette voix n’était que la première d’une longue série ; le prélude d’un désastre qui bouleverserait ma vie, ébranlerait ma famille, et rejaillirait, à son paroxysme, sur la société elle-même.

En décembre 2019, à vingt-cinq ans, je découvris les douleurs de l’internement à l’établissement public de santé mentale de Caen (EPSM), où je fus rapidement diagnostiqué schizophrène par le docteur Bontemps, mon premier psychiatre, qui m’accompagna pendant dix mois, à travers plusieurs hospitalisations.

Cette période, bien que brève, fut si dense en événements et en émotions qu’elle me semble aujourd’hui avoir duré des années entières. Ce n’est que cinq ans plus tard, en lisant mon dossier médical — plusieurs centaines de pages — que je parvins enfin à en mesurer l’étendue réelle.

Le docteur Bontemps, particulièrement consciencieux, occupe toujours une place singulière dans mon cœur. Était-ce parce qu’il fut le premier à me proposer ce statut particulier de personne en situation de handicap, assorti de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), à laquelle je m’opposai farouchement pendant un an et demi, malgré une précarité grandissante, persuadé que je n’étais pas réellement malade ? Ou parce qu’il m’épargna — de justesse, il est vrai — un placement en unité pour malades difficiles (UMD), ces lieux clos où sont enfermés en France quelque cinq cents patients jugés dangereux pour eux-mêmes ou pour autrui ? Sans doute pour ces deux raisons à la fois, et pour d’autres encore.

Je n’ai jamais cédé à ce réflexe trop courant — et souvent contreproductif — qui consiste à remettre en question la compétence du personnel hospitalier. En psychiatrie, on ne croise pas que des psychiatres : il y a aussi les aides-soignants, les infirmiers, les assistants sociaux, les psychologues, les cadres de santé… Tous œuvrent, parfois avec un dévouement admirable, au chevet des malades.

On guérit rarement totalement de la schizophrénie, cette affection qui vous suit bien souvent jusqu’à la fin, et qui parfois même en décide. Et si, un jour, je devais me dire guéri, ce serait grâce à eux.

La prise de conscience fut longue, douloureuse. J’eus cependant de la chance dans mon malheur. Comme me l’expliqua un jour le docteur Fitschen, psychiatre affable avec qui j’échangeai trop peu : les personnes atteintes de psychose sont souvent incapables de reconnaître leur état, surtout dans les débuts. Beaucoup ne l’admettront jamais. Ce déni, hélas, mène à l’arrêt du traitement — pourtant seul rempart efficace — et précipite les rechutes.

Je connus, moi aussi, une rechute sévère. Elle me conduisit à passer une trentaine de jours en chambre d’isolement. Puis vinrent deux plaintes : l’une déposée contre moi — moi qui n’avais jamais eu affaire à la justice —, l’autre contre l’hôpital, jugé négligent. Je fus convoqué par un officier de police judiciaire, puis présenté à un expert psychiatre. Ses conclusions m’évitèrent le tribunal correctionnel, et la sanction pénale.

J’ai connu tous les types d’hospitalisation : volontaire d’abord, puis sans consentement, à la demande d’un tiers, et enfin à celle d’un représentant de l’État (SDRE), décision rapidement assortie d’une obligation de soins prolongée, qui ne prit fin que récemment.

Les symptômes finirent par s’imposer à moi avec une telle force, une telle évidence, que je ne pus plus les nier. J’étais bel et bien malade.

Ma première hospitalisation fit suite à une bouffée délirante, principalement marquée par un délire de persécution : paranoïa, mégalomanie, confusion. Je croyais que les passants de la gare de Caen me poursuivaient. Mon père, avec qui je vivais, voulait m’empoisonner. Mes proches se moquaient de moi. Tous, pensais-je, me voulaient du mal. J’en suis heureusement revenu.

Mais le délire mystique, lui, s’inscrivit dans la durée. Dieu et le diable me parlaient. Ils me donnaient des ordres — parfois dangereux, parfois immoraux. J’y résistai autant que je le pouvais. Mais il m’est arrivé d’obéir. Ces voix mirent ma vie en danger à de nombreuses reprises. Avec le temps, je me suis accoutumé à ces signes à teneur religieuse, et je vis toujours avec eux.

D’autres manifestations apparurent, parfois bien avant le diagnostic, parfois bien après. Certaines disparurent, d’autres persistèrent. Certaines étaient dues à la maladie, d’autres aux traitements, d’autres encore à l’interaction des deux. Elles étaient toutes exacerbées par ma consommation quotidienne de cannabis — incompatible avec un état psychotique — à laquelle je ne mis un terme définitif que bien plus tard. Ce fut un tournant décisif dans l’apaisement de mes symptômes.

Ces troubles altéraient profondément mon quotidien : difficulté à accomplir des tâches simples, incapacité à mener à bien mes projets, pourtant nombreux et ambitieux. Le tout, sur fond de stigmatisation sociale dont je souffris à maintes reprises.

J’expérimentai une vaste palette de symptômes : délires, stress, anxiété, dépression, hallucinations (principalement auditives, parfois visuelles), désorganisation de la pensée, confusion du discours, émoussement affectif — ce dernier me laissant de marbre face à la mort de mon arrière-grand-mère, puis de ma mère, toutes deux décédées à quelques semaines d’intervalle, peu après ma première hospitalisation.

S’y ajoutèrent les effets secondaires : nausées, vomissements quotidiens, prise de poids, perte d’équilibre, diminution de l’odorat, phobie de l’étouffement, dégradation globale de l’état de santé… Le pire de tous, pourtant, fut cette pulsion constante, irrépressible, de me jeter par la fenêtre. Peut-être une réminiscence de l’adolescence ?

Oui, j’étais malade. Mais vivant. Et déterminé à me relever.

La patience et l’endurance m’avaient toujours accompagné, sans doute nourries par mes convictions profondes. Cette épreuve était différente, mais je ne comptais pas céder de terrain à la maladie. Je ne pouvais me reposer uniquement sur les médicaments ou les soignants. Plus le temps passait, plus je prenais part activement à ma reconstruction. Je me forçais à entretenir mon intellect, à me documenter sur la maladie, à pratiquer l’introspection, à préparer mes rendez-vous. J’ai même souvent écrit à mes psychiatres.

Au fil des hospitalisations, j’ai connu presque tous les services de l’EPSM de Caen. Là, schizophrènes, bipolaires, dépressifs — et tant d’autres — cohabitent dans un même monde. Une ancienne professeure d’anglais sombrée dans la démence, une avocate élégante déambulant, furieuse, dans les couloirs étroits, son sac à la main… Ces troubles frappent sans distinction.

J’y ai rencontré des êtres bienveillants, d’autres plus sombres. Des liens d’un jour, d’une heure, d’un regard. Des amitiés. L’amour, aussi. Deux fois. Le premier m’a été arraché par le destin. Le second est resté. Pour la vie, s’est-on promis.

Je suis né au printemps 1994. J’ai trente-et-un ans. L’espoir est revenu.

Finie la peur panique du vide : ma femme et moi vivons désormais dans une maison. Deux chats nous tiennent compagnie. Et, bientôt, nous l’espérons, un enfant viendra agrandir notre famille.

Selon le docteur Zitouni, ma psychiatre actuelle, ma schizophrénie est stabilisée, grâce au traitement et au suivi psychosocial. Une vie normale, ou du moins satisfaisante, est désormais possible. Je conserve quelques symptômes, plus ou moins gênants, qui ne disparaîtront peut-être jamais. Une rémission durable ? Une rechute ? L’avenir le dira.

Avec cette maladie terrible — qui touche moins d’une personne sur cent — rien n’est jamais tout à fait certain, ni tout à fait linéaire.

Aujourd’hui, je ne cherche plus à fuir ce que j’ai été. Je n’en ai plus besoin.

Longtemps, j’ai voulu effacer la maladie comme on efface une tache sur un vêtement neuf, croyant naïvement qu’il me serait possible de redevenir celui d’avant. Mais je ne suis plus cet adolescent brisé, ni même ce jeune homme errant dans les couloirs blancs de la psychiatrie. Je suis l’ensemble de mes fragments, de mes luttes, de mes rémissions. Et de mes chutes aussi.

Je vis avec une maladie qui, autrefois, me dévorait. Aujourd’hui, elle m’accompagne — parfois à pas feutrés, parfois dans le vacarme — mais elle ne me dirige plus.

Il m’a fallu traverser l’enfer pour comprendre que guérir ne signifie pas toujours vaincre. Parfois, cela signifie simplement apprendre à cohabiter avec ses démons, à marcher malgré les voix, à aimer malgré la peur, à rêver malgré l’incertitude.

Et si la folie rôde encore à la lisière de mes pensées, je n’en ai plus honte. Elle fait partie de mon histoire. Elle en est peut-être même la clé.

Alors j’écris. Pour me souvenir. Pour témoigner. Pour dire à ceux qui souffrent que la lumière, aussi ténue soit-elle, existe.

Et qu’elle revient.

Toujours.

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Trankillah
Posté le 19/08/2025
Bonjour,

Merci pour ton texte. Tu racontes de façon particulièrement juste ce par quoi peuvent passer de nombreuses personnes atteintes des mêmes troubles.

J'ai vécu une histoire semblable.
J'ai eu la chance d'arrêter assez rapidement le canabis, véritable fléau lorsqu'on est atteint de ce trouble.

Celà fait plus de vingt ans que j'ai commencé à me reconstruire.
Aujourd'hui, plus personne ne sait que je suis passé par là dans les gens rencontrés par la suite. Et ils ne pourraient pas le deviner.

Courage ;)
Tony Bouhitem
Posté le 19/08/2025
Bonjour Trankillah,

Merci de m’avoir lu et pour ton message. Ton témoignage est vraiment inspirant. Félicitations pour ta reconstruction ! J’espère, moi aussi, parvenir à dépasser la barre des vingt ans, même si, avec ces troubles, rien n’est jamais acquis d’avance.

Bonne continuation.
Aniro
Posté le 10/07/2025
Ce serait mentir que de dire que ce prologue ne m'a pas mis quelques petites larmes à l'œil, en tant que jeune femme atteinte de troubles psychologiques (bien que non diagnostiqués). Il faut beaucoup de courage, à mon sens, pour réussir à témoigner de ses souffrances et de son parcours psychiatriques dans un monde qui ne les comprend pas toujours et qui ne donne pas beaucoup d'espace pour en parler.
Merci à toi pour ton courage et pour ton témoignage. Je te félicite pour ton parcours et pour ta force, et je te souhaite bon courage pour la suite de ton aventure.
Tony Bouhitem
Posté le 10/07/2025
Bonjour Aniro,

Merci d’avoir pris le temps de me lire, et un grand merci pour ton commentaire qui m’a profondément touché.

Je te souhaite également beaucoup de courage, et j’espère de tout cœur que tes troubles psychologiques s’apaiseront avec le temps.

Prends soin de toi.
BeuldesBois
Posté le 27/06/2025
Bonjour Tony,

Mes passages sont rares sur PA ces derniers temps mais ton texte a retenu mon attention dès son titre. Non seulement je trouve la démarche courageuse, mais également très intéressante. D'autant plus que ton écriture nous embarque rapidement, et on se retrouve à la fin de ce prologue sans s'en rendre compte.
J'espère que tu continueras de travailler sur ce texte, et nous partagera la suite !
Merci de nous ouvrir cette fenêtre sur ton histoire, et plus largement, sur ce que peut être la vie en compagnie de la schizophrénie.
Tony Bouhitem
Posté le 27/06/2025
Bonjour Beul,

Merci de m’avoir lu, et aussi pour ton commentaire très encourageant. Tu renforces vraiment ma motivation à pousser ce travail d’écriture encore plus loin !

Je te confirme que la suite est d’ores et déjà en préparation. Pour le moment, je réunis et épluche mes archives, en particulier le fameux dossier évoqué au début du prologue — un ensemble de comptes rendus médicaux parfois indéchiffrables, de questionnaires, de notes et d’observations de médecins, de courriers, d’annexes… Tout cela, tu t’en doutes, dans le but d’élaborer un plan solide pour me lancer au plus vite dans la rédaction.

Un travail à la fois fastidieux et enthousiasmant m’attend, et je ne publierai probablement pas le premier chapitre avant quelque temps. Mais une chose est certaine : j’espère sincèrement parvenir au bout de ce projet — le projet d’une vie, la mienne.

Encore merci à toi !
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