Qui volera le plus haut

Depuis déjà plusieurs heures le groupe chevauchait. Autant dire qu’il ne restait plus une seule pièce d’équipement épargnée par la terre excessivement sèche. Loin derrière, on apercevait avec peine le dernier bosquet au travers du nuage de poussière soulevé par les chevaux et, à présent, le soldat laissé sur place pour garder les bêtes de rechange n’était que deviné. Au moins, il restera au calme lui, soupira Viktor. Devant le groupe, le sable prenait progressivement la place de la terre sèche et formait au-devant l’horizon des dunes de plus en plus proches. L’étendue désertique semblait interminable.

Heureusement, le prêtre-guerrier qui les accompagnait avait bien précisé qu’ils se rendaient seulement en bordure du désert. Le cœur de Zandri n’était pas leur but, mais une ancienne cité frontalière bâtie le long du lit asséché d’un fleuve plus ancien encore. Le tout à une journée de cheval des dernières verdures avant la plaine sèche. Seuls le soleil et la soif devraient leur poser des problèmes, mais ils avaient prévu de quoi alimenter les chevaux en suffisance, au moins. Ils comptaient ensuite sur la magie du prêtre et le lit du fleuve pour remplir leurs gourdes et, si cela ne suffisait pas, les hommes se feront violence. Aucun chevalier digne ne passerait avant sa monture.

À la mi-journée, la cité se découpait au lointain. Les chevaliers s'accordèrent une courte pause pour abreuver les chevaux puis ils reprirent leur route, la tête baissée et couverte de tout le tissu qu’ils avaient pu trouver pour se protéger du vent et des durs rayons de l’astre solaire. Cela étant, personne ne s’étonna de l’ombre qui descendit sur le groupe. Nul arbre ou rocher ne pouvait la provoquer, et certainement pas la faire bouger. Mais elle fut instinctivement accueillie par tous comme un regain de fraîcheur bienvenue.

Jusqu’au premier cri, poussé par le chevalier Alfrecht. L'hère infortuné fut soudainement projeté loin de sa selle, tout son harnachement arraché. L’homme resta étendu, dangereusement frôlé par les autres chevaux que l’ombre commençait à faire paniquer.

Rapidement, le prêtre-guerrier reprit la situation en main et calma les bêtes par d’inaudibles psalmodies ; l’imposant seigneur Ljovis de Bellefroi calma les hommes par d’impérieux commandements. Un cercle se forma autour du blessé et les chevaliers se préparèrent au prochain assaut de l’ombre – en fait un gigantesque rapace aux chairs déchiquetées et percées d’os apparents. L’oiseau de malheur n’attendit pas et replongea vers le petit groupe scintillant sous le soleil, ses yeux vides nullement atteints par la trop forte lueur du soleil. Avec une vitesse étonnante pour sa taille, il rasa les hommes en arme, arrachant lances et écus, ne se laissant qu’effleurer au passage. Les chevaliers furent à peine ébranlés et s’enhardirent devant l’apparente futilité des attaques du volatile décharné. Cependant, alors que le rapace repassait à l’attaque, ils ne réalisèrent que trop tard qu’ils ne tenaient plus la formation… « En mouvement ! hurla Ljovis ».

Trop tard.

Les yeux luisant d’une intelligence noire, l’ombre passa et s’éleva de nouveau, emportant les cris de douleur d'Alfrecht avec elle.

Pourtant, même le plus sourd des maléfices ne saurait entamer le courage d’un chevalier de Bretonnie. Faisant fi de l’emprise tenace de la bête, Alfrecht parvint à tirer sa main gauche : « Par la Dame ! Je ne te donne pas de cœur, monstruosité obscure, gronda le noble chevalier. Mais pour sûr que ces grandes ailes te servent à voler ! ». Et, prenant appui sur les serres qui lui perçaient le corps, il enfonça par quatre fois sa lame dans l’épaule du monstre, avant de lâcher prise sous les brusques spasmes mécaniques de l'oiseau de malheur ; cependant le quatrième coup avait eu raison de l’articulation qui céda comme la bête émettait un cri strident dont les échos se perdirent sur les immensités des plaines arides.

Alors l’animal tomba.

Son aile meurtrie battait le vide avec saccade, ne parvenant pas à compenser le poids supplémentaire de sa proie. C’était le chevalier qui, à présent, maintenait le rapace prisonnier dans une étreinte d’acier écarlate. La bête ne voulait plus de ce poids mort devenu le héraut de sa chute inéluctable tandis que le stoïque combattant faisait tout pour rester sous l'emprise du prédateur, jusqu'à s'empaller de plus belle sur ses terribles griffes.

Et il tint bon ; le sang perlant à ses lèvres, une sueur moribonde coulant sur son front.

- La Dame… m’attend, haleta Alfrecht. Et… elle… t’attend au… aussi.

Ses yeux s’apaisèrent, ses mains se relâchèrent et il s’éleva de nouveau, loin de la poussière.

Mais, pour le monstre volant, il était trop tard et, dans un ultime hurlement suraigu, il s’écrasa, sinistre météore.

Le temps resta brièvement en suspens, puis le prêtre-guerrier prononça quelques paroles de garde et la compagnie rassembla les affaires éparpillées. Certains chevaliers firent mine de s’enquérir du corps de feu Alfrecht, mais Ljovis annonça sans couleur que nous pleurerons ceux tombés dans la chevauchée plus tard. Le sens du devoir reprit rapidement le dessus et les chevaliers se remirent en route.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez