Extrait du cours élémentaire standardisé : peuplement humain
L'expansion humaine, longtemps limitée par les distances intersidérales, connaît actuellement une phase d'accélération inédite, grâce à la construction de vaisseaux hyperespace à déplacement quasi instantané.
Ainsi, sept planètes potentiellement habitables ont été découvertes dans les vingt dernières années et sont en voie d'exploration. Quant aux colonies, leur peuplement s'est trouvé facilité, promettant un allègement substantiel du poids démographique qui pèse sur les planètes mères.
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Théola ne donna pas davantage d'explications ce soir-là et se contenta de rassurer Naelmo : elle réussirait à contrôler ses talents en continuant à s'exercer. Rien n'avait réellement changé. Comme avant, il était primordial que les gens pensent à Naelmo comme à une adolescente ordinaire.
Pourtant, une ombre assombrissait le visage de Théola ; sa fille eut le sentiment qu'elle n'avait pas tout révélé.
Depuis, Naelmo oscillait entre la joie et l'appréhension. À certains moments, elle se disait qu'elle n'était plus un cas unique, une sorte d'anomalie singulière. Cet enfant, que sa mère avait connu, cet homme maintenant, il était comme elle !
À d'autres instants, elle était saisie par la peur. Par précaution, elle décida de s'abstenir dorénavant d'utiliser ses talents « hors norme ». Elle pouvait vivre sans déplacer les objets à distance ; reconstruire sa barrière constituait plus que jamais sa priorité.
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Justement, les choses s'amélioraient lentement. La proximité de Shielfen focalisait la concentration de Naelmo, en la forçant à repousser à l'arrière-plan les autres individus, ceux qui l'indifféraient. Elle se sentait moins étouffée, ses pensées s'ébattaient plus librement, comme si le garçon avait dégagé un périmètre autour d'elle en la monopolisant. Et Shielfen possédait un don certain pour réclamer l'attention de Naelmo.
Elle s'aperçut que lui enseigner les mathématiques lui plaisait et qu'elle se débrouillait plutôt bien. Et puis, elle détenait enfin un petit pouvoir sur lui, ce qui rétablissait quelque peu l'équilibre entre eux. Il ne l'avait plus menacée depuis qu'elle veillait sur ses progrès, il se montrait moins brusque et moins exigeant. Il s'arrêtait souvent pour l'attendre à vélo, s'abstenait de la dénigrer quand elle peinait. Shielfen avait aussi fait taire ses amis, enclins à se moquer de la « petite » du groupe et de ses relations avec elle. Il fréquentait ostensiblement Naelmo, ce qui d'ailleurs, n'enlevait rien à sa popularité auprès des autres filles.
Naelmo se rendit compte que même s'il l'horripilait toujours, avec son attitude de frimeur sûr de lui, elle lui faisait confiance pour prendre sa défense. Depuis qu'elle s'abritait sous son ombre, personne ne lui avait plus cherché querelle.
Ils conversaient beaucoup en cours, profitant de leur capacité à communiquer silencieusement. Surtout lui : il lui découvrit peu à peu ses rêves, ses ambitions.
- Je ne veux pas rester ici. Nous n'avons pas de terminal hyperespace de marchandises, mais dès qu'on en installera un, plus aucun vaisseau ne viendra jusqu'ici. On sera coincés sur Hevéla. Et le jour où on mettra enfin au point la technologie pour les déplacements sol à sol de personnes, cette planète sera la dernière équipée. Je n'ai pas envie d'avoir cent ans quand ça arrivera. Je n'ai pas signé pour vivre ici, moi. Mes parents ne m'ont pas demandé mon avis.
- Tu n'es pas né sur Hevéla ? s'étonna Naelmo.
- Non, nous avons quitté Kosimar précipitamment, avec le premier transport hyperspatial venu, quand j'avais huit ans. Mon père est dans le commerce ; après de mauvaises affaires, il voulait une nouvelle chance ailleurs. Drôle d'idée, non ? Je crois plutôt qu'il traînait dans des affaires louches. Pas de bol, ce vaisseau débarquait ici, dans ce coin le plus éloigné de toute civilisation.
Cela rendit Naelmo songeuse. Arriver d'ailleurs : encore quelque chose qu'ils avaient en commun. La plupart des jeunes de leur âge ne connaissaient pas autre chose, n'avaient aucune expérience concrète d'un autre monde, d'une autre gravité, d'autres odeurs, saveurs, végétaux...
- Ton cousin télépathe, il habitait Kosimar ?
- Oui. Il était bien plus vieux que moi, huit ans de plus. Je dois être assez doué pour repérer les télépathes, rigola-t-il mentalement, parce que je l'avais démasqué, lui aussi. Mais je n'ai jamais rien dit ; partager ce genre de secret avec un grand, c'est précieux, à sept ou huit ans. Il m'a fait confiance et m'a appris beaucoup de choses sur les spions.
Il disait « spions » sans cette agressivité et ce ton de dénigrement qu'utilisaient habituellement les gens.
- Tu envisages de retourner là-bas, sur Kosimar ?
- Non, pas spécialement. Je veux visiter l'univers, la Fédération avec ses trente-six planètes.
- Rien que ça ? ironisa-t-elle. Je pense qu'il existe bien peu d'hommes qui ont arpenté toutes les planètes.
Il lui lança un regard noir et fronça le nez à son attention :
- Non, pas seulement, si tu veux savoir : il y a les autres aussi, la douzaine de planètes non alignées et les planètes en cours d'exploration... Je veux tout voir. Mais tu as tort, il y a les gens de la Fondation, ceux qui ont participé à l'installation des terminaux de transport de marchandises entre les planètes. Chacun d'entre eux a beaucoup voyagé...
Naelmo pesa ses paroles un instant et enchaîna :
- Je ne vois qu'un seul homme qui est allé partout à coup sûr, affirma-t-elle.
- Le président de la Fédération ?
- Perdu... Madame Delfehl, votre fils est un crétin.
Shielfen lui jeta un regard noir. Il la critiquait souvent pour sa morgue et l'appelait « madame je donne des leçons ».
- Je blaguais, se défendit-elle en écarquillant les yeux.
Il se composa un air dubitatif mais concéda :
- Mhm, tu as raison, ce sont tous les autres qui viennent à lui sur Chuoo...
- Alors ?
- Kaelán Ardéirim, bien sûr !
On ne parlait pas beaucoup de Kaelán Ardéirim dans les cours, sauf pour lui attribuer quantité de mérites scientifiques, d'une façon très impersonnelle. On passait sous silence ou presque la vie de l'inventeur de l'hyperespace sous prétexte qu'il vivait toujours - et était encore jeune -, mais Naelmo pensait qu'en réalité on évitait les louanges parce qu'il était télépathe. Cela leur aurait fait mal, à tous ces gens ordinaires et envieux, d'admettre qu'un télépathe était le génie le plus étonnant de sa génération et probablement de bon nombre de générations avant ou après lui.
Eh bien, ne leur déplaise, cet homme-là était allé partout, avait tout vu, tout visité, sautant d'un point à un autre avec la facilité de l'hyperespace. Il l'avait mérité, puisqu'il avait fallu pour cela qu'il invente les fabuleux vaisseaux qui rendaient ce miracle possible.
Shielfen visait bien haut s'il espérait l'imiter.
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Ils reparlèrent de Kaelán quelques jours plus tard, la première fois que Shielfen vint travailler chez Naelmo.
À peine entré chez elle, l'adolescent examina tout d'un œil désinvolte. Le connaissant, Naelmo avait longtemps hésité avant de le laisser pénétrer dans sa chambre. Celle-ci révélait ses intérêts, ses emballements ; c'était son repaire, l'endroit où elle avait mis le plus d'elle-même. Elle ne le lui pardonnerait pas s'il se moquait.
La chambre de Naelmo abritait un bazar de cailloux bizarres, de bouts de bois de formes et couleurs variées, de plantes étranges dans des pots suspendus aux murs ou posés sur des guéridons. Un mini morceau de forêt, à la senteur végétale sucrée. Comme si celle-ci ne s'étendait pas jusqu'à la porte de leur demeure ! Sa mère s'en plaignait avec irritation chaque fois qu'elle devait déplacer les curiosités pour permettre aux appareils de nettoyage de remplir leur office.
Côté « humain », Naelmo avait affiché de belles représentations d'acrobates et de danseurs, dans des costumes divers et des postures gracieuses ou désarticulées.
Le regard de Shielfen glissa sur tout cela pour s'arrêter sur une photo de concert qui trônait au-dessus du lit, presque aussi grande que celui-ci. Un visage juvénile aux cheveux noirs en bataille semblait les défier, figé dans l'immobilité par le tirage. Naelmo n'aimait pas trop les images animées, qui se répétaient en un manège ennuyeux. Elle préférait la fixité de ce regard bleu pénétrant.
Shielfen siffla entre ses dents, la mine réjouie :
- Ah, j'aurais dû m'en douter.
- Quoi ? répliqua-t-elle avec hostilité.
- Je croyais trouver au-dessus de ton lit tous les théorèmes de maths écrits en lettres d'argent, mais non, bien sûr, ça ne pouvait être que lui... Kaelán ! Je n'avais jamais réfléchi à ça.
- À quoi ?
La pensée de Shielfen prenait parfois des virages à angle droit, elle partait dans un sens, puis déviait dans un autre de manière totalement inattendue. Même en le suivant de près comme Naelmo la plupart du temps, on pouvait vite se perdre.
- Eh bien, n'est-ce pas le seul télépathe qui soit universellement connu ? Un des rares qui ont osé se révéler ? Si tu dois vénérer une idole, comme toutes les petites filles, ce ne peut être que lui.
Il n'avait pas résisté au plaisir d'une pique. « Petite fille » ! Pff ! Est-ce qu'il se croyait adulte, du haut de ses dix-sept ans et demi ?
Le regard noir qu'elle lui lança lui montra qu'il avait touché un point sensible.
- Eh ! C'était un compliment, expliqua-t-il avec un soupçon de mauvaise foi et un sourire taquin. Tu sais ce que Bertice et Azenia affichent au-dessus de leur lit ? Enfin, affichaient, parce que leurs coups de cœur ne durent jamais plus d'un mois.
- Je m'en fiche ! Eh, comment tu connais ce qu'elles... Ah, mais oui, j'oubliais qu'elles appartiennent à ta cour. Tu t'es laissé séduire par ces sirènes ? Quel manque de goût !
Blessée, elle était passée en mode « hérissonne », amenant sur le visage de Shielfen un air effrayé assez peu crédible.
- Assez, je capitule ! geignit-il comiquement. J'ai perdu d'avance contre ta langue de harpie. Et puis, je refuse de flétrir ton innocence avec les détails de ma vie dissolue.
Naelmo se mordit la lèvre pour ne pas sourire et conserver un air sévère. Sans succès. Désamorcée, son irritation se dégonfla en un soupir exaspéré.
Shielfen joignit les mains l'une contre l'autre et inclina légèrement le buste en un geste d'excuse, sans réussir à effacer un demi-sourire malicieux :
- Désolé, je ne voulais pas te vexer, c'était juste une blague facile. Tu sais qu'on a aussi une grande photo de lui au local du groupe ? Et qu'on répète un de ses morceaux ?
Kaelán avait appartenu à deux mondes : celui des génies scientifiques et celui des artistes. Avant sa reconnaissance en tant qu'inventeur de l'hyperespace, il était déjà connu comme musicien ; ses créations avaient fait le tour de la Fédération. Une double vie aussi extraordinaire et extravagante que lui. D'ailleurs, la photo de Naelmo correspondait à cette facette de son existence ; elle devait avoir été prise un soir de concert une vingtaine d'années auparavant, alors qu'il n'avait pas vingt ans. Il avait arrêté de composer et de jouer voilà près de dix ans pour se consacrer uniquement à la science.
Shielfen avait enfoncé les mains dans ses poches et contemplait le cliché, songeur.
- Je t'emmènerai à une répet si ça te tente. Bon, nous, on n'est pas des génies, hein, on fait ce qu'on peut, c'est dur à jouer.
Tiens ! Pour une fois, Shielfen ne fanfaronnait pas. Il faisait même preuve d'une certaine modestie.
- Les télépathes ont tous les yeux bleu foncé ?
Shielfen était parti dans une nouvelle direction sans prévenir, surprenant Naelmo. Il était usant, parfois !
- Ouais, non... ça se saurait, se corrigea-t-il avant qu'elle ait eu le temps de placer le moindre mot.
Il expliqua, même si Naelmo avait saisi son idée :
- Vous avez les mêmes yeux, et ce n'est pas une couleur courante. D'où ma réflexion.
À sa manière sans gêne habituelle, il prit le menton de Naelmo dans sa main, tout en laissant naviguer ses yeux noirs plissés de perplexité d'une paire d'iris à l'autre.
Elle se dégagea d'un geste agacé. Ce type était doté d'un culot sans limites. Pourquoi donc l'avait-elle invité ici ? Elle ne pouvait même pas le planter là, comme quand il la faisait sortir de ses gonds.
Elle lui répondit avec animosité :
- T'es nul de dire des trucs pareils ! C'est une coïncidence, rien d'autre. D'abord, je déteste mes yeux et mon visage de poupée.
Elle le repoussa et se jeta sur le lit, bras croisés, genoux repliés, l'air aussi aimable qu'un chien prêt à mordre, grognements en moins.
Naelmo avait un visage rond, des traits fins, un nez droit et une bouche - souvent boudeuse - qu'elle jugeait trop petite. Ses yeux bleu foncé ornés de cils soyeux soulignaient son teint de porcelaine clair et lumineux. Un grain de beauté tout rond sous l'œil gauche venait parachever le tableau. Un vrai cauchemar. Elle avait toujours haï son apparence de petite fille délicate. Un physique à la fois banal et aimable dans lequel elle ne se reconnaissait pas. Cependant, rien n'y faisait jusqu'ici, ni ses moues renfrognées, ni ses cheveux longs négligés couleur paille, ni ses vêtements informes. On l'avait bien souvent appelée « ma mignonne », ce qui l'agaçait au plus haut point.
Shielfen regarda autour de lui avec amusement :
- Je me demandais pourquoi je ne trouvais pas de miroir ici. Je le voyais pourtant comme un accessoire indispensable dans toute chambre de fille, railla-t-il.
Naelmo s'assombrit encore plus, les larmes au bord des yeux. Par moments, elle le détestait vraiment.
Il haussa les épaules en lui adressant un sourire d'encouragement :
- Eh ! Tu grandis, tu vas changer. Tu ne resteras pas une petite poupée toute ton existence. Et puis, tu as bien d'autres choses à considérer que ton physique. Tu as un destin, Naelmo, tu es hors du commun. Je suis persuadé que tu réussiras tout ce que tu entreprendras dans la vie.
Naelmo le fixa avec des yeux écarquillés, ébahie : c'était la seconde fois, maintenant qu'elle y pensait, qu'il lui balançait un truc du style « tu es hors du commun ». D'accord, ça, elle le savait, qu'elle était le caneton dans la couvée de poussins. Ce n'était pas pour autant qu'il fallait en conclure qu'elle aurait un « destin ».
Tout ça faisait un peu trop à digérer en même temps. Avec lui, c'était tout le temps comme ça. Quand elle estimait l'avoir cerné, il la surprenait, la bousculait. Il y avait eu son chantage, puis la communication mentale qu'il avait absorbée avec facilité et maintenant ses élucubrations sur son destin.
Shielfen s'assit sur le lit en laissant glisser son sac au sol négligemment.
- Puisqu'on parle de toi, je voudrais que tu me montres comment ça fait de percevoir les émotions des autres. Mon cousin disait toujours que j'étais trop petit.
Naelmo ouvrit encore plus grand les yeux. Être envahie par les émotions d'étrangers s'apparentait plus souvent à un fardeau qu'à autre chose, avait-elle envie de lui crier. C'est un don qu'elle lui aurait volontiers transféré.
Elle se retint et lui répondit simplement, sur le ton de l'évidence :
- Qu'est-ce que tu crois ? Ce n'est pas si drôle que tu sembles le penser. Mais même si ça l'était, j'ignore comment te le faire partager.
Il grimaça, ennuyé. Néanmoins, il ne remit pas en cause la déclaration de Naelmo. Lui aussi, il lui faisait un peu plus confiance qu'avant.
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Ce soir-là, ils réussirent finalement à travailler sur les notions de mathématiques qui échappaient à Shielfen. Naelmo le raccompagna en ville avant le retour de sa mère. Elle n'avait pas choisi n'importe quel jour : Théola ne rentrait que tard après une réunion. Il n'aurait pas fallu que, préoccupée par les fréquentations de sa fille, elle lise dans l'esprit de Shielfen qu'il la faisait chanter. Et Shielfen, lui, ne devait pas se douter que Théola était télépathe, elle aussi.
La vie de Naelmo devenait d'un compliqué...