Quentin Wayedr

L’Homme vit que l’Algorithme était bon et donna tout son pouvoir aux Consortiums.

Évangile selon l’Algorithme, 1-5.

 

Secteur 6

Zone orange

Narcobar Le Colonial

 

Le Colonial est un narcobar du secteur 6, au cœur d’une zone orange. Un territoire mixte, par conséquent, proD et improD s’y côtoient. Posé dans une des nombreux vallons qui sillonnent la ville, le bâtiment modeste conserve, malgré sa récente réimpression, des allures d’ancien supermarché sculpté par Dalí. Un pavé en béton imprimé ayant fondu au soleil. L’endroit est tenu par Quentin Wayedr, un type peu loquace au visage barré d’une vilaine cicatrice, héritage d’une guerre que nous pensions alors avoir remportée. Le métis natif s’est battu du côté d’Oumane après l’indépendance. Il était sergent, et nous avions alors fait partie de la même section d’exfiltration.

A la différence des autres métis, à cheval sur deux cultures, Quentin n’a pas eu à choisir. Sa mère native est reniée par sa famille, lorsqu’elle tombe amoureuse d’un importé trop blanc pour les bouffeurs de racines. Ils se marient quand même. Le garçon naît de justesse. Sa mère meurt en couches à cause d’une césarienne ratée. Son père l’élève à la façon européenne. On peut connaître pire. Quand la guerre éclate, Quentin a vingt-deux ans. Il obéit aux stimuli neuronaux complexes produits par son éducation. Il s’engage du côté oumanais.

Les activités pratiquées à l’intérieur du Colonial tutoient l’illégalité. On y trouve tout ce qu’il faut pour se distraire ou se remonter le moral. Son agitation explose dès la nuit tombée, lorsque les proD qui finissent leur boulot viennent y chercher des sensations leur rappelant qu’ils vivent vraiment. On s’y livre à des acrobaties avec des péripates, on se prend un shoot de boosT ou de relaX, on refait le monde loin des servCom, on y échange sous le manteau certains objets de contrebande ou des contrefaçons, que l’on peut obtenir pour la moitié de leur valeur. On y fait des choses interdites et donc on s’y sent plus libre. Bien que pas très régulières, les autorités chinoises tolèrent les affaires de mon frère d’armes balafré. C’est su depuis longtemps, certains régimes se font fort d’ériger le cynisme en vertu.

Les activités de Quentin, légales ou non, rapportent des sommes considérables au trésor, qui empochent des taxes plus que conséquentes. De plus, les autorités ne sont pas en mesure de tout contrôler. Le consortium y trouve aussi un intérêt, puisque des succursales non officielles de SpecieZ fabriquent les produits ensuite refourgués. Des produits imprimés à la va-vite, qui contentent les improD ou les proD de catégorie inférieure.

C’est grâce à Quentin, que j’ai découvert les premiers médicaments vraiment efficaces, ceux qui m’ont aidé à calmer mes douleurs et mes angoisses. Vraiment aidé. Au début, c’était des produits que l’on ne pouvait trouver que dans des endroits comme Le Colonial. Des drogues synthétisées dans les labos clandestins du Cartel O, le cybergang qui contrôle la plupart des trafics à Oumane. Depuis la légalisation, voulue par les chinois, on peut désormais se les procurer dans les pharmacies.

Les narcobars minables commencent à disparaître du paysage oumanais, mais le commerce du métis tient bon, d’autant qu’il est loin d’être miteux. Récemment Quentin l’a même fait rénover à grands frais, histoire de coller davantage à la mode actuelle. “Rétro chic” m’a-t-il dit, “c’est la mode en ce moment”. Ces box privatifs qui peuvent se louer à l’année séduisent beaucoup. Pour finir, nous sommes nombreux à continuer d’acheter nos médicaments chez lui, en plus d’autres choses. Frère d’armes oblige, je bénéficie de tarifs plus que préférentiels.

Outre ces quelques avantages pécuniaires, l’endroit est plutôt agréable et j’aime m’y rendre quand la lumière de la mi-journée devient insupportable. J’y vais aussi pour écouter de la bonne musique, pas de ces resucées composées en série par des servCom médiocres et des lignes de code à deux balles, non de la vraie musique avec de vrais musiciens et de vrais chanteurs. Régulièrement, j’y prends un en-cas, accompagné d’un café et d’un relaX. Et puis il m’arrive d’y retrouver mon informateur hors réseau. Un gosse que nous avions sauvé durant la guerre, un véritable as de la débrouille qui a le chic pour me dégoter des infos de première.

Je gare la Satel dans le petit parking sécurisé réservé aux rares proD de statut majeur qui fréquentent Le Colonial. Les zones orange sont beaucoup moins denses que les zones bleu en journée, aussi suis-je surpris par l’anormale densité de population à une heure pareille.

Lorsque Angelo m’a intégré au SEC, nous nous sommes mis d’accord sur un point avec Quentin. Quand je mets mes pieds au Colonial, je le faits sans mon attirail de Renifleur. Exit les hologlasses, le strappho, le servCom et tout le tremblement. Aucun dispositif relié au Conso, quel qu’il soit. Une visite incognito en quelque sorte. Les hologlasses resteront donc dans la boîte à gants et mon strappho sera éteint.

Quentin ne souhaite pas que certaines Data sensibles puissent être analysées par l’Algorithme, et nombre de ses clients souhaitent rester dans les Limbes, loin du Nuage. Aujourd’hui, il y aura une entorse au règlement. J’introduis un objet en lien avec le consortium AmaZing. Un objet qui pour le moment reste un mystère. Je commence même à me dire que ce bidule ne sert à rien. Une plaisanterie, sans plus.

Depuis l’activation du cube je n’ai rien remarqué d’inhabituel. Certes, le comportement de Tom montre quelques anomalies depuis la mise en route du bidule. Mais ces épisodes trop sporadiques et sans réelle gravité peuvent difficilement être imputables à un quelconque effet de l’appareil. Non. D’autres hypothèses conviennent davantage. A bien y réfléchir, le cube se comporte comme une balise de géolocalisation, à moins qu’il fût un mouchard de dernière génération. Normalement indétectable, le mouchard ne se voit pas, mais un ingénieur du Consortium a eu une idée géniale. Rendre plus visible pour moins de méfiance.

Qu’est-ce que tu chantes ? Tu divagues mon beau !

Mes idées s’embrouillent, je ne parviens pas à y voir plus clair. Je me perds en conjectures et je cherche des réponses. C’est aussi pour cette raison que je me rends au Colonial. En trahissant mon serment à Quentin, je prends un risque énorme, mais je veux montrer le Cube à Elvis. Peut-être que l’appareil lui rappellera quelque chose. Et puis surtout, j’éprouve un certain malaise à m’en séparer, ne serait-ce que quelques minutes.

Dehors, la chaleur est accablante et ma veste réfrigérante n’est pas de trop. Je traverse la route à grandes enjambées pour me réfugier dans le narcobar. Le biosphalt colle autant à mes semelles que de la confiture sur une tartine. Mes pas sont rythmés par le bruit désagréable de mes semelles qui s’arrachent du sol à la manière de bandes velcro.

Je pousse la grosse porte à pivot en bois synthétique peinte en noir, sur laquelle on a gravé en grosses lettres “LE COLONIAL”. Pour tout accueil, j’ai droit à une bouffée d’air glacé qui me donne l’impression de pénétrer dans le cercle polaire. Un morceau de musique post-punk m’assaille. La ligne de basse envoie sa rafale de notes toniques comme une mitrailleuse, tandis que les explosions sourdes de la double grosse caisse imposent un tempo tachycardique. Le riff électrique du guitariste tente de vous hypnotiser. Un saxophone calme tout le monde, en manifestant sa présence au travers d’harmoniques dissonantes. Le chanteur, à la voix aussi rocailleuse qu’un reg, dépeint sa vision personnelle du monde dans lequel nous vivions. La chanson ne peut décemment pas être diffusée sur des canaux officiels.

Cité d'acier sous le ciel d'opale,

Oumane 2033, mégalopole fatale.

ServCom au poing, regard rivé sur l'écran,

La propagande inonde et la réalité s'éteint.

 

ProD, improD, la caste s'est divisée,

L'un produit, l'autre s'efface, la vie s'est brisée.

Quand les marionnettistes obscurs,

Dictent leur loi et broient les âmes, les cœurs se murent.

La décoration du Colonial vient d’être achevée et des odeurs de colle et de peinture imprègnent encore les lieux derrière le parfum d’ambiance pulsé par la climatisation. Ce n’est pas désagréable, j’aime les effluves de white-spirit, mais j’ai peur que cela me redonne vite mal au crâne. Les murs ont été repeints dans des camaïeux de gris et de noir. Le sol autrefois carrelé a laissé la place à un parquet synthétique en vinyle cherchant à imiter le bois. C’est raté.

Surtout ne rien dire à Quentin !

Une boule-écran holographique, aussi grosse qu’une montgolfière, me rappelle les fondamentaux. Une mise au parfum immanquable. Elle brille de mille feux et en 3D s’il vous plaît.

Rappel à notre aimable clientèle.

Ceci est un espace privé.

Le règlement de notre narcobar interdit :

- la zoophilie : trop dangereux.

- la scatophilie : trop salissant.

- la pédophilie : trop vintage.

Tout manquement à ce règlement vaudra une exclusion d’un an et un signalement aux autorités compétentes.

Le propriétaire

Quentin conserve des principes moraux quelques peu old school. Nous ne sommes pas restés amis par hasard.

Inconsciemment, je cale mon pas sur la ligne de basse pour traverser la grande allée bordée de tables. Mes talons claquent exagérément.

(clac) Neuropuces injectées, (clac) cerveaux dopés à l’IA, (clac)

Liberté confisquée, (clac) pensée formatée, (clac) esclaves des datas. (clac)

Travail, (clac) consommation, (clac) cycle infernal, (clac)

L’humain se consume, (clac) automate banal. (clac)

L’allée mène à un immense bar circulaire situé au centre de la pièce. Un atoll de bois, de verre, d’aluminium teinté en cuivre et de plexiglas où officient Quentin et ses deux barmaids natives. Deux grandes lianes aux cheveux savamment tressés, qui vous préparent des cocktails à la vitesse de la lumière. L’endroit est habité par la faune habituelle : des péripates en quête de clients, des proDs venant de perdre leur statut et cramant leurs derniers renmimbi dans de l’alcool de synthèse ou des drogues à moindre coût, des refourgueurs d’articles de contrebande aux sourires enjôleurs et des égarés en quête d’un oasis de fraîcheur. Aujourd’hui les lieux grouillent.

ProD, improD, la caste s'est divisée, (clac)

L'un produit, l'autre s'efface, la vie s'est brisée. (clac)

Quand les marionnettistes obscurs, (clac)

Dictent leur loi et broient les âmes, les cœurs se murent.(clac)

Un péripate imberbe à moitié nu sort en trombe d’un des box. Les yeux exorbités, le diable semble lui filer le train. Son visage et son torse arborent de larges zébrures rosacées. Nous nous évitons de justesse. Dans le box qu’il vient d’évacuer, deux proD rient aux éclats en se rhabillant. En me voyant, elles affichent avec fierté leurs poitrines qui ne craignent pas la pesanteur. Les implants mammaires en silicone jouent leur rôle à la perfection. L’une des amazones me fait un clin d’œil en frappant sa main avec une large ceinture. Les deux lubriques ne manquent pas d’appétit. Je ne réponds pas à l’invitation. J’ai d’autres chats à fouetter et des goûts on ne peut plus classiques. Aussi, je me contente de traverser l’air de rien le petit nuage d’effluves animales que le box exhale, et de poursuivre vers le bar.

Où est l’espoir ? Où est la lumière ?

Dans ce monde de métal et de misère ?

Révolte gronde dans les cœurs meurtris,

Se libérer du joug, briser les fils.

Quentin me reconnaît et sourit. La cicatrice qui lui marque la joue droite devient plus visible. Un héritage de la guerre de Partition. Une balle plus précise que les autres. Miracle de l’acoustique, à proximité de l’îlot de verre et de plexi, la musique atteint un niveau de décibels raisonnable. On peut se parler, sans se cracher dans l’oreille ou imposer son haleine à l’autre.

— Hello Waldo, ça va mieux on dirait ?

A peine arrivé et déjà cueilli à froid. Mon trouble doit se voir aussi clairement qu’un poil de cul sur du yaourt nature, car Quentin a besoin de reprendre.

— Tu t’souviens plus trop on dirait. Hier, tu buvais un verre tranquillos dans ton box habituel et pis tu t’es levé. On aurait dit que t’avais vu un truc bien flippant et qu’tu badtrippais. Quand j’ai voulu savoir c’qui allait pas. T’as dit qu’t’avais un méchant mal de tête et des vertiges. Pis t’es parti comme ça. Putain mec, tu m’as foutu la frousse. On aurait dit un zombie.

— Dis-moi, dans le box j’étais seul ou accompagné ?

— Seul mec. Pourquoi ? T’as perdu quelqu’un ? fait-il, en me faisant un clin d’œil.

— Ça se pourrait bien, reprends-je en lui renvoyant son clin d’œil. Je préfère éluder la question. Décidément, ces absences deviennent des habitudes depuis que j’ingurgite ce nouveau médoc. Je comprends mieux mon état de ce matin. Mais, je ne souhaite pas m’étendre sur le sujet et surtout je ne veux pas que ma prise régulière de tranZ soit connue.

— Quand tu l’auras retrouvée, n’oublie pas d’me la présenter. Histoire qu’elle ait des regrets.

— Compte là dessus et bois de l’eau. Dis-donc tu fais le plein on dirait, continué-je en lui indiquant du pouce l’allée par dessus mon épaule.

Il fut un temps où je lui donnais encore du “Mon sergent” mais Quentin ne veut plus se faire appeler ainsi. Trop de mauvais souvenirs, trop de fantômes, répète-t-il. Cela me rappelle quelqu’un.

— J’vais pas m’en plaindre. La canicule a du bon. Toi aussi tu cherches le frais, reprend-il.

— Je viens reposer mes rétines et voir Elvis. Je voudrais lui causer s’il est dans le coin.

Il jette un coup d’œil à l’écran de contrôle encastré derrière son comptoir.

Je m’adosse au comptoir pour voir les deux lubriques prendre la tangente. Elles se sont rhabillées.

— L’est là dans sa piaule. L’a déjà d’la compagnie, dit-il.

— Mâle ou femelle ?

— Femelle, tu l’connais.

— Préviens-le que j’arrive. J’ai besoin de ses lumières.

ProD, improD, la caste s'est divisée,

L'un produit, l'autre s'efface, la vie s'est brisée.

Quand les marionnettistes obscurs,

Dictent leur loi et broient les âmes, les cœurs se murent.

Quentin pointe son doigt vers un de ses écrans de contrôle situés au-dessus de lui. Un très court instant il donne l’impression de montrer quelque chose dans le ciel, en réalité il appuie sur un bouton-poussoir intercom. Le dispositif est archaïque mais toujours aussi efficace. Une voix nasillarde répond au buzz. Elvis paraît essoufflé et énervé. Quentin m’annonce et encourage son locataire à clore sa partie de roule-pompons au plus vite. Je lui accorde quinze minutes. Je préfère le surestimer.

— C’est sympa d’être poli et de lui laisser le temps de finir. J’te sers un truc à boire en attendant ou tu préfères grignoter un morceau ? demanda Quentin.

— Qu’est-ce que tu as de bon à becqueter ?

— Comme d’hab. J’ai d’ces délicieux rouleaux de printemps aux crevettes avec leur sauce cacahuète. Par cette chaleur ça passe toujours. T’en veux ?

La température polaire commence à produire son effet. Je me caille les meules.

— T’aurais pas plutôt une soupe ?

— Tu plaisantes ?

— Bien sûr que oui. Va pour deux rouleaux de printemps.

Debout, citoyens ! Réveillez-vous !

Enlevez vos œillères, combattez, libérez-vous !

AugmenT, transoP, brisons les chaînes,

Reprenons notre destin, espèce humaine !

Une des lianes s’éclipse. Celle qui porte des bracelets de biceps en argent et une longue natte épaisse jusqu’aux creux des reins. Elle se déplace avec la grâce d’une princesse égyptienne. Quentin a le chic pour s’entourer de sublimes beautés naturelles. D’authentiques culs-plats. La princesse revient avec une petite assiette blanche, qu’elle me dépose avec élégance sur le comptoir. Une assiette en faïence imprimée. Même si cela coûte plus cher à l’impression, Quentin préfère ce matériau au vulgaire plastique imprimé. Plus hygiénique selon lui, et surtout plus facile à nettoyer.

Deux petits rouleaux, gros comme d’antiques piles pour lampe-torche, trônent avec fierté au centre de l’assiette. La galette de riz souple et soyeuse, aussi translucide que du papier calque, laisse apparaître les ingrédients rangés comme de fiers soldats avant la revue. Vermicelles blancs, pousses de soja, carottes, feuilles de coriandre hydroponiques et crevettes d’élevage attendent que je les sacrifie entre mes mâchoires. J’en salive d’avance. Je n’ai rien avalé depuis la veille.

La princesse égyptienne revient ensuite pour me déposer une bière sans alcool. J’évite le mariage alcool drogue, les mélanges c’est mauvais. Je m’en avale trois solides gorgées pour étancher ma soif. La quatrième gorgée étant pour mon plaisir.

Je saisis un des rouleaux. J’en apprécie la douceur et le moelleux. Je le trempe dans la sauce cacahuète légèrement piquante qui relève le met. Fraîcheur, croquant, piquant, sucré salé, l’explosion de saveurs me conduit vers l’extase. Un moment de plaisir intense qui me change de ma bouffe habituelle, déshydratée ou surgelée.

En face de moi Quentin sourit.

— C’est la p’tite Viet du bout d’la rue qui m’les livre.

— La vieille Marie ! Elle est toujours en vie ? fais-je après avoir avalé ma première bouchée.

— Oui. Ça lui permet de rester utile. Les chinois veulent la classer improD il y a quelques temps. Alors on s’est entendu dans le secteur pour lui garantir un approvisionnement régulier avec contrat réglo et tout le tremblement. Histoire d’faire plaisir à ces putains de bureaucrates. Saloperie de GReCo.

Le Grand Renouveau Communiste, la dernière doctrine politique de l’état chinois définissant la nouvelle organisation sociale dans les territoires sous contrôle. Une catégorisation enfantine, avec d’un côté les éléments utiles car productifs, les proD ; et de l’autre côté les éléments inutiles puisque improductifs, les improD.

— T’as bien fait. Ces rouleaux, bon sang, j’en ai jamais trouvé d’aussi bons, continué-je, la bouche pleine.

— Il me reste aussi des boules de sésame aux haricots rouge si tu veux. T’as pas mal faim on dirait.

— Si tu me les sers avec une deuxième biafrée pourquoi pas, dis-je.

Cette mauvaise blague le fait sourire à chaque fois. Biafrée pour “beer alcohol free”. Tellement moins nourrissante selon lui.

Il s’accoude au comptoir pour mieux me voir engloutir mes dernières bouchées de rouleaux de printemps.

— Je n’ai pas eu le temps de te demander hier mais tu as eu des nouvelles de ta sœur depuis son dernier appel.

— Non rien de neuf.

— Elle part toujours ?

— Oui dans une semaine comme convenu.

— Bon sang Waldo tu ne peux rien empêcher ? C’est un voyage sans retour et c’est ta sœur. Tu devrais quand…

Je le coupe.

— Quentin pas avec moi, s’il te plaît. Pour qui me prennent-ils tous ? Me croient-ils insensible à ce point ? Mon sentiment de culpabilité atteint le sommet de l’Himalya, il ne va pas en rajouter. Natacha vit loin d’Oumane et son handicap m’effraie. Je dois admettre, que sur bien des aspects, la situation m’arrange bien. Le consortium prend tout à sa charge. Une sacrée fleur, Natacha appartient au Gris, les improD de plus bas statut. Les inutiles.

Si tu as une idée donne la moi mon vieux. C’est une improD à charge du conso. J’ai beau retourner les choses dans tous les sens je ne vois aucune issue. J’ai même demandé un coup de main à Angelo. Même lui ne peut rien faire.

— Tu parles ! Le salopard. Ça l’arrange plutôt pas mal. Il garde un moyen de pression.

— Peut-être, mais je ne vois pas comment je pourrais la prendre en charge.

— C’est dingue quand on y pense. Envoyer des colons sans expérience sur une planète aussi hostile.

Il n’a pas tort. Fidèle à son habitude, Nels Kumo a annoncé le Grand Lancement en balayant d’un revers de main toutes les interrogations relatives à la faisabilité du projet. Comme à chaque fois, son fameux “ON VERRA BIEN” suffit à convaincre.

— Aux dernières nouvelles elle reçoit un entraînement assez poussé.

— P’tain Waldo t’es pas con à c’point quand même pour croire les boniments d’ces enfoirés. T’es le premier à m’dire tous les jours que…

A nouveau, je ne le laisse pas finir. Cette fois je tape du poing sur le zinc.

— Oui je sais, je sais. Et crois moi j’ai cherché un moyen de la tirer de là. Mais je commence à me dire que c’est foutu. Et peut-être que c’est pas plus mal pour Natacha après tout. Là-bas elle deviendra une proD et pourra mener une meilleure vie.

Bon sang arrête de te mentir.

Consterné, Quentin secoue la tête en levant les yeux vers ses écrans de contrôle. Il lève les mains en signe de reddition. La pâle lueur rouge d’un voyant lumineux clignote et se reflète sur son visage à la mine sévère.

— C’est ta sœur mec, c’est toi qui vois ! conclut-il.

J’apprécie ce trait de caractère chez mon ami, ce côté cool. Quentin ne cherche jamais à imposer son avis. Dans ses veines coule bien du sang de Natif. Les bouffeurs de racines ont aussi de bons côtés.

— Je crois qu’tu peux y aller, Quentin viens d’me dire qu’il t’attend, reprend-il.

Je lui laisse un bifton de 20 ren (pourboire compris) sur le comptoir avant de rejoindre le box de mon Fouineur. Le rythme de mes pas collent nettement moins bien à la chanson qui passe. Après avoir appelé à la Révolution, le chanteur se plaint désormais de sa nana pas très sympa.

Tu n'es pas si gentille, mais tu as une belle gueule

J'espère que je peux faire rentrer toutes mes merdes chez toi

J'ai une collection de calculatrices vintage

Si ça ne te plaît pas, eh bien ma chérie, je te verrai plus tard

Je file vers l’arrière de la boutique, côté lupanar.

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