Quatrième enseignement

Par AGL

Mon corps se souleva comme dans un spasme. Je passai une main sur mon visage tout en sueur et regardai autour de moi, perdu. C’est alors qu’une voix se fit entendre.

 — Monsieur A, tout va bien ?

Je me tournai vers Julia, que j’avais réveillée dans ma manœuvre. Mon esprit retrouva de sa lucidité.

— Oui… Je vais bien.

Je regardais derrière elle. Le soleil se levait, tout orange, là-bas. Un immense bonheur me traversa alors. Je souris.

— Ah ! oui, mon enfant, tout va si bien !

— Vous êtes tout en sueur.

Je posai mon regard sur Julia.

— Il faut être un Soleil pour affronter une Ombre, mon enfant. Voici : j’ai été Soleil cette nuit !

— Que voulez-vous dire, Monsieur A ?

— Je veux dire que mon esprit a choisi la voie noble pour me confier ses secrets. J’ai fait un rêve, un rêve qui m’a éclairé !

Julia s’assit à mes côtés, pleinement réveillée. Son enthousiasme habituel l’habitait.

— Racontez-moi !

— Ô, ma Julia ! Ce n’est pas une histoire que je veux te confier ce matin, mais un enseignement ! Sur cette colline, au-dessus du monde d’acier, je te le demande : veux-tu l’entendre ?

— Oui ! Monsieur A, soyez mon lever de Soleil, ma lumière !

Je levai une main.

— Cesse tes louanges, mon enfant, car ton professeur a bien failli te cacher cet enseignement. Oh ! Oui ! il a fallu une Ombre pour m’éclairer ! Vois-tu, ce que j’ai à te dire, je me le suis caché à moi-même, pendant trop longtemps : c’est à nous deux que j’enseigne ce matin. Trop longtemps je me suis menti ! Ah ! Oui ! c’est de temps que je veux te parler en cette aurore !

— De temps ?

— Oui ! De temps ! Rappelle-moi ton deuxième enseignement, s’il te plaît, ma Julia.

— « Tu n’es pas importante du tout, et pourtant tu es la seule chose qui compte. »

— Exactement. Et quand je parle de « Toi », qu’est-ce que je veux dire ? Je veux dire ton temps. Tu n’as que toi ; or, toi, tu n’as que ton temps. Vois-tu, de l’instant où tu nais, un compteur se lance. Nul ne peut savoir combien de temps lui est attribué sur son compteur. Des enfants sont terrassés par la maladie ou par des conducteurs inattentifs, tout comme des préretraités tombent sous les crises cardiaques. La mort viendra, que tu le veuilles ou non. Voici ce que je veux t’enseigner aujourd’hui, ma Julia : sois toujours prête pour la mort.

« Toujours prête pour la mort, oui, mais non pas dans l’appréhension de la mort. Tellement de personnes passent leur vie à étudier la mort. Ils sont de ceux qui cherchent quelque chose derrière les étoiles. Or, je te le dis : il n’y a rien d’autre que du compost sous un cadavre. Te dirais-je que c’est malheureux, de redonner à la Terre ce qu’elle nous a donné ? Non, car ce que je veux que tu saches, c’est qu’il n’y a rien de plus beau que la vie, et ce, en partie parce qu’on meurt un jour.

« Or, tout ceci, je sais que tu le comprends facilement, comme je l’ai compris bien tôt dans ma vie. Sache-le, c’est plus profondément dans la réflexion que je veux t’emmener à présent. Tu n’as que ton temps, voici ce que je veux vraiment t’enseigner. De tout ce que tu fais, de tout que tu penses : c’est cela ta vie. Et tant que tes pensées et tes actions s’accorderont à ta volonté, tu pourras dire que tu vis pleinement ta vie. Or, tu le sais à présent, il y a une grande pyramide qui te traque et qui n’a qu’un but : détruire ta volonté. Ses armes ? Les mille et une distractions.

« Ah ! Oui ! Qu’est-ce donc la voiture, le téléphone portable, la radio, la bureaucratie et toutes ces autres médiocrités sinon des armes de distractions ! Qu’est-ce qu’une distraction, me demandes-tu ? C’est un trou noir à esprit. Car, vois-tu, l’esprit est une Terre vagabonde, qui s’alimente des étoiles qu’elle trouve sur son chemin. Or, le trou noir se cache parmi les étoiles. Et il fascine, ce puits sans fond : c’est le seul capable de faire disparaître les astres les plus prometteurs. Comme il est facile de se laisser emporter par son poids ; comme elle est confortable la chute vers lui ! Ah ! ma Julia, je te l’ai déjà dit : méfie-toi de ce qui est facile et confortable !  

« Je te le dis, mon enfant : tu vas en croiser maints et maints trous noirs sur ton chemin. Puisses-tu avoir une volonté assez profonde pour éviter leur orbite ! Et quand ces trous noirs ne seront pas des objets de médiocrité, ils seront des médiocres eux-mêmes ! Ah ! comme il y en a des comédiens qui, dans d’immenses stades, se nourrissent de publics ! Fais bien attention, car de tous ces comédiens, il n’y a pas que des comédiens médiocres. Il y en a des habiles et des malins parmi ces imposteurs, et alors que chez certains croiras-tu voir une source de lumière, c’est bel et bien un immense trou noir qui se cachera derrière leur miroir.

« Ah ! ma Julia, méfie-toi de tout ce qui veut faire partie de ta vie : méritent-ils ton plus grand trésor, ton seul trésor, ton temps. Révise constamment ton horaire : y aurait-il quelques parasites qui s’y seraient infiltrés ? Mais, je te le dis à nouveau, méfie-toi surtout de ceux qui veulent t’éclairer : sont-ils suffisamment éclairés eux-mêmes ? Quand ils ne sont pas des comédiens, ils sont bien souvent de ceux qui s’appellent les spirituels, avec leurs enseignements faciles — moi, je les nomme les faux philosophes. Fais bien attention à eux, les penseurs confortables : souvent, ils ne savent même pas lire.

« Il n’y a pas voie royale vers soi-même, ma Julia, aussi te faudra-t-il survivre à plus d’une extinction pour devenir une Terre fertile, où la vie pousse en abondance. Il te faudra aussi l’aide de plus d’une étoile, mais fais davantage confiance à celles qui sont vieilles : il y a bien longtemps que leur lumière nourrit l’Univers. C’est une lumière éprouvée que tu trouveras chez les Anciens, une lumière qui a vu bien des choses, qui perce les plus grandes nébuleuses, et présente au grand jour les trous noirs les plus pervers.

« Ah ! ma Julia, ne sois pas de ceux qui abreuvent leur esprit de douces boissons ! Ce sont les esprits corsés qui apprennent à lire les langues anciennes et leur complexité. De ces Anciens, ils ont consacré leur vie à penser pour toi. C’est pour toi qu’ils se sont cassé la nuque, à écrire sur des peaux de bêtes et du papier poussiéreux. La lumière de leurs pensées, elle n’a pas d’autres destinations que ton esprit. Écoute la voix millénaire qui perce mon sac en jute : “Aucun de ces sages ne se refusera, aucun ne congédiera celui qui vient à lui sinon plus heureux, plus ami de soi-même, aucun ne laissera son visiteur le quitter les mains vides ; de nuit comme de jour, tout mortel peut leur donner rendez-vous.”

« En vérité, ma Julia, méfie-toi de ceux dont l’Histoire n’a pas prouvé la grandeur. Méfie-toi de ceux qui ne sont pas morts. Et, c’est ici que je veux en arriver, mon enfant : méfie-toi de moi. Oui, méfie-toi de moi, moi qui ne suis pas mort, moi dont le temps n’a pas éprouvé la pensée. Méfie-toi de moi qui s’est menti à lui-même trop longtemps, qui s’est laissé emporter par les mille et une distractions pendant des années. Moi, qui, comme l’a dit l’Ombre, peine à lier la parole à l’action. Car, en vérité, rien ne vaut la parole sans l’action. Oui ! ma Julia, c’est ma sentence : méfie-toi de moi ! Moi qui te dis de lire les Anciens : n’ai-je pas seul un sac en jute comme bibliothèque !

« Tu m’appelles ton professeur, ma Julia, mais que t’ai-je dit que tu n’aurais pas pu trouver toi-même ? Dans ton propre esprit illuminé, tu aurais bien pu cueillir toi-même tes enseignements, plus mûrs et plus clairs que les miens certainement. Et de tout ce que je t’ai dit, les plus belles phrases ne sont-elles pas sorties de mon sac en jute ? Ah ! mon enfant, tu n’as que ton temps ! Donne-le donc à meilleur que moi ! »

Julia me regardait avec dureté.

— Je ne veux pas que vous parliez de vous avec tant de méchanceté, Monsieur A.

— Tu ne le comprends donc pas, mon enfant ? Je n’ai pas lié la parole à l’action.

— Que m’importe ce qui vous a distrait dans le passé ! Ne m’avez-vous pas adoptée ? Ne m’avez-vous pas sauvée des mains des bureaucrates ?

— Certes, ma petite, et j’en suis fier. Or, n’ai-je pas toujours trahi ma plus grande volonté ?

— Que voulez-vous dire ?

Je regardai autour de moi.

— Ne suis-je pas toujours ici, après toutes ces années ? Parmi la masse et l’acier, n’ai-je pas toujours vécu à contrecœur ? Ah ! ma Julia, combien de mon temps ai-je tué ici !

 

Et quand j’eus prononcé ces mots, je me levai et tendis la main à Julia.

— Viens, mon enfant, il y a un endroit où je veux t’emmener.

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M. de Mont-Tombe
Posté le 16/02/2022
Pour moi, ce serait bien cet enseignement qui est le plus important ! Lutter contre la fuite du temps, ne pas oublier que notre temps est précieux et qu'il faut l'utiliser avec sagesse.
Par contre, j'ai quelques doutes sur le vocabulaire employé par monsieur A envers Julia, et dans les mots employés par Julia elle-même. Même si ton style d'écriture est simple, certains mots de vocabulaire me paraissent ardus à comprendre pour une fille de l'âge de Julia. Cela ne m'avait pas frappé auparavant, mais j'avoue que l'usage du mot "bureaucrate" dans la bouche de Julia me fait un peu tiquer. Dans une démarche aussi pédagogique que celle de monsieur A, ne faudrait-il pas utiliser un vocabulaire plus approprié pour la jeune interlocutrice?
AGL
Posté le 16/02/2022
C'est bien celui que je crois être le plus important aussi. Nous allons tous mourir, et bientôt. Il faut vivre, et vite !

Il est certain que mon vocabulaire est parfois compliqué, surtout pour une jeune fille de 9 ans (je connais d'ailleurs plusieurs adultes qui ne comprendraient tout simplement pas ce que je veux dire). Il faut considérer que Julia est une enfant tout à fait exceptionnelle, qui apprend bien plus vite que la moyenne des gens.

Tu utilise l'exemple du mot "bureaucrate", bizarre dans la bouche de Julia. Je dois dire que ça m'étonne, parce qu'il y a justement un chapitre réservé à la bureaucratie... Elle l'a donc nécessairement appris et assimilé lors de cette occasion (mot d'ailleurs maintes fois répété par Monsieur A dans ce chapitre).

Dans tous les cas, merci beaucoup pour tes commentaires !

AGL
M. de Mont-Tombe
Posté le 16/02/2022
Oui c'est vrai, mais je suis étonnée qu'elle l'ait assimilé si vite (ça reste une petite fille de neuf ans). Mais s'il faut effectivement considérer que Julia est une enfant exceptionnelle, il faudrait peut-être que ce soit plus explicite. On revient alors au renforcement de la dimension fictionnelle de ton histoire. :)
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