— Votre Altesse, plaisanta Lina en accueillant Inès à l’extérieur avec une révérence.
Inès eut un long rire nerveux. Ses tracas devinrent gloussements. Elle aperçut le court-circuiteur de Jorge dans la main de Lina.
— Tu ne rentrais pas, expliqua celle-ci, donc au bout de trois jours, on a utilisé le radar et on t’a trouvée… chez toi. J’ai dit que je ne le sentais pas, que quelque chose clochait. Jorge s’est moqué de moi, mais j’ai décidé de venir quand même pour voir si ça allait.
Inès regarda la tour en se demandant si elle pouvait les entendre d’une façon ou d’une autre.
— J’espère que j’ai bien fait, continua Lina. Même si tu choisis de vivre seule chez toi de nouveau, je me suis dit qu’on pourrait rester amies.
Inès ne répondit pas tout de suite. Elle fit signe à Lina qu’elles feraient mieux de s’éloigner. Elle attendit qu’il y eut plusieurs arbres entre elle et Samuel avant de se détendre.
— Mon IA m’a enfermée, dit Inès. Enfin, pas mon IA, mais une IA. Il disait qu’aucun de mes souvenirs d’ici était réel. Que je venais de me réveiller.
Rien que d'y repenser, ça lui donnait la nausée.
— Tu l’as cru ?
— Par moments.
Elles avaient atteint l’eau et regardèrent en silence l’horizon pendant quelques minutes. Inès bondit pour se réchauffer et célébrer le plaisir d’être là, entourée d’arbres, face à l’eau.
— Il faut que j’aille retrouver un ami, lâcha-t-elle enfin.
— Dis donc, t’en connais du monde, plaisanta Lina.
— Oui, comme si cet endroit avait été créé pour moi, dit Inès.
Lina ne posa aucune question.
Le silence était doux, apaisant. Et soudain, Inès y trouva la force de faire confiance à nouveau.
Elle raconta à Lina tout depuis le début : la panne informatique, le message sur son écran, Alessandro, son départ avec Rose, les mensonges qui avaient mené à la rupture, la recherche de Gabriel et leur dispute.
— Donc tu veux y retourner et écouter son plan, comprit Lina. Tu veux que je vienne avec toi ?
— Ils vont pas te chercher à la tour ?
— J’ai prévenu Jorge et Dulce que j'allais te chercher et ils informeront Chat si besoin.
— Tu leur fais confiance ? demanda Inès.
Lina haussa les épaules :
— On ne change pas le monde toute seule.
Elles se mirent en chemin. Inès suivait ses repères sans difficulté. Cette île devenait comme son terrain de jeu.
— Pourquoi avoir inventé cette histoire de cartographie ? demanda Lina.
— J’avais peur qu’on m’empêche d’y aller ou que quelqu’un lui dise de ne rien me dire. La vérité a tendance à me fuir. Ou j’ai eu tendance à la fuir ? D’ailleurs, au stade où j’en suis : toi aussi tu me connaissais dans le Monde d’Avant ?
— Du tout. Je t’ai rencontrée à la cafétéria quand Dulce nous a présentées.
— T’avais pas l’air très convaincue d’ailleurs.
— Je ne sentais pas Rose.
— T’aurais pu me le dire.
— Tu m’aurais crue ?
Inès réfléchit et secoua la tête.
— Tu faisais quoi avant ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
— Avant avant ?
— Oui.
— Je travaillais pour une association. J’étais écologiste, féministe, antispéciste.
— Très -iste.
— Oui, s’esclaffa Lina. Toutes les semaines, je trouvais la solution pour un monde meilleur.
Elle jeta un œil à une tour et ajouta :
— Jamais je n’aurais imaginé… ça. Je ne comprends pas vraiment pourquoi j’ai été choisie.
— Choisie ?
— J’ai reçu une invitation anonyme, un jour. C’était censé être un abri pendant l’effondrement. Ce que Jorge essaye de déterminer c’est si la sélection a été faite par une personne ou laissée aux soins d’une intelligence artificielle. Ça semblait si aléatoire qu’on penchait vers IA mais tu me fais douter.
— Parce que ma tour se comporte bizarrement ?
— Et parce que tu connaissais déjà Gabriel et Rose.
— Et Chat, je crois, marmonna Inès.
— Je m’en doutais… Il va falloir que je lui en parle. Si c’est le cas, elle nous aurait sciemment caché des informations utiles pour nos recherches.
— Tu n'as pas l'air fâchée.
— Elle doit avoir ses raisons, dit Lina en haussant les épaules.
Dans l’ascenseur de la Clef de Sol, Inès douta soudain de l'accueil que lui réserverait Gabriel, mais lorsqu’elle entra dans le salon, il fonça vers elle et la prit dans ses bras.
— Putain, la frousse que tu m’as fichue !
Il salua Lina d’un signe de tête, puis se tourna de nouveau vers Inès qui, silencieuse, se tordait les doigts.
— Mon Dieu, dit-il avec un sourire, on a déjà vécu cette scène tellement de fois, si tu savais. C’est adorable mais il y a vraiment pas besoin.
— Gabriel, dit Inès qui tenait quand même à s’excuser, je suis vraiment, vraiment, vraiment…
Et ses yeux se remplissaient de larmes, et elle s'étonnait toujours et encore de la violence de ses émotions. Était-ce normal qu’elle passe son temps à ressentir un trop-plein ?
— … vraiment désolée.
Gabriel la prit dans ses bras de nouveau et puis lâcha, bourru :
— C’est moi qui suis désolé. Quand j’ai vu ta tour basculer sur un autre programme, j’ai su qu’il y avait un problème, mais nos tours sont trop loin, et je pense que c’est pas un hasard d’ailleurs, et le temps d'y aller et revenir, j'aurais pu me faire pirater sévère. Bon, sur la fin, j’étais à deux doigts de plaquer une année de boulot pour secourir ta grande gueule, mais heureusement ta porte s’est ouverte, conclut-il avec un regard amusé vers Lina.
— T’es contente que je sois là ? demanda Inès d'une petite voix.
— Mais oui, roh, soupira Gabriel.
Soudain Lina, qui les observait, les yeux de plus en plus plissés, intervint :
— Je suis désolée, j'ai peut-être mal compris… Je peux attendre dehors.
— Oh là, du calme, l’amazone, t’es loin du compte.
Inès tourna un regard plein d’espoir vers Gabriel. Il hésita encore un instant puis concéda :
— Je te donne une chance.
— T’es mon beau-frère, dit Inès.
— J’étais.
— L’amoureux de Chat.
— L’ex.
Avec un soulagement infini, Inès conclut :
— Chat est ma sœur.
C’était étrange à quel point elle l’avait senti. Elle s’installa sur l’un des fauteuils, s’étendit de tout son long sur le velours. Lina vint se poser à côté d’elle.
Pendant l’heure suivante, en silence, elles écoutèrent attentivement le plan de Gabriel, qui était minutieux, efficace, inventif.
Depuis un an, il travaillait à le mettre en place, étape à étape. Il n’avait sorti Inès de sa cave que lorsqu’il était certain de ne plus pouvoir avancer sans elle.
— Ensemble, on peut changer ce monde, conclut-il d’une voix pleine d’espoir.
— Pourquoi vous me faites confiance ? demanda Lina. Vous n’avez pas peur que j’aille raconter tout ça chez nous ? Pas tout le monde ne serait d’accord avec votre plan, je pense.
— Je connais par cœur les dossiers du premier groupe, dit Gabriel. T’es dans ma liste verte.
Il dit ça comme si elle devait se sentir honorée mais à la place elle partit dans une diatribe sur la vie privée. En réponse, Gabriel essaya d’articuler des phrases au beau milieu d’un fou rire interminable ; tout ce qu’elles glanèrent furent les mots « t'as cru », « vie privée », « intelligence artificielle ». Puis ils revinrent au plan, car s’il y avait un point sur lequel ils étaient d'accord, c'était que les choses devaient changer.
— Pourquoi t’es revenue sur ton opinion, d’ailleurs, l’énergumène ? demanda Gabriel à Inès.
— Se faire enfermer par une IA aux tendances sociopathes, ça fait cogiter…
— Tout doux, c’est mon code que t’insultes là.
— Plaît-il ?
— C’est une vieille version. Je croyais encore qu’on bâtissait des bunkers temporaires.
Il regarda autour de lui, déçu.
— C’est une chose d’imaginer une utopie et une autre de la construire. Ce n’est pas du tout comme ça que j’avais vu Samsara. C’est trop…
— … rigide ? proposa Inès.
— Et déshumanisé, compléta-t-il en acquiesçant. On a trop perdu à vouloir survivre.
Lorsqu’elles rentrèrent au Quartier Général, Dulce les aperçut dans l’entrée et vint serrer Inès dans ses bras pendant au moins une minute, ne la relâchant qu’à contrecœur.
— Niña, arrête de te mettre en danger toutes les cinq minutes.
— Ça va être ma faute, maintenant…
— Quand même, c’est toujours toi, ça peut pas être une coincidencia. Désolée de pas être venue, ajouta-t-elle avec un signe de main vers le potager.
— Il commence à prendre des couleurs !
Dulce lui fit faire un tour, réjouie. Inès écoutait avec un sourire mais ne pouvait chasser un début de nausée et un pincement au cœur. Pour mener à bien le plan de Gabriel, il lui faudrait demander un transfert. Elle ne travaillerait plus avec Dulce. Comment le lui annoncer ? Que dire ? Elle s’embrouilla tant et si bien dans sa tête qu’elle dit tout le contraire.
— C’est merveilleux, dit-elle avec enthousiasme. J’ai hâte qu’on le remette complètement sur pieds !
— Qué alivio que a ti también te encante la comida, dit Dulce sur un ton complice, avant je passais pour la folle des fruits et légumes. Avec toi, on va peut-être pouvoir proposer une cantine de bonne qualité ! C’est une mission importante de santé, sabes.
Inès acquiesça et leva même les pouces, dans une tentative désespérée de convaincre Dulce que c’était un plan merveilleux et qu’elle était déterminée à le concrétiser avec elle.
Dès qu’elle put s’extirper de la conversation, elle prit une douche et enfila des vêtements propres puis, à l’heure de la méditation, se rua vers le -50 pour s’installer au premier rang. Tandis que tous les autres fermaient les yeux, elle garda les siens ouverts et plantés sur le visage de Chat, qui finit par le sentir. Leurs regards se rencontrèrent et sa sœur — sa sœur ! — comprit qu’elle savait.
Lorsque les résidents commencèrent à partir, Inès s’approcha de Chat. Elles posèrent chacune leurs mains dans celles de l’autre. Elle eut envie de tout lui dire au sujet de Gabriel mais elle savait que ça n’était pas le moment, pas encore.
— Maintenant, lui dit-elle plutôt en bougeant les lèvres doucement, c’est à toi de me faire confiance.
Chat fronça les sourcils : c’est-à-dire ?
— Je veux être assignée à l’unité informatique.
Chat grimaça.
— Tu n’aimes pas les ordinateurs, hein ? demanda Inès.
Chat haussa les épaules, puis la scruta avant d’acquiescer. Elle articula les syllabes Jorge. C’est lui qui devait la recruter.
Les jours suivants, Inès se débrouilla pour être à la cafétéria aux mêmes horaires que Jorge. Il l'appréciait depuis l’histoire de carte et accepta donc de répondre à ses questions. Quelle était la définition exacte d’une intelligence artificielle ? Pouvait-on penser qu’il y avait un serveur centralisé sur l’île ? Était-ce le travail d’un seul programmateur ou d’une équipe ?
Matin après matin, les regards envieux se multipliaient. Jorge était connu pour couper court aux dialogues, s’enfermer dans son bureau ou, lorsqu’il parlait, débiter du charabia sans prendre la peine de définir les termes qu’il employait. Sa patience avec Inès étonna tout le monde.
Le programme de la jeune femme devint chargé : le matin elle travaillait avec Dulce au potager, à la pêche, à la création de nouveaux menus, ensuite elle complétait sa carte de l'île jusqu’au coucher du soleil, puis prenait des notes sur ce qui lui avait enseigné Jorge avant de s’endormir tardivement.
Elle était si épuisée qu’elle s’endormit deux jours de suite pendant la méditation et se fit réprimander par sa grande sœur.
L’avantage était que pour la première fois depuis son arrivée à Samsara, elle n’avait plus l’impression d’être un gribouillis confus. Elle se battait pour quelque chose, elle était en mouvement. C’était sûrement à ça que Lina fit référence, lorsqu’elle lui dit, dans un couloir, qu’elle était rayonnante.
Un matin, Inès avait épuisé toutes ses curiosités théoriques sur les ordinateurs et les codes. Jorge était de bonne humeur. Il était temps.
— Est-ce que tu m’accepterais comme apprentie ? lui demanda-t-elle. Je sais que ce n’est pas dans tes habitudes et que tu préfères travailler tout seul, mais…
— Tu ne travailles pas pour Dulce ? rétorqua-t-il. Pourquoi tu voudrais changer ?
Elle envisagea de prétendre que ça avait toujours été son rêve mais se rappela que les mensonges les plus crédibles sont les vérités qu’on tronque de quelques centimètres. Elle allait devoir se dévoiler un peu pour réussir à le convaincre.
— Quand je suis arrivée ici, Sandra, mon IA, était si merveilleuse que je ne me suis jamais préoccupée de comment elle fonctionnait. Les premières semaines, j'étais malade. Je ne sais pas ce que j’avais. Je vomissais. Des vertiges. Des hallucinations. Je dépendais complètement d’elle. Et puis je me suis refait une santé. Elle a été à mes côtés dans les bons jours et dans les mauvais jours. Mais un jour elle s’est déréglée et c’était terrifiant parce que j’étais complètement impuissante. Au QG, on est nombreux à dépendre de l’IA. S’il y a une panne, ou toute autre crise informatique, je pense qu’il vaut mieux qu’on soit au moins deux cerveaux à pouvoir réfléchir à des solutions. Il y a beaucoup de vies en jeu.
Elle s'arrêta là, essoufflée. Elle avait beau ne pas être entièrement honnête, elle croyait quand même à ce qu’elle disait, à ce projet. Jorge regarda sa nourriture en silence, puis se leva et prit son plateau :
— Je vais réfléchir, dit-il avant de s’éloigner.
Le soir même, il ne vint pas dîner. Inès fut prise de doutes ; elle enchaîna les cauchemars. Pâle au réveil, elle se rendit au petit-déjeuner avec l’estomac noué. Jorge arriva dans la pièce une fois qu’elle était déjà assise, marcha droit vers elle et déclara :
— Tu commences demain. Tu feras les matinées au bureau et tu passeras les après-midi à finir la carte de l’île, d’accord ?
— D’accord.
Il repartit aussi vite qu’il était venu, sans même prendre à manger.
Une fois passée la vive satisfaction d’avoir réussi quelque chose, Inès éprouva une telle nausée qu’elle ne put pas finir son repas. Elle se rendit au potager en traînant les pieds, terrifiée par la conversation qu’elle ne pouvait plus repousser. Dulce ne prendrait peut-être pas mal son transfert, après tout. Peut-être qu’elle comprendrait.
Peut-être que si elle l’annonçait d’une façon joyeuse, elle verrait que c’était une bonne nouvelle ? Ça valait le coup d’essayer. Elle fit quelques pas de danse en entrant et annonça :
— Jorge a accepté ma demande de transfert à l’informatique ! Je commence demain !
— ¿Qué?
— Je vais travailler à l’informatique.
— De quoi tu parles ?
— Jorge a accepté.
— Pero… tu lui as demandé quand ?
— Hier.
— Et il a juste dit que sí ? Comme ça ? Jorge n’a jamais voulu embaucher de l’aide. Nunca. Attends, dit-elle en plissant les yeux, c’est pour ça que tu manges avec lui depuis deux semaines ?
Inès cligna des yeux sans rien dire. Cette conversation prenait la tournure qu’elle avait essayé d’éviter. La colère sur le visage de Dulce la tétanisait.
— Pourquoi tu m’as rien dit ? insista son amie. Todo el punto es contarse las cosas, ¿sabes ?
Inès baissa les yeux vers ses chaussures, le cerveau congelé.
— Nena, ¿hola? Je suis contente pour toi si tu veux faire des ordinateurs mais pourquoi tu m’as rien raconté ? J’aurais pu chercher une remplaçante, prepararme, pues.
Inès sentait la honte tourbillonner et refusa de s’y enfoncer.
— On ne sort pas ensemble, à ce que je sache, s’entendit-elle dire de très loin, comme si elle avait la tête sous l’eau et qu’un double d’elle-même continuait la conversation à sa place. Je n’ai pas à tout te raconter non plus.
— ¿Perdóname? répondit Dulce avec colère.
Inès savait que c’était sa dernière chance pour redresser la barque. Elle le sentait dans les pulsations au bout de ses doigts. Il n’y avait qu’à dire “je me suis embarquée dans quelque chose qui me dépasse moi-même, je te raconterai quand je pourrai”. Au lieu de quoi, elle dit :
— T’es tout le temps là, à surveiller les gens. Tu veux tout contrôler et tu mets la barre beaucoup trop haut pour le reste d’entre nous. Donc je fais de mon mieux et désolée si ce n’est pas assez.
Elle eut envie de vomir quand elle entendit en écho, derrière ses propres mots, ceux de Rose.
— Prends ta journée, conclut Dulce d’une voix glaciale, ça te fera des vacances entre tes deux boulots.