Altaïs naviguait entre les étagères lourdes de manuscrits. Alexander ne le quittait pas des yeux, cherchant à comprendre ce qui avait pu se passer le matin même, avant qu’Altaïs ne revienne dans ses appartements, le regard voilé.
Que t’est-il arrivé ?
Il n’en était pas certain parce qu’Altaïs s’était empressé d’enfiler une tunique au col montant, mais il avait cru apercevoir des ecchymoses sur sa gorge. Qui avait pu s’en prendre à lui ? La même personne qui l’avait menacé dans un corridor, avant qu’Alexander le découvre prostré contre un mur ?
Pourquoi gardes-tu le silence ?
Il supportait de moins en moins de devoir rendre compte à ses supérieurs de tous les déplacements d’Altaïs, ne parvenait plus à composer avec sa culpabilité, même si le jeune homme ne lui en avait jamais tenu rigueur. Était-ce pour cette raison qu’Altaïs s’effaçait autant dans le palais ?
Malgré les nombreux secrets que cachait le prince, Alexander aimait découvrir Altaïs au fil des jours, au fur et à mesure que celui-ci se détendait en sa présence. Leur relation avait pris un nouveau tournant lorsque Alexander avait défendu Altaïs face à un noble qui l’avait insulté dans son dos. Ses supérieurs avaient beau l’avoir sévèrement tancé, il ne regrettait pas son intervention. Parce que quelqu’un avait enfin élevé la voix pour défendre ce prince malaimé. Désormais, leurs regards se croisaient souvent avec complicité, leurs sourires trouvaient un écho sur les lèvres de l’autre, Alexander marchait à ses côtés lorsqu’ils étaient seuls.
Pourtant, depuis qu’Altaïs l’avait entraîné dans cette aile du palais, Alexander le sentait nerveux, rongé par une angoisse insidieuse qu’il évitait d’ordinaire de lui montrer.
— Votre Altesse…
Altaïs s’immobilisa face à un épais manuscrit orné d’enluminures, mais il s’abstint soigneusement de regarder Alexander.
— Comment vous sentez-vous ?
Altaïs tourna enfin la tête dans sa direction, de légers plis aux coins des yeux.
— Je vais bien.
Si Alexander en avait eu l’audace, il lui aurait répondu qu’il ne le croyait pas, mais il peinait encore à savoir ce qu’il pouvait se permettre ou non. Altaïs avait beau apprécier sa franchise, Alexander ne tenait pas à découvrir les limites de ce que tolérait le prince…
— Et toi ? J’imagine que me suivre à la trace n’est pas ce à quoi tu aspirais en devenant Protecteur.
Un sourire joua sur les lèvres d’Alexander.
— Certes, mais il s’avère que votre compagnie est agréable.
Il longea l’étagère en bois de pin pour s’arrêter à quelques pas d’Altaïs. Une lueur amusée traversa le visage du prince, tandis qu’il comblait la distance qui les séparait.
— Vraiment ? Tu dois bien être le seul à le penser dans ce palais.
Son souffle caressa la joue d’Alexander, qui sentit les battements de son cœur s’emballer dans sa poitrine. Altaïs recula avec un sourire enjôleur, s’éloigna pour rejoindre un autre rayonnage en lui adressant un coup d’œil par-dessus son épaule, comme pour l’inciter à le suivre.
— Que cherchez-vous ?
Altaïs laissa courir ses doigts sur les couvertures en cuir.
— Un ouvrage sur l’architecture des Grands Temples, entre autres.
— Entre autres ?
Alexander se glissa de l’autre côté de l’étagère. Lorsque Altaïs tira l’un des ouvrages hors du rayonnage, la brèche dévoila son visage et le sourire qui courbait ses lèvres. Ses prunelles capturèrent celles d’Alexander, envoûtantes.
— Qui sait ?
Alexander ne pouvait pas nier qu’il avait toujours trouvé Altaïs particulièrement beau, mais aujourd’hui, il voulut davantage ; il voulut entretenir cette chaleur qui envahissait le creux de son ventre, faire perdurer cet éclat dans le regard d’Altaïs.
Tu n’es qu’un Protecteur. Lui est un prince.
À cet instant, Alexander s’en moquait. Depuis qu’on lui avait confié la surveillance d’Altaïs, celui-ci lui avait bien fait comprendre qu’il n’avait que faire des conventions et de la bienséance. Il n’avait jamais considéré Alexander comme quelqu’un d’inférieur.
— Je serais curieux d’en savoir davantage, s’amusa Alexander.
Il contourna le rayonnage pour le rejoindre. Ils s’observèrent en silence un long moment, et Alexander se perdit dans les mille nuances de bleu de ses iris. Pendant une seconde, ou une éternité, son regard dériva sur ses lèvres. Altaïs ne se déroba pas ; au contraire, il se pencha, tendit la main vers un ouvrage. Ils étaient si proches que leurs épaules se frôlèrent.
— Je l’ai trouvé, souffla-t-il.
Avant qu’il n’ait pu s’éloigner, Alexander effleura le col de la tunique d’Altaïs avec hésitation, lui arrachant un frisson.
— Votre Altesse… J’ai conscience de vous avoir déjà posé la question, mais êtes-vous en danger au palais ?
— Je ne le suis pas lorsque je suis avec toi.
Alexander n’avait jamais apprécié la royauté, n’avait jamais su se départir de sa rancœur à son égard, mais son aversion n’avait cessé de croître depuis qu’il suivait Altaïs comme son ombre. Même si le jeune homme ne disait rien, ses regards craintifs lorsqu’il croisait l’un des membres de sa famille étaient suffisamment criants. Dans les corridors, il devenait aussi furtif qu’un courant d’air. Alexander sentait que quelque chose lui échappait, mais au fil des semaines passées aux côtés d’Altaïs, il était parvenu à la certitude que le prince n’avait rien à voir avec l’image du monstre que la royauté avait créée de toutes pièces.
Il attrapa la main d’Altaïs avec délicatesse, caressa ses doigts du bout des lèvres.
— Ma loyauté vous est acquise.
Alexander n’était qu’un Protecteur ; Altaïs était un prince. Mais il n’avait jamais regardé personne comme il regardait ce jeune homme.
Un chapitre tout en douceur. Les sentiments sont très bien décrits, dévoilés, en tendresse, pleins de compassion et de soutien, de volonté d'aider, de peine pour l'autre.