Les Consortiums dirent “Que l’Algorithme soit.” Et l’Algorithme fut. Les machines prirent enfin vie.
Évangile selon l’Algorithme, 1-4.
Secteur 1
Tour La Splendide
Quartier général du SEC
“Nous sommes arrivés Monsieur.”
Mon servCom m’arrache de mes pensées. Mes pressentiments deviennent des idées fixes. Elles ricochent dans mon crâne comme des balles de flipper devenues folles Je ne sais toujours pas très bien pourquoi je dois mener cette enquête. Dans quelques minutes, j’exigerai une nouvelle explication de texte avec Angelo. Et sans entourloupes.
Mon besoin de comprendre devient aussi impérieux qu’une envie de pisser. Une obsession qui me coupe l’appétit. Mes névroses me bouffent déjà suffisamment l’existence, pour ne pas m’en rajouter d’autres.
Un étrange sentiment, aussi lancinant qu’un mal de tête, m’envahit depuis ce matin. Peu de temps après notre conversation avec Angelo. L’impression d’être utilisé et pris pour l’idiot du coin.
Tom choisit de garer la robocar au sixième sous-niveau de l’immense parking de la tour La Splendide. Nos services siégent dans ce building. Le parc de stationnement souterrain déborde de véhicules des proD qui s’activent dans l’immeuble, ou aux environs. Situé en plein centre d’Oumane, le secteur 1 ne dort jamais.
La tour La Splendide porte très mal son nom, le bloc en béton imprimé tient plus du bunker anti-atomique, que de l’immeuble de bureaux. À Oumane, on sait donner des termes ronflants aux choses pour dissimuler leur mocheté ou leur absurdité. Une tradition qui remonte à avant la Partition. Avant même qu’Oumane devienne Oumane. Durant la période des Accords, on a parlé de Destin Commun, de Vivre Ensemble, de Construction du Pays, de Paix, entre autres délires utopiques imaginés par les nombreux spécialistes a distance. On sait où tout cela nous a mené.
Les locaux du Lianmeng Ribao occupent tout le dix septième étage d’un petit building qui en compte vingt. Officiellement reconnu comme l’organe de presse du pouvoir chinois dans notre cité état, le “Journal de l’alliance” est officieusement une entité bien plus insaisissable, un paravent dissimulant des pratiques que certains qualifient d’obscènes et liberticides : identifier et éradiquer les activités subversives menaçant SpecieZ, notre Consortium bien aimé.
Le Lianmeng Ribao n’existe pas, mais le Service d’Enquête du Consortium en revanche est une réalité. Je fais partie de ces nombreux agents, des fouille-merde disposant de beaucoup de pouvoir. Véritable police parallèle, nous appliquons nos propres méthodes. Elles se résument en deux mots : intimidation et manipulation. Rien de plus facile, les oumanais nous craignent, et par conséquent nous obéissent.
Malgré tous ses gadgets, l’Homme reste un animal et le cerveau reptilien réagit toujours avant les autres. Même avant l’Algorithme, demeurer un citoyen actif et productif, un proD, est érigé par de nombreux systèmes comme l’impératif suprême. La peur de perdre ce statut devient, par la même, un fabuleux moyen de coercition.
Comme à chaque fois, je subis les effets délétères de l’ascension trop rapide vers les bureaux du SEC. À cause du déséquilibre de pression, mes oreilles se bouchent. Pourquoi faut-il que les ingénieurs s’escriment à installer des ascenseurs hypersoniques ? Pour justifier leur existence sans doute. En réglant les problèmes que l’on crée, on devient utile.
Bienvenue chez les proD.
Mon entrevue avec Erika Vyltmöss s’achevait à peine, quand Angelo m’appela pour me demander de passer illico au journal. Il souhaitait un débrief. Une injonction assez vague pour signifier des tas de choses.
J’arrive maintenant devant son bureau.
Angelo Perada dirige le SEC depuis quatre ans, au moment de sa mise en place. La vaste pièce qu’il occupe, se situe à l’angle nord-est de la tour. Un endroit austère, juste fonctionnel, qu’il ne prend pas la peine de personnaliser ou de rendre un peu plus chaleureux. Par manque de temps, me confiait-il un jour. Je m’y sens aussi à l’aise que chez le dentistCom.
Une grosse porte en bois sur pivot en marque l’entrée. Depuis toujours, elle romp l’harmonie de la longue paroi en verre bleu givré. Une plaque en aluminium gravé annonce la solennité de l’endroit : Angelo PERADA - SUPERVISEUR. Sans parler du colosse armé en faction devant le bureau, qui active l’ouverture du lourd battant à l’aide d’un bouton poussoir installé sur son pupitre, accomplissant là sans aucun doute le rêve de toute une vie.
Aucune sotte fonction chez les proD.
Angelo campe derrière son énorme burlingue, dans un élégant fauteuil à oreillettes, sa coiffure ne va pas mieux que ce matin. Il arbore son uniforme de responsable du SEC, une combinaison rouille moulante le gratifiant d’un look de grosse bonbonne mûre pour le recyclage.
Derrière lui, le panorama aurait pu être qualifié de spectaculaire, s’il avait permis de voir autre chose que les approximations architecturales du secteur 1. En plus, le verre photochromique de la façade vitrée colore l’ensemble en sépia.
À sa gauche, une immense horloge, de style néo-minimaliste, marque le temps sur le mur latéral, le seul en béton imprimé. Deux aiguilles surmontées du chiffre douze, pour lire les plombes il y a plus commode. En entrant, je parviens à déchiffrer dix heures (entre) quarante cinq et cinquante minutes. La perspective induit en erreur.
À peine immergé dans l’immense aquarium, il me signifie de m’approcher de sa main droite, bionique comme le reste de son bras. Un vestige d’une embuscade en territoire jimusque, lorsque je l’avais descendu. Un tir splendide. Un coup double. Ce sont des choses qui arrivent quand on combat dans des camps adverses. Il ne m’en veut plus. Je ne le crois pas.
Je m’assieds sur le large fauteuil faisant face à son bureau.
De son doigt gauche posé sur le museau, il m’intime de me taire. Il converse via son servCom. Je n’entends pas son interlocuteur. Assurément quelqu’un de haut placé. Il roule des billes et envoie des postillons gros comme des flocons de neige. Ici réside le vrai problème des personnes sans lèvres, lorsqu’elles s’adressent à vous, elles vous crachent dessus.
Il me faut esquiver les projectiles. Avec délicatesse, du bout des pieds, je recule mon fauteuil équipés de roulettes. Il me jette deux coups d’œil mauvais. Je crois d’abord que ma manœuvre d’esquive est repérée, avant de comprendre que ces œillades assassines sont en lien direct avec la conversation en cours. On parle de moi.
L’échange dure encore cinq longues minutes avant qu’Angelo ne se déconnecte. Entre mon arrivée et la fin de la conversation, l’iguane cracheur s’est confondu en excuses un million de fois. Son regard brille d’une lueur qui ne présage rien de bon.
Subtilement, je joue encore de la pointe des pieds, pendant qu’il retire ses bouchons-écouteurs.
— Putain de bordel à cul Waldo, tu vas me dire ce que tu as foutu avec cette femme au Fidèle ?
Je ne compte pas. Mais il prononça beaucoup de labiales dans cette question. Autant d’occasions pour que les gouttelettes de salive s’écrasent sur les verres immaculés de mes hologlasses. Heureusement, la gravité et la distance entre nos deux visages empêchent les collisions. Ma zone intime est sauve, je me détends.
— Tu as activé le brouilleur ? lui demandé-je, l’air sérieux.
Avec mon index, je trace un cercle imaginaire de la taille d’une auréole au-dessus de ma caboche.
Il sort d’un de ses tiroirs une grosse boîte noire couverte d’antennes qu’il pose devant lui, avant de l’allumer. L'appareil ressemble à un hérisson en Lego fabriqué par un enfant de quatre ans.
— Voilà t’es content ? fait-il. Putain mon pauvre tu deviens parano.
Les flocons effectuent de jolies courbes avant de se répandre sur le bureau.
Je retire mes hologlasses. Nous ne jouons pas à ça avec Angelo. Son bureau doit rester une zone neutre, on s’y dit tout, loin des servCom. Je prends le temps de ranger mes binocles augmentées dans leur étui que je glisse dans ma poche. Elles tiendront compagnie au cube de golf. J’ai prévu de ne rien formuler à son sujet.
— Pour répondre à ta première question, je n’ai fait que mon boulot de Renifleur. Et je l’ai fait en douceur crois-moi. Quant à la deuxième, oui je suis content car j’ai des choses à te dire en privé.
Il soupire et compte ses sourcils.
— D’accord mais ce n’est pas ce que la dame raconte. Tu te serais montré irrévérencieux et hostile.
— C’est elle qui t’appelait pour se plaindre ?
— Ce n’est pas ce que je te demande. Pourquoi l’as-tu bousculée ?
— Bousculée. Comme tu y vas. D’ailleurs c’est son point de vue ça. Je te rappelle que tu m’as demandé de mener une enquête c’est ce que je fais. Et je peux déjà te dire que depuis ma position de Renifleur, cette histoire sent le pâté.
— Qu’est-ce que tu as reniflé ?
— Que c’est du sérieux et pas besoin de le demander à l’Algorithme ni à un Renifleur d’ailleurs. Le type s’est fait cramer par une équipe très bien organisée. A vue de nez, ils devaient être au moins quatre : deux Masqueurs, un Brouilleur et un Renifleur. Ils ont refroidi le mec plus loin, et l’ont déposé à un endroit convenu d’avance. Le truc a été minutieusement préparé, par des pros avec des pratiques du Conso. Pour moi il n’y a aucun doute possible. Le quartet qui a grillé le zig a utilisé des méthodes identiques aux nôtres. Ils se sont servis de matériel qu’une bande d’improD ne pourrait jamais s’offrir. Le lieu du crime contient autant de traces ADN que les draps d’une péripate dans un hôtel miteux de la zone orange. Toutes les données des cams alentour ont été effacées par le Brouilleur. Pour le moment le meurtre est intraçable. C’est une exécution. Voilà l’enquête est close.
Je souhaite agir comme avec Erika, bousculer mais en douceur. Le pousser dans ses retranchements. Ils sont tellement tous sûr d’eux-mêmes qu’ils n’envisagent nullement que d’autres puissent les remettre en cause.
Un enfoiré de la pire espèce déclara un jour un truc du genre “plus c’est gros plus ça passe”. Je veux le mettre en application.
— Un consortium ? Tu penses à AmaZing. Un crime économique ?
— Non, c’est ce qu’on veut nous faire croire. Je pencherais davantage pour une blackop afin d’éliminer un gêneur. Le mec ne semblait plus trop en accord avec la ligne du Conso au sujet du Grand Lancement.
— Attends Waldo. Tu insinues que SpecieZ se…
— Je n’insinue rien, coupai-je. Les types ont commis une erreur. Les Masqueurs ont utilisé une camoubâche, et ça il n’y a que SpecieZ qui sait le faire. Tom l’a vérifié dans les Datas. Si tu te souviens bien ils ont sorti le prototype l’année dernière.
Angelo affiche son air ahuri de poisson lune. Il respire par petites goulées comme pour mieux assimiler l’oxygène.
— C’est notre Conso qui est derrière cette opération clandestine, j’en suis convaincu, repris-je. Et toi tu le sais aussi, mais tu fais mine de ne rien savoir. Reste à savoir pourquoi et pour le moment je sèche. A moins que cela ait un lien avec le Grand Lancement. En rencontrant l’associée de la victime j’ai crû comprendre qu’il y avait un malaise à ce sujet. Alors je te préviens que si vous souhaitez que je continue cette enquête, je vais creuser plus profond. Crois-moi.
Au fur et à mesure que je l’affranchis, je vois mon SUPERVISEUR blêmir. Il devient aussi blanc que moi.
— Tu ne peux pas t’en empêcher hein, interjette-t-il.
Il réagit au quart de tour. Du meilleur augure pour la suite. Mais attention, il faut continuer de donner le change.
Jouons les affectés.
Par sympathie, j’affiche le même air ahuri de poisson lune.
— De quoi tu parles ?
— De tout ça. De ces accusations gratuites. De ta petite guerre personnelle contre notre Conso et contre moi. Tu ne nous as jamais aimé n’est-ce pas ? Tu nous crois responsable de tout pas vrai ?
Ses yeux tirent à balles réelles. Très bien. Une véritable occasion s’offre à moi.
Je laisse ma main droite couver le petit cube. Bon sang, je vais finir pas croire que le bidule me procure les mêmes effets qu’un cocktail de drogues bien corsé. M’a-t-on envoyé un placebo digital ? Et si l’appareil agissait sur ma psyché ? Après tout pourquoi pas ? Je m’enhardis pas mal depuis sa mise en marche. J’ai du courage, enfin.
Tu ne doute de rien espèce d’enfoiré.
Je me redresse sur mon fauteuil et me rapproche du burlingue d’Angelo avec de petits pas de danse.
— T’as raison mon vieux. Je n’aime pas ce conso, ni les autres d’ailleurs. Et je n’ai jamais pu te blairer si tu veux le savoir, surtout depuis que tu m’as foutu dans ce merdier.
Il peine à déglutir et manque de s’étrangler.
— Espèce d’enfoiré. Ça t’a sauvé la vie ! hurle t-il.
Un des flocons me frappe une paupière.
— Tu parles Charles ! Ça sauve tes intérêts plutôt, et les leurs. Du pain béni pour votre propagande à deux balles. Waldo Sirce, fils du grand ingénieur quantique Romain Sirce devient Renifleur après un interminable coma. Ça en jette, pas vrai.
— Bon sang c’est plus grave que je le pensais, tu es totalement parano ma parole.
— Parano ? Peut-être, mais vois-tu depuis ce matin, après notre conversation, je n’arrête pas de me dire qu’il y a quelque chose de bizarre dans cette histoire. Un truc qui ne tourne vraiment pas rond. Et ça c’est mon flair de Renifleur que me le dit. Voyons, je ne brille pas par mon efficacité. Tu m’as toujours qualifié de tire au cul. Je ne suis pas le plus zélé des agents de ce service pourri, et pourtant tu insistes pour que ça soit moi qui…
— Arrête ton délire tu veux, coupe t-il. Ce sont les pontifes du conso qui ont insisté et je t’ai dit pourquoi.
— Non, non, non. Tu ne m’as rien expliqué du tout. Tu m’as dit de fermer ma gueule et d’obéir à mon serment. Alors forcément ça me fait gamberger. L’équation au départ est on ne peut plus simple. Je travaille pour vous et en échange vous prenez soin de Natacha.
— Bordel Waldo, qu’est-ce qui te gêne là-dedans. Tu vas reprocher les actions philanthropiques du Consortium en plus de tout le reste ?
— Philanthropie mon cul. C’est un moyen pour tenir les agents du SEC par la peau des couilles. Le premier de nous deux qui trahira aura une tapette. Tu connais la chanson. D’ailleurs Angelo, toi comment te tiennent-ils depuis toutes ses années ?
— Arrête Waldo tu vas trop loin.
— Alors arrête moi, crié-je.
Il recule dans son fauteuil l’air abattu. Il rend les armes bien vite. Inhabituel et décevant. Je commence à m’amuser. Comment l’encourager à poursuivre ?
— Parano hein, reprends-je. Angelo nous travaillons pour des enfoirés sans scrupules.
Il pivote sa chaise et ne me regarde plus, il fixe l’horizon et la forêt de métal, de béton et de verre qui s’étend au-delà de son aquarium. D’autres tours, des bureaux différents avec à l’intérieur des proD qui bataillent ferme pour prouver leur utilité. Je le trouve vieux. Le faible éclairage m’empêche de voir ses dernières rides, mais je distingue très nettement son double menton et ses bajoues. Il accuse ses presque cinquante ans.
— Ce n’est pas si simple, murmure t-il.
Allez accouche mon vieux. Fais-moi ton cinéma !
— Bien sûr que c’est simple. On ne donne pas son âme au diable.
— A qui d’autre alors ? Au moins lui il existe.
— Bon sang Angelo, que fais-tu de ta fierté et de ta morale ?
Il éclate d’un rire nerveux avant de se retourner.
— Tu sais où tu peux te la carrer ta morale. Ça n’existe pas la morale. C’est un truc inventé pour justifier ou culpabiliser. C’est une merde qui suit la mode. Le bien, le mal ? Qu’est-ce que ça vaut ? Laisse-moi rire. Ce ne sont pas des données naturelles, ce sont des constructions intellectuelles, des concepts, des mythes. Il y a dix ans tu as tué des Natifs, pendant que moi je flinguais les tiens. Étais-je plus en droit de le faire que toi ? Tes valeurs valaient-elles plus que les miennes ? Qui peut répondre à ça Waldo ? Personne. Rappelle-toi, le bien et la raison sont toujours du côté de ceux qui triomphent. C’est un putain de poncif, mais il n’empêche que c’est ainsi que le monde fonctionne, depuis des lustres, et tu le sais aussi bien que moi. Les jours passent, de nouvelles victoires se produisent et la morale change de camp. La morale, c’est une maladie dont nul ne guérit. C’est ce qui nous prive d’être vraiment vertueux Waldo.
Il commence presque à être bon, sans doute en raison de sa sincérité. Une fois n’est pas coutume.
Je regarde Angelo comme si je le vois pour la première fois. Diluée dans sa sueur, une peur profonde sourd de chacune des pores de sa peau. Je la sens, glaciale, âcre et contagieuse.
De quoi as-tu peur Angelo ?
— Alors on ferme les yeux et on laisse faire ? C’est ça que tu dis ? On continue de courber l’échine.
— Parce que tu crois que tu es un esclave ? Sérieusement regarde-toi. Tu fais partie de ce système et tu l’entretiens. Réfléchis deux secondes avant de dire des saloperies. Nous participons à la marche du monde Waldo. Nous ne sommes que des rouages, des pièces jetables et interchangeables. Si tu penses que le sort des improD vaut mieux que le tien, rejoins-les. Le Consortium ne se sert pas de toi, il a besoin de toi. C’est différent !
Les arguments implacables du gros hibou ne me dupent pas. Ils collent à son point de vue, à son fond de commerce. Sa propension à me considérer comme un rêveur naïf en devient touchante.
Il me ressert le couplet officiel du Conso, sa vision des choses.
Il me dépeint une conception égoïste et lâche du monde. Le petit manège quotidien où chaque proD se satisfait de la place qu’il occupe. Un jeu malsain, laissant croire que l’utilité ne s’obtient pas à la naissance, mais se décrète par des instances supérieures. Une soupe fade et inconsistante, qui trouve grâce aux yeux de beaucoup, dès lors qu’on leur en sert une petite assiette et ce qu’il faut comme sel.
Le Consortium œuvre chaque jour pour que ce genre de monde continue d’exister. Son expertise en manipulation n’est plus à démontrer. C’est devenu leur jeu préféré. Dans une certaine mesure Angelo n’a pas tort en ce qui me concerne. J’appartiens à ce système et je l’entretiens.
J’ai beau utiliser tous les stratagèmes de la Terre en me disant que je n’ai pas choisi, que je le fait pour ma sœur Natacha. Toutes ces trouvailles ne répondent qu’à un seul objectif, me satisfaire en me donnant bonne conscience. Même de mauvais gré, j’œuvre quotidiennement au fonctionnement de SpecieZ et de la Saine Entente.
Mais les choses ne durent pas éternellement et depuis ce matin, un sentiment que je pensais disparu ressurgit. Quelque chose de lointain et de très diffus. Un sentiment enfoui depuis très longtemps, depuis mon accident, recouvert par la colère et des années de peine. Quelque chose de viscéral, d’atavique même. Une lueur faiblarde qui empourpre à nouveau les tréfonds de mon âme. Une lueur qui enfle et qui irradie chaque parcelle de mon être. Quelque chose qui peut tout changer : l’espoir.
Je ne sais pour quelle raison cela éclot à ce moment précis et dans ce bureau, alors que je fais face à l’immonde iguane-cracheur me servant son habituel couplet malsain, avec force et postillons. Mais peut-être est-ce logique après tout ? Brave Angelo, falotier malheureux ravivant, à ses dépends, la flamme de ma combativité. Brave Angelo, qui réveille une colère ensevelie, un vieux désir enfoui, une envie de vengeance. Brave Angelo, qui me confirme que le Conso est bien plus fragile qu’il n’y paraît, car il a tellement à perdre. Brave Angelo, qui vient de me rappeler que dans univers, rien n’est immuable.
Angelo doit lire dans mes pensées. Il fait mieux encore, il les interrompt.
— Arrête de te poser des questions Waldo. Tu ne pèses pas lourd. Tu es un proD, un Renifleur du SEC, un privilégié. Le Consortium t’offre une belle vie. Contente toi de le servir avec fidélité et conviction. Respecte ton serment et fais honneur à ton badge.
J’éprouve une nouvelle fois le besoin d’être rassuré par mon petit cube.
Et si c’était ça qui rallumait ma flamme !
Je me lève et pris la direction de la porte sans un regard vers lui.
— J’ai besoin d’y réfléchir. Donne-moi un peu de temps, dis-je au moment de sortir.
— Tu as jusque demain, conclut-il.
Dans le couloir, la lumière devient plus vive et me vrille les rétines. Je chausse mes hologlasses en quatrième vitesse pour résister à l’agresseur.
En dépit du mal de tête qui martèle ma caboche, l’entretien que nous venons d’avoir avec Angelo me satisfait au-delà de toute espérance. Le dernier laïus de l’iguane-cracheur prouve que mon bluff vient de fonctionner à la perfection. Il confirme une vieille intuition.
Comme à chaque fois, je peux proférer les pires horreurs sur SpecieZ, les sanctions ne tombent jamais. Il se contente de vagues menaces. Aucun doute possible, si le Consortium me réclame, Ce n’est pas pour mes beaux yeux et encore moins pour mes compétences, mais pour une autre raison. Quelque chose que je dois détenir ou savoir. Quelque chose que je cherche depuis bientôt trois ans : ma mémoire.
Grâce aux ascenseurs hypersoniques je rejoins l’habitacle de ma robocar en moins de temps qu’il faut pour le dire. Je demande à Tom d’assurer le pilotage jusqu’au Colonial. Sur place j’y retrouverais Elvis. Il pourrait m’apprendre des choses que les servCom ne savent pas encore. Du moins je l’espère !