Acacio désormais n’aidait plus son père durant les journées. Il disparaissait toujours dans les montagnes dès son arrivée sur le plateau. Mais son père n’était pas à cœur de le blâmer. Il se doutait désormais que son fils entraînait son élocution, même si il était loin de se douter que son professeur était un caméléon vert à la voix nasillarde. D’autant plus que désormais, Acacio, bon couturier et artisan débrouillard, s’était lancé en parallèle dans un tout autre projet.
« Je suis sûr que tu as mal prononcé ta phrase, déclara lentement le caméléon. Redis là en faisant plus attention, s’il te plaît.
– Non, tu m’as bien compris. Je vais te fabriquer des ailes de dragon.
– Mais… Bougre d’andouille, comment veux-tu…
– Ah, arrête avec tes simagrées, grimaça le jeune garçon avec amusement. Tu veux voler, oui ou non ? »
Le caméléon ne jugea pas bon de répondre, ce qu’Acacio prit pour un assentiment.
« Alors fais moi confiance, et tu voleras ! Continue de m’apprendre à parler, et je te donnerai des ailes ! Tout d’abord, il faut que je prenne des mesures… »
Au fil des jours, le projet des ailes de dragons prenait véritablement forme. Travaillant le cuir et la toile, utilisant des vieux récipients de gaz, il créait ainsi ailes et gouvernail à la queue, des protections pour les yeux de l’animal. Dans le même temps, il parlait et s’exerçait avec l’animal plus motivé que jamais. Ainsi, Acacio sentait au plus profond de lui qu’un mécanisme commençait à se mettre en marche. Plus il parlait, plus il s’entraînait, et plus tout ceci lui semblait naturel.
« Bien… Un dernier exercice pour aujourd’hui, déclara le caméléon, couvert de chutes étranges de cuir.
– Je t’écoute.
– Raconte-moi quelque chose de honteux.
– Quoi ?
– Raconte-moi quelque chose que tu n’avouerai jamais à personne ! Quelque chose que, si quelqu’un le découvrait, tu aurais envie de disparaître de la surface de la terre ! Allez !
– Mais pourquoi je ferai ça, bougre d’andouille ? »
Les leçons du caméléons donnait au jeune garçon un petit florilège d’insulte qu’il avait désormais intégré à son vocabulaire.
« Réfléchis cinq minutes, gros bêta, répliqua l’animal de sa voix nasillarde. Si tu arrives à ne pas bégayer sur des choses honteuses, alors pourquoi tu le ferais sur ce qui ne te procures aucun stress ?
– Mais je ne bégaye pas, avec toi !
– Vraiment ? Alors raconte-moi un truc gênant, si ça ne pose pas de problème !
– Je n’ai pas dit que ça ne posait pas de problème !
– Je m’en fiche de ce que tu dis, raconte moi ! »
– Je…
– Ah, tu vois ? Tu as une idée de ce que tu vas dire, au moins ?
– O...Oui, je sais ce que je vais dire ! Laisse moi parler !
– D’accord, je suis tout ouïe. »
Le sang chauffait les joues d’Acacio alors que sa main tremblait. L’animal lui sauta sur le bras.
« Calme toi, bêta, j’ai l’air de te juger ?
– Tu pourrais très bien !
– Je suis un caméléon, l’ami, tu crois vraiment que je peux juger les humains ? »
En le disant il se lécha l’œil avec sa longue langue. Avec un mouvement de dégoût, le jeune garçon soupira.
« J… J’ai… chhh…
– Je comprends rien à ce que tu baragouines. Tu sais encore parler ?
– Je comprends pas, j’y arrive normalement !
– C’est parce que tu as peur, petit. Gère ton stress, gère ton corps, et tout ira bien.
– Je… »
ll respira et prit le temps d’oublier qu’un caméléon parlant l’écoutait attentivement.
« Je.. J’ai… fait… p… pipi… au lit…
– Pardon ? Je n’ai pas compris !
– Tu as très bien compris !
– Je suis dur de la feuille, aujourd’hui, désolé gamin, il va falloir que tu répètes jusqu’à ce que je comprenne, dit le caméléon avec de la malice dans son regard.
– J’ai fait… p..pi..pipi au lit !
– Quoi ?
– J’ai fait pipi !
– Où ça ? Je ne comprends vraiment pas ce que tu dis, aujourd’hui, vraiment, c’est bizarre…
– J’ai fait pipi au lit jusqu’à mes sept ans ! »
Sa phrase venait de résonner entre les collines, mais emporté par la colère du caméléon qui se moquait ouvertement de lui, il ne s’en souciait plus.
« Jusqu’à quand ? Continua l’animal en sautant plus loin de l’enfant qui tremblait de partout, désormais ?
– Jusqu’à mes sept ans !
– Quoi donc, jusqu’à tes sept ans ! Si tu ne commences pas tes phrases par le début, comment veux-tu que je comprenne, aussi, gros bêta !
– Je te déteste ! »
Acacio avait les larmes aux yeux. Mais même si le caméléon éprouva un peu de remord, il continua son jeu, et le petit garçon continua à crier dans toutes les collines qu’il avait fait pipi au lit jusqu’à ses sept ans. Si aucun humain ne l’entendit, plus d’un animal aux alentours durent se demander ce qu’il se passait.
« Ah, d’accord, donc tu as fait pipi au lit… Mais c’est honteux, ça ?
– Quoi ? »
Rouge de honte et transpirant de colère, Acacio tomba des nues à la réaction de l’animal.
« Gros bêta, tu crois que je fais pipi où, moi ? Et tu penses que ça va me dégoûter ? J’ai vu bien pire dans la nature, va !
– Mais…
– Allez, mouche-toi, tu as de la morve plein le nez ! »
Alors qu’Acacio essayait de reprendre contenance, le caméléon s’étira.
« Et toi, t’as quoi de honteux, alors ?
– Moi ? Rien du tout.
– Ce n’est pas possible, tu mens ! Dire que moi je t’ai dit la pire chose…
– Pourquoi crois-tu que j’arrive à parler et toi non, gamin ? »
Le jeune garçon resta silencieux, essayant de réfléchir à cette information. L’animal continua :
« Essaie de parler à ton père, ce soir. Tu verras bien que c’est beaucoup moins difficile que ce que tu as fait là. »
Perturbé, le garçon rentra avec son père. Désormais, l’habitude qu’il avait prise de raconter sa journée à son fils devenait véritablement utile.
« Aujourd’hui, on a failli avoir un problème avec un client… Il y a un imbécile qui a mal utilisé le gaz et a manqué de brûler le ballon ! Heureusement, on s’en est sorti sans aucun problème… Mais ton travail de réparation va probablement me manquer dans les jours a venir.
– Je t’ai manqué ? »
Sous le choc, monsieur Patrício s’arrêta de marcher. Même son fils ne semblait pas en revenir. La phrase était sortie d’un seul coup, sans qu’il n’ai à se poser aucune question.
« Qu’as-tu dis ?
– Je… Je t’ai de… demandé… si… si, si jjj, jje t’avais manqué. »
Le regard perçant de son père qui le fixait avec des yeux ronds le perturbait plus qu’il n’avait pu l’imaginer. Mais sa phrase était sortie bien plus naturellement qu’à l’ordinaire malgré tout.
« Acacio…
– Père ? »
Sans plus de parole, monsieur Patrício prit son fils dans ses bras. Le serrant jusqu’à en trembler, il ne semblait pas capable de répondre à quoi que ce soit.
« P… Père… Je.. Je vais é, étouffer... »
Mais il ne lui répondit pas. Quand il prit une inspiration, Acacio le sentit trembler légèrement. Peut-être le tenait-il pour pas qu’il le voit pleurer.
« Merci. Merci, mon fil. Merci.
– Pour… pour quoi ?
– Pour tous les efforts que tu fais. Tu es honnête, travailleur, débrouillard, intelligent, et je l’ai toujours su. Malgré… Malgré tout. Alors, merci. Merci de me prouver que tu fais toujours de ton mieux. Merci pour tous les efforts que tu donnes.
– Je… Je ne… Je ne sais pas… je… quoi dire, souffla Acacio. »
Son père eut un léger rire.
« Alors ne dis rien, pas besoin de te forcer.
– Merci à toi, papa. »
Là encore, cette phrase était venue toute seule, simplement, et finit d’achever monsieur Patrício qui éclata en sanglot dans le chemin entre ses montgolfières et sa maison. Acacio ne bougea pas, comme une poupée de chiffon, bien que pour un instant, son cœur lui donna l’impression de battre pour son père. Après quelques minutes, l’homme se reprit et ils rentrèrent à la maison familiale comme si rien ne s’était passé. Mais alors qu’Acacio préparait le repas, son père fini par lui demander :
« Dis-moi… Fais-tu tous ces efforts parce que je t’ai dit que tu ne pourrais pas voler ? »
De surprise, le jeune garçon fit tomber la louche à terre. Il prit le temps de la ramasser pour mieux se concentrer sur ses mots.
– Peut-être… Un peu.
– Vraiment ?
– Mais pas que. »
La capacité de faire de longues phrase comme avec le caméléon lui manqua. Il avait envie d’exprimer tant de choses, mais il se sentait définitivement limité. Mais son père n’eut pas l’air de lui en tenir rigueur.
« Il y avait quoi d’autre, alors ?
– Je… J’avais envie… d’être… êtrre comme toi.
– Comme moi ? »
L’homme sembla véritablement étonné, alors qu’il se rapprochait de son fils qui continuait de surveiller la nourriture.
« Et… comme les autres, ajouta Acacio en un souffle. »
L’homme s’assit, regardant son fils dans les yeux. Très vite gêné, celui-ci tenta de s’esquiver vers son plat. Son père demanda alors :
« Et si j’accepte que tu fasses un baptême en montgolfière… Te sentiras-tu récompensé de tes efforts ?
– Qu… Quoi ?! »
Acacio s’était retourné brusquement. Il crut presque à une blague comme pouvait lui en faire le caméléon. Mais le visage de son père, comme à son habitude, était sérieux.
« Je ne peux pas rester indifférent à un tel travail sur toi-même. En je ne sais combien de jour, tu as commencé à vaincre une vie entière de mutisme. Je veux que tu comprennes que j’en suis très fier, et c’est le seul vœu que tu m’aie demandé. Alors ? Est-ce que tu le voudrais ?
– Oui ! »
Même en étant bègue, il n’aurait jamais pu hésiter à une question pareille. Sautant de joie, il eut du mal à fermer l’œil, cette nuit là. Revoyant une dernière fois les plans de sa création d’ailes de dragon, il savait désormais quand serait l’échéance pour les tester.
Ensuite (désolée haha mais j'ai vu passer d'autres coquilles), alors pour toutes les fois où il manque un tiret :
Alors fais-moi confiance,
Raconte-moi
Laisse-moi parler !
Calme-toi,
mouche-toi
Dis-moi
Et sinon:
Acacio le sentiT trembler légèrement.
Voilà, sinon toujours un plaisir de suivre les petites aventures de ce jeune Acacio ^^