– Nous sommes arrivés ! lança joyeusement Adeline en se garant sur une place libre.
Comme chaque année, ils avaient pris la voiture pour se rendre au fest-noz de mai, organisé par un village voisin. Sélène se réjouissait toujours de ces fêtes typiquement bretonnes où on dansait, car, le temps de quelques heures, elle se sentait libre. Des yeux, l’adolescente chercha le minibus blanc des Sherwood. Ils se joindraient peut-être à la fête.
À l’entrée, deux tables avaient été alignées pour la vente des billets d’entrée. Les trois sœurs abandonnèrent leurs parents pour aller déposer leurs vestes légères au vestiaire qui faisait face aux vendeurs. Le brouhaha de la foule qui se pressait dans la salle leur parvenait par vague, ainsi qu’une légère odeur de transpiration, même si le fest-noz n’avait pas commencé.
– Allons-y !
Loïc ne pouvait s’empêcher de sourire. Sélène voyait bien que son père avait la danse dans le sang. Il donnait des cours deux fois par mois ; c’était avec lui que les sœurs Gavillet avaient appris à danser. Même si elles connaissaient les pas, les deux aînées l’accompagnaient encore de temps en temps, juste pour le plaisir de voir les élèves maladroits de son père, et de profiter de la musique qui avait bercé leur enfance.
Leur mère aidait aussi son mari, notamment pour les démonstrations en couple. Ils s’étaient rencontrés très jeunes, lors d’un fest-noz, et ne s’étaient plus jamais quittés. Leur histoire avait l’air d’un conte de fée. Loïc avait demandé une danse à celle qui deviendrait sa future femme. Adeline s’était retournée pour savoir à qui ce jeune homme s’adressait, mais il n’y avait personne. Sélène était née deux ans plus tard. Ils avaient continué à fréquenter les fest-noz, laissant leurs filles dormir sur des couvertures, bercées par la cacophonie des danseurs.
– Hé ! Salut Loïc, comment ça va ? C’est sympa de te revoir, ça faisait longtemps !
Coralie chuchota à l’oreille de sa grande sœur :
– Tu sais qui c’est ?
Sélène répondit par un haussement d’épaule ; ce n’était pas étonnant. Au fil des années, son père avait rencontré de nombreuses personnes, car il avait le contact facile. Loïc et son ami partirent au bar chercher des boissons pour tout le monde tandis que son épouse s’installait à une table avec ses filles. Sélène parcourut discrètement la salle des yeux, observant chaque visage. Nulle trace de Léo, ni de ses frères.
– Ady ? lança une femme d’une trentaine d’années en s’approchant. Coucou ! Ça fait plaisir de te revoir !
C’était une amie de la mère de Sélène. Elle l’étreignit en souriant, puis salua les sœurs Gavillet. Derrière elle, trois hommes suivaient en discutant. Les nouveaux arrivants étaient élégamment habillés, et chacun tenait une bolée de cidre. Ce petit groupe était composé d’un violoniste, d’un percussionniste, d’un guitariste qui accompagnait certaines chansons de sa voix et d’une harpiste. Ils commençaient à gagner une certaine réputation sous le nom de Trisk, et devaient animer la seconde partie du fest-noz.
– Où est ton mari ? Il est resté chez vous ?
– Même avec deux jambes cassées, il trouverait un moyen de danser, plaisanta Adeline. Tiens, quand on parle du loup. Il arrive.
– Salut Marine ! Tu vas bien ?
Sélène se détourna de la conversation, s’emparant de son thé glacé. Elle parcourut encore une fois la salle du regard, bien que ce fût inutile. La famille Sherwood ne se trouvait pas dans l’assemblée. L’adolescente avait espéré qu’ils apparaîtraient avec Trisk, car Marine, la harpiste, était la marraine de Léo. Après une hésitation, l’adolescente posa sa question, l’air de rien :
– Les Sherwood ne sont pas là ?
– Je ne sais pas… James doit partir en voyage demain, je crois qu’ils préféraient rester en famille. Mais ça fait longtemps qu’on les a pas vus, ils ont dit qu’ils viendraient peut-être.
Sélène acquiesça sagement, masquant sa déception avec un sourire. Elle aurait aimé partager ce moment avec les Sherwood, et, surtout, revoir Léo ailleurs qu’à l’école. Ils ne faisaient pas vraiment partie de la même bande de potes, et ne se parlaient que rarement, voire pas du tout. Ses clins d’œil et l’intensité de son regard lui manquaient.
Une vingtaine de minutes plus tard, le premier groupe de musiciens donna le coup d’envoi avec un simple an dro[1]. Sélène se glissa entre deux personnes dans une des chaînes tandis que la musique emplissait la salle. Les danses se succédèrent, et tandis qu’elle tourbillonnait, la jeune fille surveillait l’entrée de la salle. N’y tenant plus, Sélène avertit sa sœur qu’elle allait aux toilettes, prétexte pour se rapprocher de l’entrée.
– Ok, je dirai à Maman que tu t’es enfermée dans les toilettes avec un garçon pour…
– Coralie !
– Oh, ça va, ça va ! Je dirai rien, capitula-t-elle avec un clin d’œil suggestif.
Sélène soupira en tournant les talons. Pourquoi sa sœur était-elle toujours aussi exaspérante ? Coralie était peut-être jeune, mais pas innocente. A l’entrée, personne. Il manquait le babillage incessant des histoires de Bruno, et le sourire encourageant de Mathéo. Mais surtout… Léo. Léo, et ses paroles rassurantes, ses fous rires contagieux. Léo, l’inconnu de la balançoire. Celui dont elle était tombée follement amoureuse.
L’adolescente essaya tant bien que mal d’ignorer la déception qui lui étreignait le cœur. A la place, elle alla s’humidifier la nuque aux toilettes – contrairement à ce que pensait Coralie – puis retourna à l’origine du bruit. La musique, le brouhaha incessant du bar, le claquement des chaussures des danseurs… Tout ça, c’était son univers. Il y avait des personnes de tout âge. Des vieux habitués au groupe de jeunes fêtards en passant par des familles avec leurs enfants dans des poussettes, tout le monde y trouvait son bonheur. En fest-noz, Sélène retrouvait une partie d’elle qui n’existait que là. C’était le même sentiment que lui apportait Léo. De l’apaisement.
– Sélène ! Je croyais que t’étais partie voir la mer sans moi !
L’adolescente baissa les yeux vers Maëlys. Un instant, elle avait cru que c’était Bruno qui venait lui raconter une énième histoire fantaisiste, mais non. Son espoir de danser avec Léo s’amenuisait lentement, mais Sélène refusait de le laisser s’échapper complètement.
– Viens, Mily. On va retrouver Papa et Maman.
Les danses se succédèrent jusqu’à vingt-deux heures. La chaleur était devenue étouffante, et Loïc avait déjà changé une fois de tee-shirt. Une pause d’une demi-heure permit à Trisk de prendre sa place sur la scène. Maëlys s’endormit sur des chaises, une jaquette en guise d’oreiller.
Sélène essaya de profiter du fest-noz malgré l’absence de Léo. Elle s’était tellement réjouie de partager ce moment avec lui ! Même si ce n’était que quelques secondes, lors d’un cercle circassien[2] par exemple. Et pourtant, elle devait se faire une raison. Regarder fixement l’entrée ne le ferait pas apparaître…
– Tu danses ?
La jeune fille sursauta en entendant une voix grave. Un instant, elle avait cru que c’était Léo. Un garçon de grande taille lui faisait face. Ses cheveux mi-longs étaient attachés sur le haut de sa tête, ce qui découvrait le bas de son crâne rasé.
– Avec plaisir, répondit Sélène.
Se pendre au bras de l’inconnu – qu’elle n’avait jamais vu en rêve – était comme une minuscule vengeance sur son destin. Au moins, ce soir, l’adolescente aurait quelqu’un à son bras. Sélène était là pour oublier, oublier ses soucis, oublier Léo qui l’attirait toujours plus, malgré son absence. Et pourtant, elle espérait encore entendre sa voix surgir du brouhaha de la foule.
Trisk égrena les premières notes d’une mazurka, et son nouveau partenaire l’emmena jusqu’au centre de la piste, où ils commencèrent timidement à danser. Aucun des deux ne parlaient ; Sélène était raide dans ses bras. L’adolescente scrutait chaque danseur dont la silhouette pouvait ressembler à celle du garçon de ses songes, mais des cheveux trop longs ou l’ombre d’une moustache en guidon la détrompaient encore et encore. Le jeune inconnu finit toutefois par rompre le silence qui s’était installé entre eux :
– Tu viens souvent en fest-noz ? Tu danses bien.
Heureusement qu’il ne pouvait pas voir le rouge de ses joues provoqué par son compliment. Sélène le remercia avant de lui retourner la question.
– Ça m’arrive, oui. Mais j’apprends encore…
– Tu veux que je compte avec toi ?
Il haussa les épaules.
– Pas besoin, c’est la première qu’on m’a montrée alors je maîtrise. Enfin je crois, grimaça-t-il quand il écrasa un orteil de Sélène, qui préférait être pieds nus.
Ils continuèrent à tourbillonner parmi les danseurs. La jeune fille se détendit petit à petit, oubliant presque l’absence de Léo qui creusait un vide dans son cœur. Finalement, elle prit même plaisir à danser avec son nouveau partenaire. L’inconnu la réinvita pour quelques danses de couple. Sélène accepta, perdant tout espoir de voir les Sherwood apparaître à l’entrée de la salle. Lors d’une scottish[3], l’adolescente lui demanda son prénom.
– Samuel. Enfin, Sam tout court, la plupart du temps. Et toi ?
– Sélène. Et… Je n’ai pas de surnom.
En entendant ça, Samuel haussa les sourcils.
– Dommage. C’est toujours sympa, les petits noms.
Son regard s’éclaira soudainement.
– Attends, je vais t’en trouver un. Que dis-tu de…
Il fit mine de réfléchir, mais une lueur malicieuse au fond de ses yeux prévint Sélène que son partenaire avait déjà une idée en tête. Elle ne fut effectivement pas déçue :
– … Sissi ! Pour l’impératrice Sissi, bien sûr.
L’adolescente ne put retenir son rire. Elle se sentait à l’aise avec Samuel. Sa main chaude dans le creux de son dos, qui guidaient ses mouvements. Avec lui, tout semblait si simple, sans conséquences. Sélène passa un excellent moment, mais Sam n’était pas l’inconnu de la balançoire. Son cœur, dont Léo occupait toute la place, ne pouvait héberger deux garçons.
La fin de la soirée passa vite, et son nouvel ami la salua d’un « À la prochaine, Sissi ! » et d’un clin d’œil avant de partir. Sélène était heureuse, mais elle ne parvenait pas à combler le vide laissé par ses attentes déçues. L’adolescente aurait aimé que Léo fût là ; elle aurait pu lui avouer sa folle passion. Parce qu’il remplissait son cœur de désir, de soleil. D’amour.
[1] Voir lexique
[2] Voix lexique
[3] Voir lexique
Le chapitre se lit avec fluidité, on ressent l'ambiance festive, conjuguée aux émotions contradictoires de la jeune fille.
j'ai repéré juste une petite faute:
"Sa main chaude dans le creux de son dos, qui guidaient ses mouvements." -> "guidait" (la main)
Merciii de commenter encore ♥️
Je change la terminaison tout de suite ':D
C'est vraiment incroyable que les lecteurs ressentent ce que je veux partager !
J'espère te voir encore par ici un petit moment <3